Depuis l’ouvrage de Sigmund Freud, le rêve a longtemps été considéré comme le monopole de la psychanalyse. Le sociologue Bernard Lahire le théorise comme un objet éminemment social. Compte rendu suivi d’une réponse de l’auteur.
Depuis l’ouvrage de Sigmund Freud, le rêve a longtemps été considéré comme le monopole de la psychanalyse. Le sociologue Bernard Lahire le théorise comme un objet éminemment social. Compte rendu suivi d’une réponse de l’auteur.
Le rêve se présente comme un phénomène susceptible d’attirer et de troubler le sociologue : l’activité de rêver est à la fois universelle et individuelle, largement dérobée au contrôle du dormeur et inaccessible à l’observation pour autrui. Toute enquête portant sur les rêves n’aura donc accès qu’aux récits recueillis à partir de la mémoire de sujets. Un chercheur habitué à travailler en sciences sociales qui ose s’approcher de cet objet « à la fois très séduisant et très inquiétant » (p. 9), doit en outre confronter un pan de littérature savante et d’études expérimentales qui a émergé depuis le début du XIXe siècle consacré à la psychophysiologie du sommeil et les rêves. Et, si ce n’était déjà un programme de travail immense, il ne pourra pas éviter de rendre compte du fait que, dans le monde occidental contemporain du moins, l’interprétation des rêves est inextricablement liée à la psychanalyse : nouvelle démarche thérapeutique forgée par Freud dont la vocation a été aussi d’en faire une nouvelle science traitant de ce qui était longtemps exclu du domaine de la scientificité, à savoir des processus et des productions psychiques inconscientes relevant de l’imaginaire, de l’irrationnel, du non-sens apparent.
Renouer avec cette ambition scientifique de Freud, en réécrivant en quelque sorte son ouvrage célèbre pour y intégrer les acquis majeurs des recherches sur le sommeil et les rêves d’un siècle entier, tel est le projet du sociologue Bernard Lahire qui livre ici le premier volet critique et théorique de sa recherche. Dans son introduction, l’auteur annonce un second volume destiné à « l’exploration systématique » des « corpus empiriques déterminés » (p. 14) qui devrait paraître l’année prochaine. Ne faisant pas référence à ces corpus précis, ce premier ouvrage est entièrement conçu comme l’esquisse d’une théorie sociologique s’efforçant de résoudre le problème de « l’objet-rêve » par une « formule générale d’interprétation des rêves » permettant de penser les « processus de fabrication du rêve » (p. 11). Selon cette théorie, le rêve n’est nullement un « mystère insondable », mais une « expression symbolique » des problèmes qui occupent le rêveur également pendant la veille : une « réalité sociale » supposant « des capacités symboliques socialement constituées » et révélant les « schèmes et les dispositions » qui forment le « passé incorporé » des individus socialisés (p. 100).
À la célèbre formule freudienne affirmant que le rêve est accomplissement d’un désir refoulé ou réprimé, le sociologue oppose donc une autre, selon laquelle le rêve résulte d’une dialectique agissant sur l’homme endormi entre son « passé incorporé » (une sorte d’« inconscient social » où l’on retrouve une version de la notion d’« habitus » de Pierre Bourdieu [1]) et un contexte présent plus ou moins contraignant. Il est évident qu’une telle formulation doit récuser les hypothèses majeures formulées par Freud, à savoir celles d’un inconscient refoulé et d’une censure défigurant et déguisant les pensées choquantes se trouvant à la base du « travail du rêve ». Si le rêve est souvent incompréhensible après le réveil, c’est parce qu’il est produit de façon involontaire et quasi mécanique sous les contraintes de ce que l’auteur nomme « le cadre de sommeil », caractérisé à la fois par des propriétés sociales, sémiotiques, psychiques et cérébrales (p. 279-296). Forme la plus pure d’une « communication de soi à soi », exprimée dans « un langage intérieur ou privé, sans audience » (p. 284), le rêve ne serait donc qu’une forme d’expression parmi d’autres, une « variation expressive » (p. 363) sur un continuum allant de la rêverie éveillée à l’œuvre littéraire, et créé par un « besoin » ou une « pulsion expressive » biologique qui serait propre à l’homme (p. 359). Malgré cet effort de désenchanter le rêve, le sociologue lui accorde d’être, contrairement à d’autres formes d’expression comme la littérature, une « vérité transhistorique » (p. 380) en lui réservant une place à part :
