Peut-on comprendre le nazisme de l’intérieur, du point de vue de ses partisans ? C’est la tâche que se sont fixée trois spécialistes de la période.
Peut-on comprendre le nazisme de l’intérieur, du point de vue de ses partisans ? C’est la tâche que se sont fixée trois spécialistes de la période.
Trois historiens français du nazisme bien connus ‒ Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin ‒ proposent aux éditions Tallandier un vaste panorama de ce que fut « le monde nazi ». Dépassant largement le cadre temporel annoncé (1919-1945), l’ouvrage s’ouvre sur la question des origines de la Première Guerre mondiale, dont l’expérience est présentée comme décisive, pour s’achever sur une évocation des avatars supposés du nazisme dans le monde occidental d’aujourd’hui.
Pour dépeindre ce « monde nazi », les historiens se placent dans la lignée de nombreuses études consacrées, depuis au moins une vingtaine d’années, au ressenti des acteurs, à leurs ressorts psychologiques, ou encore aux opinions publiques. Christian Ingrao et Nicolas Patin sont d’ailleurs deux représentants français de cette « histoire de l’expérience » (p. 16) et de l’émotion. Quant à Johann Chapoutot, il s’intéresse depuis sa thèse à l’univers mental nazi tel que le révèlent les différentes formes de discours nazis. Dans cette optique, donc, les trois historiens se fixent ici pour objectif « de comprendre le nazisme de l’intérieur, de restituer les cohérences de cette vision du monde et l’expérience de celles et ceux qui l’ont intériorisée » (p. 12).
Le livre se compose de trois parties au découpage très classique. La première (années 1900-1933) se concentre essentiellement sur les motivations de ceux qui ont permis aux nationaux-socialistes d’accéder au pouvoir. Dans la seconde (1933-1939), les historiens nous décrivent ce que fut la vie des Allemands sous le « Troisième Reich », avant de dépeindre dans la troisième les expériences dramatiques qui frappèrent la quasi-totalité des sociétés européennes ravagées par la guerre (1939-1945).
Pour expliquer comment les nationaux-socialistes ont pu accéder au pouvoir, l’auteur du premier chapitre propose de considérer l’histoire de l’Allemagne sur le temps long, et on le suit avec intérêt lorsqu’il retrace la genèse de la vision du monde nazie en la rattachant à la famille des idées contre-révolutionnaires européennes, puis à celles de l’anthropologie raciale et du darwinisme social, avec leur géopolitique « anxieuse, voire angoissée » (p. 38), de l’extrême droite völkisch (terme que l’on peut traduire avec lui par « ethnonationaliste »), et naturellement de l’antisémitisme. Il souligne avec raisons que ces idées n’étaient pas spécifiquement allemandes, et que les nazis eux-mêmes n’ont pas fait preuve d’originalité en les reprenant. Ils ont effectivement hérité « d’idées, d’images et de fantasmes issus du long terme » (p. 44).
La Grande Guerre est présentée dans l’ouvrage comme le moment clé pour qui veut comprendre le national-socialisme, et plus exactement le « cadre narratif, non causal » (p. 56) qui allait influencer ceux qui constituèrent « le cœur militant du nazisme » (ibid.). En se basant notamment sur les travaux de George L. Mosse sur la brutalisation des sociétés européennes, l’auteur du deuxième chapitre montre comment l’expérience de la guerre fut fondatrice tant à l’échelle individuelle que collective, et favorisa la radicalisation de la vie politique de l’entre-deux-guerres. Des crimes commis en Belgique en 1914 à la dérive autoritaire des hauts gradés, des accusations portées contre les Juifs d’être des « planqués » à la découverte par de nombreux soldats de la pauvreté des populations d’Europe de l’Est, tout cela aurait contribué à ancrer chez les Allemands une culture guerrière et le sentiment que la patrie serait menacée de toutes parts.
Ces considérations sont convaincantes, tout comme la description du traumatisme de la défaite en 1918, de l’angoisse ressentie par les conservateurs allemands face à la révolution bolchevique, de la réprobation généralisée suscitée par le traité de Versailles, et de la hantise de voir disparaître l’Allemagne. Ces sentiments auraient finalement formé un « nœud mémoriel » (p. 76), qui aurait définitivement pesé sur la République de Weimar.
Ayant pris le parti de ne pas « ériger [Hitler] en objet à part » (p. 16), les historiens abordent rapidement l’entrée de ce dernier en politique, préférant évoquer le destin de quelques figures emblématiques des combats intellectuels et politiques de l’époque. Les chapitres suivants vont tout de même retracer l’histoire d’un « parti politique sans importance » (chap. III), qui mit « fin [à] la démocratie » (chap. IV). Les étapes bien connues de la vie politique sous Weimar sont rendues de manière alerte, et les tableaux et graphiques joints en annexe, synthétisant les votes par partis, par sexe ou par âge, ne manquent pas d’intérêt, même si l’on s’éloigne parfois dans ces pages du projet initial des auteurs de pratiquer une histoire de l’expérience.
La deuxième partie de l’ouvrage répond mieux au contraire au projet initial d’écrire une histoire du « monde nazi ». Les auteurs commencent par souligner avec raison que la recherche des trente dernières années a beaucoup modifié l’image que l’on se faisait des rapports existants entre les Allemands et l’État national-socialiste, et entre les nazis eux-mêmes. S’ils retracent la « mise au pas » des institutions publiques, des ordres professionnels, des syndicats et de l’armée, c’est pour mieux montrer, dans la lignée des analyses de Robert Gellately, comment de nouvelles formes de sociabilité se firent jour, contribuant à renforcer chez une majorité d’Allemands le sentiment d’appartenir à la communauté du peuple (Volksgemeinschaft) : une communauté du temps libre, du divertissement, de la participation à un grand projet collectif, de la « force par la joie » (Kraft durch Freude), des fêtes et des cultes néopaïens, etc.
L’adhésion de nombreux Allemands à ce régime s’explique aussi par le fait qu’Hitler aurait « acheté les Allemands » (on doit la formule au traducteur français du livre de référence de l’historien allemand Götz Aly). Grâce au lancement de grands travaux, à des mesures sociales et fiscales favorables aux Allemands « de bon sang », le chômage diminua effectivement, et la population eut le sentiment d’entrer dans une ère plus prospère. Et cette prospérité partielle contribua à rendre globalement acceptables, voire souhaitables, les mesures visant à exclure les Juifs allemands de la vie sociale et économique du pays.
Mais le « bel aspect du Troisième Reich » (Peter Reichel) ne peut faire oublier que le régime ‒‒ qu’il ne faut pas qualifier de « totalitaire », tant il existait de forces concurrentes entre les différents organismes du Parti et de l’État ‒ était un régime de répression et de terreur envers ses opposants. Certains de ceux qui n’adhérèrent pas au projet nazi choisirent de se réfugier dans la résistance « passive » (le repli sur la vie privée, ou l’exil) ; d’autres résistèrent de manière active. Différents portraits illustrent ces choix, parfois non dépourvus d’ambiguïtés.
Cette deuxième partie s’achève sur un chapitre consacré à la politique extérieure nazie, destiné à montrer de manière très habituelle que la Seconde Guerre mondiale était en germe dès 1933, voire 1918. Partant de l’idée (qui mériterait d’être nuancée) que « la géopolitique [nazie] est héritée du racisme colonial européen ainsi que du darwinisme social le plus strict » (p. 286), son auteur montre comment le pangermanisme classique « biologisé » a nourri le désir de concentration ethnique au sein d’un grand Reich, ce qui a conduit l’Allemagne hitlérienne à mener une politique de réarmement active, pour pouvoir annexer les territoires « allemands » perdus en 1919, ainsi que l’Autriche.