Le rêve, lui, fait apparaître, plus que toute autre expression symbolique, les analogies pratiques, inintentionnelles qui, structurées par nos expériences sociales passées, nous guident en permanence et structurent nos rapports au monde et à autrui. Et c’est in fine toute la sociologie qui peut être transformée par la prise en compte des rêves dans sa théorie de l’acteur et de l’action. (p. 432-433)
Voilà un programme d’une grande ambition théorique et plein de promesses, notamment celle d’une transformation radicale de la sociologie par un objet insolite et déroutant. On saluera donc le courage du sociologue qui s’est résolu à se risquer sur un terrain aussi mouvant et miné que celui de la psychanalyse, d’autant plus que celui-ci paraît souvent comme un monde fermé dont les discours et pratiques semblent largement inaccessibles [2]. C’est assurément l’un des mérites du livre d’entrer dans une confrontation avec la théorie freudienne du rêve et avec plusieurs de ses critiques que l’auteur cherche d’ailleurs pour la plupart à réfuter. Contre toute une littérature qui a déconsidéré la psychanalyse en la brandissant comme une pseudoscience, le sociologue a certainement raison d’insister sur le fait que « Freud a malgré tout agi en savant » (p. 34) et que l’interprétation ne s’inscrit pas en faux contre une démarche scientifique. Contrairement aux critiques venant des neurosciences ou de la psychologie expérimentale, Lahire ne rejette pas tout de la psychanalyse, mais cherche à articuler quelques-uns de ses éléments théoriques avec sa propre variante de la théorie sociologique.
Une première remarque s’impose alors : au lieu de commencer par la construction d’une théorie générale à partir de lectures critiques, une telle opération ne devrait-elle pas prendre son départ plutôt dans une recherche empirique sur des terrains précis où les psychanalystes, les sociologues ou d’autres chercheurs rencontrent très concrètement les rêves sous des formes diverses ? En lisant l’ouvrage, on a l’impression qu’une énorme machine théorique est fabriquée où plusieurs pièces maîtresses provenant de Freud sont remplacées par d’autres (« l’inconscient » par « le passé incorporé », les « mécanismes » du « travail du rêve » comme la condensation des images de rêves par les « opérations oniriques » fonctionnant sans censure) sans que sa valeur pour la constitution des rêves en tant qu’ « objets pleinement sociaux » (p. 73) soit démontrée. Entendons-nous bien : il ne s’agit nullement de contester la légitimité d’une révision théorique. Or tout chercheur entreprenant une telle tâche ne pourra éviter de fournir aux lecteurs une réponse à la question de savoir par quelle démarche il est précisément arrivé à ses conclusions.
Lahire défend visiblement une conception de la recherche qui consiste à commencer par la construction d’une théorie capable de résoudre « une série de micro-problèmes attachés à son objet » qui est censé devenir « une théorie générale encore plus puissante » si elle arrive à classer le « rêve-objet » dans un panorama plus vaste d’autres activités humaines (p. 26). Une telle approche présume l’existence en quelque sorte virtuelle d’un objet social « rêve » dont l’actualisation semble liée au fonctionnement de l’esprit humain même. Suivant une conception qu’il emprunte à la fois à la psychologie cognitiviste et à la psychologie historique d’Ignace Meyerson (qui, ironie de l’histoire, fut en 1926 le premier traducteur de la Traumdeutung sous le titre La Science des rêves), Lahire attribue donc l’existence du rêve à « l’analogie pratique », « involontaire et non consciente » qui guide l’être humain dans tous ses actes et qui le marquent comme un « être historique » (p. 298). On pourrait se demander ce que l’on a gagné par une telle reformulation qui insère l’interprétation des rêves dans une anthropologie tellement générale en déclarant qu’elle devient « la voie royale menant à la connaissance des processus de rapprochements analogiques développés sans le savoir par le rêveur » donnant « accès aux problèmes de la vie du rêveur » (p. 302). D’autant plus que Lahire s’inscrit avec ce geste dans une longue généalogie qui commence avec les premiers psychanalystes dissidents comme Alfred Adler ou Alphonse Maeder, mais à certains égards aussi avec C.G. Jung, qui, étant insatisfaits de la théorie freudienne, cherchaient d’autres formules d’interprétation afin d’échapper au « pansexualisme » décrié du maître de Vienne [3]. Pourquoi donc commencer par une reprise théorique et largement décontextualisée de ces révisions historiques et non pas par la mise en évidence de ces « micro-problèmes » très pratiques qui semblent travailler sans cesse les rêveurs de nos jours ?