Parvenus dans leur récit en 1939, les historiens se donnent pour tâche rien moins que de « tenir ensemble une histoire des événements centrés sur le politique et les institutions et une histoire de l’expérience centrée sur les protagonistes de cette tragique course à l’abîme » (p. 310) ‒ ce qu’ils parviennent à faire plus habilement que dans la première partie.
Leur postulat de départ est le suivant : Les Allemands ne seraient jamais vraiment sortis de la Grande Guerre, si bien que la Seconde Guerre mondiale aurait été conçue comme une revanche de la première ; elle aurait eu un caractère « éminemment mémoriel et vindicatoire » (p. 323). On pourrait discuter de cette fixation sur 1914 à l’exception d’autres épisodes traumatiques ou glorieux de l’histoire allemande. Ce qui est néanmoins certain et bien exposé, c’est la manière dont les dirigeants civils et militaires ont veillé à ne pas reproduire les erreurs de la Grande Guerre, et quels choix idéologiques et tactiques expliquent les conquêtes victorieuses des premières années.
Les historiens exposent ensuite clairement l’évolution des priorités des dirigeants nationaux-socialistes à partir de l’opération Barbarossa, en juin 1941. Désormais, les considérations raciales et ethniques s’imposent de plus en plus lorsqu’il faut faire des choix politiques, économiques et stratégiques. Il s’agit avant tout de faire mourir. On trouvera d’ailleurs dans ce livre une précieuse synthèse des différentes formes prises par le génocide des Juifs, selon les années et les territoires : le passage, en Allemagne, de la persécution à l’émigration et à la déportation ; les meurtres par la faim, les exécutions ou les chambres à gaz en Europe de l’Est. Et les auteurs n’oublient naturellement pas d’évoquer les liens complexes qui unirent le génocide des Juifs à l’assassinat des malades mentaux, des Slaves, des Tsiganes, ou encore des prisonniers de guerre soviétiques. On appréciera d’ailleurs la large place qui est faite aux débats historiographiques sur ces questions.
Se basant entre autres sur les travaux récents de Nicholas Stargardt, les historiens retracent dans ces chapitres finaux le quotidien des Allemands, marqué par les nouvelles du front où les jeunes hommes meurent en masse ; les scènes d’humiliation pour celles qui ont contrevenu aux lois raciales ; ou les exécutions publiques de travailleurs étrangers, largement présents sur le territoire ; sans oublier les différentes formes de collaboration, d’opposition et de résistance. Ils montrent également que, dans les territoires contrôlés par le Reich, l’expérience fondamentale fut celle de la domination et de la prédation économique, de la faim, malgré la diversité des situations d’occupation selon les pays (chap. X). Les auteurs évoquent aussi les « 18 millions de soldats, passant sous l’uniforme allemand [et qui] ont […] traversé une immense expérience de violence et de domination sociale » (p. 375). Or, comme l’ont montré en particulier Christopher Browning et Omer Bartov, ces soldats obéirent pour la plupart sans hésitations aux ordres de leurs supérieurs, et finirent par s’accoutumer à la violence, ne voyant plus dans les populations civiles elles-mêmes que des ennemis à éliminer.
Les dernières années de la guerre sont particulièrement douloureuses pour les Allemands, qui subissent de lourdes pertes sur les différents fronts et meurent lors des bombardements alliés sur les grandes villes. Quant à la capitulation du Reich, elle s’accompagne elle aussi de son lot de violence : expulsions massives, viols, suicides, exécutions sommaires. Comme l’auteur du dernier chapitre le formule bien : « Ayant voulu […] annuler 1918, les nazis renvoient leur pays à 1918. Les ruines en plus » (p. 466).