Le doute sur le bienfondé d’une telle démarche s’installe encore plus quand on constate que les exemples empiriques sélectionnés par Lahire pour illustrer son propos proviennent de sources fort hétérogènes reprises pour l’essentiel des travaux d’autres chercheurs (des récits d’auto-observation de savants-rêveurs, des histoires des patients, des statistiques issues de recherches expérimentales, ou même de « banques des rêves » publiées sur internet) alors que les méthodes de recueil de récits de rêve de ces mêmes chercheurs se trouvent à d’autres moment sévèrement critiquées. On se demande aussi quels peuvent être les critères légitimes d’une telle critique qui cible en plus un champ très vaste et interdisciplinaire que le sociologue se propose de reconfigurer. Pour ne donner qu’un exemple, est-ce qu’il suffit de juger les études neurophysiologiques de Michel Jouvet et de son équipe, qui, selon Lahire, se réduisent à un pur jeu de distinction face à la psychanalyse (p. 55), à partir de quelques livres de vulgarisation ? Ne fallait-il s’intéresser aux procédés concrets de laboratoire et aux aspérités de la recherche telle qu’elle se fait avant d’entrer dans une discussion critique ? Et ceci semble notamment pertinent pour un chercheur travaillant en sciences sociales, donc avec des outils sensiblement différents de la neurophysiologie, et d’autant plus pour un chercheur qui ne cesse d’afficher l’ambition d’un projet réellement interdisciplinaire tout en déplorant les obstacles sociaux qui s’opposeraient à tel effort, en premier lieu « la concurrence entre programmes et entre chercheurs » (p. 441).
On remarque d’ailleurs que c’est du côté de sciences sociales que les « effets de concurrence au sein du champ scientifique » (p. 446) se font sentir sur la théorie lahirienne. Car si le sociologue n’aborde à aucun moment les pratiques très concrètes qui font exister les rêves dans le monde social, ce refus est le résultat d’un découpage de son objet qui correspond à une division de travail de son cru. En inventant une opposition toute artificielle entre une « science de la production onirique » et une « science des usages des rêves » (p. 69), Lahire cherche surtout à se distinguer de travaux existants en sciences sociales ou en histoire des sciences (qui lui ont pourtant fourni en grande partie les corpus dont il se sert [4]). Cette manière de départager l’objet est malheureuse car elle suggère que les formes très concrètes sous lesquelles les rêves se présentent à un moment donné et qui mobilisent forcément des médiations multiples et donc un travail considérable de la part des acteurs seraient en quelque sorte des processus supplémentaires ou accessoires. En faisant un mauvais procès à ces historiens, anthropologues ou sociologues qui travaillent sur ces formes concrètes que les rêves prennent dans des contextes et époques différents (ils seraient des « relativistes » ou « constructivistes » et empêcheraient ainsi le « progrès » de la science), le sociologue ne cherche-t-il pas encore une fois à s’assurer d’une position de surplomb d’où il serait capable de « saisir les rêves comme des objets pleinement sociaux » (p. 73) ?
Après avoir suivi le démontage de la théorie psychanalytique du rêve et son remontage en termes de sa propre sociologie, on peut se demander pourquoi Bernard Lahire tient tant à insister sur les convergences entre les deux projets qui ne semblent pas faire bon ménage. Car le sociologue, tout en contournant la réalité clinique qu’il n’aborde que sous forme de raccourcis schématiques (p. 390-392), insiste à plusieurs reprises sur la proximité entre la thérapie psychanalytique et l’entretien sociologique : ce dernier visant à reconstituer la « biographie sociologique » du rêveur permettrait de rendre celui-ci conscient de ses problèmes et aurait ainsi un effet libérateur sur lui (p. 259-261). N’aperçoit-on pas ici un écho lointain de la « socioanalyse » de Pierre Bourdieu [5], exercice réflexif destiné à objectiver sa propre place dans le champ social qui s’avère finalement aussi inachevable que la célèbre auto-analyse de Freud ? Mais si le fondateur de la psychanalyse avait pris un certain risque en exposant sa théorie à partir d’une analyse de ses propres rêves, rencontre indispensable avec l’objet où la subjectivité du chercheur entre en jeu, le sociologue des rêves qu’est Lahire n’est pas enclin à le suivre. [6] Car, on l’aura compris, l’opération théorique engagée par ce dernier vise à mettre son objet tellement à distance qu’il risque de le perdre de vue. L’interprétation sociologique des rêves nous renseigne donc surtout sur les limites contre lesquelles peut buter un chercheur en sciences sociales quand il cherche à s’emparer d’un objet aussi déroutant et relevant de la vie intime comme le rêve sans aller à la rencontre de celui-ci.
Historien des sciences humaines, et notamment de la psychanalyse, A. Mayer (A.M.) n’a pas trouvé grand intérêt à mon ouvrage dont il réduit in fine la fonction à révéler « les limites contre lesquelles peut buter un chercheur en sciences sociales quand il cherche à s’emparer d’un objet aussi déroutant et relevant de la vie intime comme le rêve sans aller à la rencontre de celui-ci ».
Sa première grande critique concerne la « théorie ». A. M. me reproche de « commencer par la construction d’une théorie générale à partir de lectures critiques » au lieu de « prendre [mon] départ […] dans une recherche empirique sur des terrains précis ». Il critique un peu plus loin ma « conception de la recherche qui consiste à commencer par la construction d’une théorie ».
Outre le fait que cet ouvrage est explicitement présenté comme la première partie d’un travail théorico-empirique qui a commencé avant l’écriture du livre et se poursuit depuis, A. M. voit exclusivement de la théorie là où il n’y a d’emblée que du théorico-empirique. Je l’avais signalé dans l’introduction par crainte de l’erreur possible de lecture, mais cela n’a visiblement pas suffi à l’éviter. S’il commet une grave erreur de lecture, c’est qu’il oublie tous les travaux ayant précédé cet ouvrage – les miens [7] comme tous ceux des sociologues dispositionnalistes – et qui apportent depuis plusieurs décennies des fondements empiriques à une grande partie de ce que je « théorise ». Sous la plume d’A. M., cette théorie semble tomber du ciel – je suis censé commencer par elle – alors qu’elle est le produit d’une longue histoire qui précède de loin mon propre travail. A. M. tombe ainsi dans le faux problème habituel de l’opposition théorie/empirie. Les théories scientifiques du passé sont toujours grosses des recherches empiriques et des faits qui les soutiennent. Et « ma théorie » ne constitue pas un acte inaugural purement arbitraire qui viendrait, tel un général d’infanterie commandant ses troupes, mettre de l’ordre dans le réel. La sociologie est une science à « double niveau » (Elias), indissociablement théorique et empirique.
A. M. ne voit dans les « lectures critiques » que je fais des auteurs du passé ayant travaillé sur les rêves qu’un travail purement théorique, alors que chacun de ces auteurs est convoqué pour les avancées théorico-empiriques qu’il a permises ou pour les erreurs qu’il a commises. En empruntant les mots de Darwin, je pourrais dire que « j’ai beaucoup utilisé de faits observés par d’autres », car la science est un travail collectif et chaque nouveau livre est une façon de s’appuyer sur ce travail collectif (de la part de celles et ceux qui se donnent la peine de se l’approprier) pour tenter d’avancer.
En déplorant le fait que je n’aille pas directement au matériau onirique, A. M. cède ainsi à un empirisme qui n’a aucun fondement scientifique. Aucun fait scientifique n’a jamais eu de sens sans théorie, aucune observation n’est possible sans point de vue qui la dirige. Et quand le problème est complexe, comme dans le cas du rêve, il est tout particulièrement impossible de faire comme si plonger directement dans des récits de rêves (avec la bonne conscience d’une apparente impeccabilité méthodologique), permettrait inductivement de forger une théorie. Ce n’est pas à A. M. que j’apprendrai que Freud est arrivé au rêve avec une forte armature théorique constituée à partir de ses travaux antérieurs (notamment sur l’hystérie) et des nombreux travaux de ceux qui l’ont précédé. Persuadé que ma construction théorique sort du néant, A. M. se pose « la question de savoir par quelle démarche [je suis] précisément arrivé à [mes] conclusions ». La réponse est tout entière dans le livre, et dans les travaux auxquels il renvoie, mais il ne veut pas la voir.