Arrivé au terme de la lecture de cet imposant ouvrage, le lecteur peut regretter la qualité inégale des chapitres, tant du point de vue formel que de celui de leur contenu. Si certains sont factuels, agréables à lire et convainquent par l’efficacité de l’argumentation et les exemples choisis, d’autres exposent, en une succession de phrases au style affecté dont la signification laisse parfois perplexe, une vision du « monde nazi » trop réductrice, manquant de nuances. Quant à la conclusion de l’ouvrage, elle semble n’être qu’un objet rapporté, une reprise exacerbée des thèses défendues par Johann Chapoutot dans un précédent ouvrage [1], un pamphlet contre le monde occidental qui aurait « recouvert le phénomène nazi depuis 1945 » d’un grand « aveuglement » (p. 502) volontaire. Pire encore, les guerres et les massacres commis depuis les 70 dernières années s’expliqueraient par le fait que le nazisme n’aurait pas été un accident, mais « la sécrétion la plus cohérente [2] […] d’une histoire occidentale qui avait créé toutes les catégories mentales et tous les instruments techniques d’une domination du monde et d’une réduction des êtres, des espaces et des choses à des fonds d’énergie et de matière dans lesquels il était loisible de puiser jusqu’à l’épuisement » (p. 500). On ne peut qu’être étonné de lire sous la plume d’un historien une vision aussi unilatérale et linéaire du devenir de notre civilisation, comme si l’Occident avait toujours formé un ensemble parfaitement uniforme où la domination du fort sur le faible régnait en maître, comme si l’on n’y débattait jamais de la manière dont il faudrait juger le passé, et comme si nos démocraties libérales n’étaient justement pas le lieu où différentes visions du monde pouvaient se confronter librement, coexister.
Il n’en reste pas moins que cet ouvrage présente de grandes qualités pédagogiques. Très gros travail de synthèse de ces années nationales-socialistes, assorti de précieux rappels systématiques des évolutions de l’historiographie, il pourra être utilisé avantageusement par des étudiants ou par toute personne voulant mieux connaître le « monde nazi ».
par , le 29 janvier
Ian Kershaw, Popular Opinion and Political Dissent in the Third Reich. Bavaria 1933-1945, Oxford, Clarendon Press, 1983 ; L’Opinion allemande sous le nazisme. Bavière 1933-1945, trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, CNRS Éditions, 1995.
George L. Mosse, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, New York, Oxford, Oxford University Press, 1990 ; De la grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, trad. fr. Edith Magyar, Paris, Hachette littératures, 1999.
Robert Gellately, Hitler’s True Believers. How Ordinary People Became Nazis, Oxford, Oxford University Press, 2020.
Götz Aly, Hitlers Volksstaat. Raub, Rassenkrieg und nationaler Sozialismus, Bonn, bpb, 2005 ; Comment Hitler a acheté les Allemands. Le IIIe Reich, une dictature au service du peuple, trad. fr. Marie Gravey, Paris, Flammarion, 2005.
J. Adam Tooze, The Wages of Destruction. The Making and Breaking of the Nazi Economy, Londres, Penguin, 2007 ; Le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, tr. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
Peter Reichel, Der schöne Schein des Dritten Reiches. Faszination und Gewalt des Faschismus, Munich, Vienne, Carl Hanser Verlag, 1991 ; La Fascination du nazisme, trad. fr. Olivier Mannoni, Paris, Odile Jacob, 1993.
Nicholas Stargardt, The German War. A Nation under Arms, 1939-1945, Londres, Penguin Books, 2015 ; La Guerre allemande. Portrait d’un peuple en guerre 1939-1945, trad. fr. Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Tallandier, 2024.
Christopher Browning, Ordinary Men. Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland, New York, HarperCollins, 1992 ; Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, trad. fr. Élie Barnavi, Paris, 10-18, 1996.
Omer Bartov, Hitler’s Army. Soldiers, Nazis, and War in the Third Reich, Oxford, Oxford University Press, 1992 ; L’Armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre, trad. fr. Jean-Pierre Ricard, Paris, Les Belles Lettres, 2024.
Anne Quinchon-Caudal, « Une histoire de l’expérience nazie », La Vie des idées , 29 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-histoire-de-l-experience-nazie
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