Toujours dans la même idée d’un excès de théorisation abstraite, A. M. me reproche de « présumer l’existence en quelque sorte virtuelle d’un objet social “rêve” dont l’actualisation semble liée au fonctionnement de l’esprit humain même ». Je ne présume qu’une seule chose : l’existence d’un invariant anthropologique. Les humains sont des êtres rêvant, de même qu’ils sont des êtres de langage. L’un n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’autre puisque, comme je le montre (en m’appuyant sur les travaux de P. A. Kilroe), c’est le langage qui permet à l’homme d’organiser narrativement ces images oniriques. Quant au « fonctionnement de l’esprit humain » et l’« analogie pratique », A. M. ne voit pas que c’est toute la théorie du sens pratique (Bourdieu) qui repose sur ce mécanisme cognitif et qu’il a été magistralement mis en évidence par D. Hofstadter et E. Sander [8]. Les sciences ont toujours progressé en découvrant des mécanismes profonds à l’œuvre dans des faits très singuliers. A. M. juge mon « anthropologie » trop « générale » et doute de son utilité en faisant fi de ce que la sociologie la plus robuste et les travaux des sciences cognitives ont permis d’établir. Pourtant, même quand on est historien, il ne me semble pas inutile de tenir compte du fait qu’Homo sapiens a un cerveau et des mécanismes cognitifs qui le distinguent des autres espèces. Il se trouve même que ces mécanismes cognitifs sont indissociables de la nature historique des êtres humains (cf. mon chapitre 10).
Le second grand point de critique est sans doute à l’origine de l’agacement de l’auteur et de la charge de sa recension. Il me reproche d’« inventer une opposition tout artificielle entre une “science de la production onirique” et une “science des usages des rêves” » en me prêtant des intentions distinctives par rapport aux « travaux existants en sciences sociales ou en histoire des sciences » qui m’ont pourtant aidé à constituer le corpus des auteurs que je discute. Voilà donc l’origine du courroux, et de l’aveuglement qui s’en suit. Pourtant, la séparation que j’opère est purement constative et a pour objectif, non de me distinguer, mais de clarifier la nature de l’objet que j’étudie. À aucun moment je ne dénie, ni ne dénigre la possibilité de faire une science des usages des rêves. Mais étudier la manière dont on partage son rêve avec autrui (et qui précisément ?), la manière dont le groupe s’empare ou pas, et si oui comment, de ces rêves, la manière dont on interprète diversement ces rêves, ce n’est pas étudier la fabrication même du rêve, c’est-à-dire les processus par lesquels on rêve de ce dont on rêve et pas d’autres choses, et dans des formes si particulières. Il n’y a aucun jugement de valeur de ma part et je ne prétends pas faire mieux que ceux qui traitent des usages sociaux des rêves. Je fais simplement autre chose et je le dis.
Comme il le rappelle lui-même, je cite abondamment et positivement (ce qu’il ne dit pas) les travaux des historiens des sciences qui ont porté sur les savants ayant étudié les rêves, ceux de J. Carroy, mais aussi les siens. Je m’y prendrais autrement si je voulais absolument me distinguer d’eux. Mais A. M. n’a visiblement pas apprécié le fait que je puisse pointer (une seule fois dans un ouvrage de près de 500 pages) un risque de relativisme présent dans les travaux d’histoire des sciences. Tout savant qui entend expliquer la production des rêves et les interpréter est obligé de trier entre le « vrai », le « vraisemblable » et le « faux », dans une production savante qui, vue depuis l’histoire des sciences, sera souvent contextualisée et historicisée sans jugement sur sa pertinence scientifique. Je comprends, par exemple, que les propos spiritualistes de K. A. Scherner puissent être traités comme des productions savantes de son temps, de son milieu, etc., mais cela ne doit pas empêcher ceux qui sont à la recherche de « vérités » sur la vie psychique de les considérer comme des délires théoriques dont il a fallu se débarrasser pour avancer.
En faisant comme si j’intentais « un mauvais procès à ces historiens, anthropologues ou sociologues qui travaillent sur ces formes concrètes que les rêves prennent dans des contextes et époques différents », A. M. se trompe donc doublement. D’une part, il mélange des travaux que je ne mélangeais pas (ma minuscule pointe critique ne portait que sur un effet possible des travaux d’histoire des sciences) et, d’autre part, il fait comme si je méprisais ou prenais de haut (« s’assurer d’une position de surplomb ») tous ces travaux, ce qui est absolument faux et vérifiable par tout lecteur de bonne foi.
L’irritation d’A. M. le conduit, du même coup, à commettre des erreurs de lecture ou des raccourcis surprenants. Je me contenterais de les pointer :
1) A. M. écrit : « Pourquoi donc commencer par une reprise théorique et largement décontextualisée de ces révisions historiques et non pas par la mise en évidence de ces “micro-problèmes” très pratiques qui semblent travailler sans cesse les rêveurs de nos jours ? » A. M. confond ici a) ma discussion scientifique sur le rêve comme « problème » incluant de nombreux « micro-problèmes » secondaires à résoudre et b) ma définition du rêve comme espace où travaillent les problèmes (existentiels ceux-là) du rêveur. Une lecture plus sérieuse du livre aurait évité une confusion si manifeste.
2) A. M. me reproche de « juger les études neurophysiologiques de Michel Jouvet et de son équipe, qui […] se réduisent à un pur jeu de distinction face à la psychanalyse, à partir de quelques livres de vulgarisation ». Cela est faux. Je montre a) que Jouvet a persisté à assimiler le temps du sommeil paradoxal avec le temps du rêve alors même que des études neurobiologiques montraient que les rêves n’étaient pas absents des autres temps du sommeil ; et b) qu’il n’a pas essentiellement étudié les rêves, mais le sommeil, et qu’il est pour cela difficile de voir en lui un « onirologue ». Je ne m’appesantirai pas ici sur la pointe acerbe concernant l’usage des « livres de vulgarisation », qui condamne d’emblée toute la production d’Odile Jacob et interdit aux chercheurs la lecture de textes écrits par les plus grands savants. A. M. fait quant à lui référence à un article de Libération, qui est, comme on le sait, une revue scientifique de référence.
3) A. M. feint de « se demander pourquoi [je tiens] tant à insister sur les convergences » entre psychanalyse et sociologie, alors que je la critique par ailleurs. Or, c’est tout l’objectif de l’ouvrage que de rapatrier la psychanalyse (ses concepts, ses raisonnements ou arguments et ses techniques) dans le champ des sciences sociales et de montrer à la fois les proximités et les différences entre mon propre programme et le sien.
Enfin, A. M. déplore le fait que je n’ai pas pris le risque d’interpréter mes propres rêves, « rencontre indispensable avec l’objet où la subjectivité du chercheur entre en jeu », et de mettre, de ce fait, mon objet « tellement à distance » que je risque de le « perdre de vue ». Cette remarque mérite quelques commentaires finaux.
Tout d’abord, citer l’extrait d’un article de journal pour me prendre en flagrant délit de non-intérêt pour mes propres rêves est plutôt déroutant. Je suis désolé de le décevoir, mais ce qu’il voyait comme un point de confirmation de sa lecture est basé sur une information très incomplète. Ce que j’ai dit publiquement à plusieurs reprises, c’est que je me rappelle assez peu mes rêves (pour des raisons explicables par les résultats des études sur les conditions de remémoration des rêves citées dans mon livre). La vérité – qu’A. M. aurait pu connaître en prenant la peine de m’interroger – est que je les note au réveil quand je m’en souviens et que je me suis déjà efforcé de tester mes hypothèses sur eux. Mais j’estime que c’est plutôt en recueillant des récits de rêves auprès d’une série de rêveurs et de rêveuses que je peux le mieux avancer dans mon travail d’administration de la preuve. Je suis conforté dans cette idée par les limites, maintes fois soulignées, de l’entreprise freudienne quand elle était conduite sur ses propres rêves (manque de lucidité, pudeur, etc.).
Selon A. M., ne pas travailler sur ses propres rêves constituerait une faute majeure. Une telle remarque, pour le moins surprenante, contribue à faire du rêve 1) un mystère, alors que je m’efforce d’en faire un objet étudiable comme un autre, et 2) une réalité expressive à part, là où je la pense comme une modalité particulière dans un continuum expressif, au même titre que la rêverie éveillée, le jeu, etc. À le lire, le rêve ne pourrait s’étudier aussi objectivement que d’autres réalités, avec les méthodes propres aux sciences sociales de terrain [9], et exigerait un commerce particulier avec ses propres rêves. Je fais le pari inverse : celui qu’une véritable science des rêves est possible.
À lire sa réponse, Bernard Lahire se sent incompris et mal lu. Selon lui, ma « grave erreur de lecture » a été « d’oublier » tous les livres qu’il a publiés ces dernières années sur d’autres sujets (pour la plupart d’ailleurs dans la collection qu’il dirige lui-même aux Éditions de la Découverte). Il n’en reste pas moins que le point de départ de son livre tel qu’il a été écrit et tel qu’il se présente au lecteur est résolument théorique et que sa « formule générale d’interprétation » de ses théorisations antérieures est ici appliquée au rêve, comme il le concède lui-même.
Les difficultés que BL rencontre en lisant mes critiques révèlent, me semble-t-il, une différence, voire une opposition, entre deux conceptions pour mener une recherche en sciences sociales, notamment quand elles portent sur des phénomènes insolites ou récalcitrants comme les rêves. Cette différence ne relève pas d’une opposition entre théorie et empirie, mais entre une vision idéaliste de « la Science » défendue par BL et la réalité beaucoup plus complexe des sciences, savoirs et des techniques mise en évidence par les travaux d’historiens et sociologues des sciences, dont relèvent mes propres recherches.
BL insiste sur le fait d’avoir construit son ouvrage entièrement à partir de « faits » (je dirais plutôt d’observations) recueillis par d’autres auteurs « convoqués » selon son expression pour leurs « avancées » ou pour leurs « erreurs ». Cette manière de procéder est tributaire d’une conception de l’histoire des sciences purement cumulative qui semble, du moins pour un historien et sociologue des sciences, d’un autre temps. Elle a été abandonnée, depuis plusieurs décennies, par les chercheurs qui étudient les sciences « telles qu’elles se font » en mettant en évidence leurs pratiques épistémiques, matérielles et sociales dans toute leur diversité. Son attachement inconditionnel aux idéaux de La Science explique pourquoi BL ne peut concevoir la concurrence et les controverses (ou même une critique plutôt sobre comme celle-ci) que comme des entraves au progrès de ladite science et non pas (comme jadis Pierre Bourdieu dans un article classique) comme un élément propre au champ scientifique. Il a beau invoquer le « travail collectif », sa propre démarche qui consiste à reprendre des observations recueillies par d’autres rappelle plutôt celle des savants de la fin du XIXe siècle qui ne quittaient pas leur cabinet.
Selon une telle vision idéaliste et édifiante, les passions ne peuvent que vicier la vraie science. Opposition classique qui organise sa propre réponse où il ne cesse de m’attribuer de mauvaises passions (« agacement », « courroux », « irritation ») pour disqualifier les critiques que j’ai formulées plutôt sobrement. Il n’en reste pas moins que la distinction entre la « fabrication » du rêve en soi et les « usages » ou les pratiques qui font exister des rêves socialement et culturellement est dénuée de sens : car sur un rêve particulier, tel qu’il s’est formé dans le cerveau d’un dormeur, nous ne savons très peu de choses en dehors des pratiques qui le font exister et qui sont observables par les chercheurs en sciences sociales. Ces pratiques, en outre, montrent une très grande variété historique et culturelle et nécessitent donc, comme toute recherche sur un « invariant anthropologique », un travail comparatif de longue haleine. Avec sa décision méthodologique de laisser de côté l’étude comparative des pratiques qui font exister les rêves socialement et culturellement, BL signe donc son départ du champ des sciences sociales. Car, à l’instar des psychanalystes à l’époque de Freud et de certains neurobiologistes, cognitivistes et psychologues de nos jours il veut trouver une « formule générale » pour mettre au jour la « vérité transhistorique » du rêve.
Contrairement à BL, il ne me semble pas urgent de se consacrer à une théorie concurrente à la théorie freudienne du rêve, mais plutôt de comprendre le sens et la portée d’une telle théorie, en étudiant, avec les outils des sciences sociales, son émergence et ses transformations, ses modalités de fonctionnement spécifiques et ses limites. Une telle mise en lumière historique et sociologique de ce que peut une théorie a un sens positif si elle est susceptible de contribuer à une réflexivité portant aussi in fine sur nos propres pratiques au sein des sciences sociales. Cela étant dit, il me semble que nous ne sommes qu’au début d’une meilleure compréhension des enjeux théoriques et méthodologiques des sciences de la subjectivité et de ses objets récalcitrants. A. M.
par , le 7 septembre 2018
• Peter Burke, « L’histoire sociale des rêves », Annales ESC, vol. 28, no. 2, 1973, p. 329-342.
• Jacqueline Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), Paris, Editions de l’EHESS, 2012.
• Jacqueline Carroy et Juliette Lancel, Clés des songes et sciences des rêves. De l’Antiquité à Freud, Paris, les Belles Lettres, 2016.
• Giordana Charuty, « Destins anthropologiques du rêve », Terrain, vol. 26, 1996, p. 5-18.
• Jacques Le Goff, « Le Christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècle) ». In : L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 265-316.
• Lydia Marinelli et Andreas Mayer, Rêver avec Freud. L’histoire collective de ‘L’interprétation des rêves’, Paris, Aubier-Flammarion, 2009.
• Jean-Claude Schmitt, Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001.
Andreas Mayer, « Une nouvelle science des rêves ? », La Vie des idées , 7 septembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-nouvelle-science-des-reves
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[1] Dans une série de travaux, Lahire a apporté des révisions importantes de la théorie bourdieusienne afin de la rendre compatible avec des approches de psychologie sociale. Cf. notamment Bernard Lahire (dir), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999. Aujourd’hui il qualifie son approche de « sociologie dispositionnaliste ». On remarque qu’il reste fidèle à Bourdieu dans le présent ouvrage quand il identifie « l’inconscient » avec un « non-conscient » qui est « composé de l’ensemble des expériences antérieures constitutives de l’individu, mais dont il ne peut en permanence garder le souvenir conscient » (p. 204).
[2] Parmi ceux qui ont essayé d’y pénétrer de façon critique, il faut citer en premier lieu Robert Castel, Le psychanalysme, Paris, Maspéro, 1973, et Ernest Gellner, The Psychoanalytic Movement : The Cunning of Unreason, London, Fontana, 1985. Pour une sociologie historique de l’émergence de la psychanalyse, cf. Andreas Mayer, Sites of the Unconscious. Hypnosis and the Emergence of the Psychoanalytic Setting, trad. par C. Barber, revue et augmentée par l’auteur, Chicago, Chicago University Press, [2002] 2013, et pour une formulation plus programmatique : « Écrire l’histoire de la psychanalyse : le problème du contexte », Revue d’Histoire des Sciences Humaines no. 30, 2017, p. 71-91.
[3] Sur les enjeux théoriques et politiques de ces révisions qui disparaissent de façon systématique dans les résumés qu’en donne Lahire (p. 129-130, p. 140-143, p. 256), cf. Lydia Marinelli et Andreas Mayer, Rêver avec Freud. L’histoire collective de ‘L’interprétation des rêves’, Paris, Aubier-Flammarion, 2009, p. 85-155.
[4] Cf. surtout les travaux de Jacqueline Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), Paris, Editions de l’EHESS, 2012, mais aussi les études de Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt ou Peter Burke qualifiés à un moment comme des « chercheurs courageux ou téméraires » (p. 61), mais plus tard critiqués pour leur approche trop étroite d’une « écologie sociale du rêve » (p. 73).
[5] Pierre Bourdieu, « Introduction à la socioanalyse », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 90, 1991, p. 3-5 ; Esquisse pour une auto-analyse, Éditions Raisons d’agir, 2004.
[6] On n’est donc pas surpris d’apprendre que Lahire se dit « mauvais rêveur » et ne se intéresse pas à ses rêves : Philippe Douroux, « Lahire, la sociologie à l’assaut de Freud », Libération 3 janvier 2018. Il n’évoque d’ailleurs sa propre méthode d’entretien qu’à la fin de son ouvrage sur quelques pages sans donner un seul exemple tiré de ses « études de cas » dont il annonce la publication dans son second volume (p. 414-419).
[7] S’il avait lu ne serait-ce que Portraits sociologiques, Paris, Nathan, 2002 ou Franz Kafka, Paris, La Découverte, 2010, il aurait vu que j’ai adapté-complexifié des problèmes théoriques empiriquement fondés pour comprendre les rêves.
[8] D. Hofstadter et E. Sander, L’Analogie. Cœur de la pensée, Paris, Odile Jacob, 2013.
[9] Cf. le chapitre 13 de l’ouvrage qui explicite la méthodologie mise en œuvre depuis plus de deux ans maintenant.