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Recension Politique

Une autre démocratie

À propos de : P. Chatterjee, Politique des gouvernés, Amsterdam.


par Pierre Sauvêtre , le 16 décembre 2010


Partha Chatterjee s’intéresse à la mobilisation politique des gouvernés qui, dans les anciennes colonies, n’ont pas accès aux formes de citoyenneté traditionnelle. Il défend l’idée que les gouvernés ne sont pas réduits à l’impuissance mais qu’il existe un autre type de politique démocratique que celle de la souveraineté nationale.

Partha Chatterjee, Politique des gouvernés. Réflexions sur la politique populaire dans la majeure partie du monde, tr. fr. Christophe Jaquet, Paris, Amsterdam, 2009. 189 p., 19, 50 €.

Politique des gouvernés est un recueil de textes issus des conférences prononcées par Partha Chatterjee en 2001 et 2002, qui cherchent à redéfinir la politique populaire dans le « monde postcolonial » (c’est-à-dire en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord) en s’appuyant sur le cas de l’Inde contemporaine. La première partie de l’ouvrage réunit trois séminaires donnés à l’Université de Columbia qui délimitent le cadre théorique et développent de nombreux exemples pratiques de la politique des classes subalternes dans son rapport à la politique des élites. La deuxième partie, sans perdre de vue cette orientation, est plutôt centrée sur le renouveau de l’impérialisme américain et les effets de la « guerre contre la terreur » déclarée après les événements du 11 septembre 2001 sur les populations des sociétés postcoloniales. L’auteur s’inscrit dans la critique, propre au courant des Subaltern Studies  études sur les subalternes »), des historiographies libérale et marxiste occidentales qui font de la modernité un processus uniforme constitué dans le temps homogène et vide de la nation et du capital (comme chez Benedict Anderson) pour lui opposer une modernité plurielle et divisée faite d’un enchevêtrement de contextes géographiques, d’identités, de traditions et de temporalités hétérogènes et conflictuelles, dans la lignée et en affinité avec les travaux d’Eduard W. Saïd, Homi Bhabha ou encore Dipesh Chakrabarty. Suivant cette orientation, il se positionne dans les débats actuels sur la mondialisation (par exemple vis-à-vis de Saskia Sassen, Amartya Sen ou encore Toni Negri) et dirige notamment sa critique contre le concept à la mode de la « gouvernance » qui préjuge d’une unilatéralité de la politique ordonnée par les élites des États et des marchés, pour attester au contraire de l’existence d’une politique effective des populations les plus pauvres, inassimilable aux catégories universalistes des Lumières comme celles de nation ou de citoyenneté, et avec laquelle la politique élitaire est contrainte de s’accommoder et de négocier : c’est la « politique des gouvernés ».

Les subalternes peuvent-ils faire de la politique ?

Partha Chatterjee est actuellement professeur d’anthropologie à l’Université Columbia de New York et membre depuis sa fondation à la fin des années 1970 autour de l’historien Ranajit Guha du courant historiographique indien des Subaltern Studies. Au départ de ce courant, il y a une critique des deux écoles historiographiques qui se partagent l’analyse du mouvement nationaliste indien de décolonisation : les historiens de l’Ecole de Cambridge voient dans le nationalisme indien l’effort des élites autochtones éclairées capables de conduire les masses vers la liberté, ils sont accusés d’élitisme colonialiste ; les historiens nationalistes soutiennent que les conditions matérielles de l’exploitation coloniale préparent le terrain à une alliance de classes que les leaders nationalistes ont pour rôle de représenter, ils sont accusés d’élitisme nationaliste [1]. La controverse qui établit le point de vue du courant des Subalternes porte sur le rôle des masses paysannes (groupe majoritaire en Inde) dans le mouvement nationaliste. À partir de l’ouvrage fondateur de Guha [2], le courant Subalterne montre que les paysans, s’ils y ont initialement participé, ont refusé de se joindre à plusieurs reprises au mouvement nationaliste et s’y sont engagés avec leurs propres mots. Il y a donc une autonomie de la politique des « subalternes » vis-à-vis de la politique des élites.

Le terme « subalternes » est emprunté à Antonio Gramsci pour qui il désigne les classes dominées privées de toute participation à l’exercice du pouvoir [3]. Dans l’usage qu’en fait le courant des Subalternes, il indique que toute une frange de la population de l’État indien postcolonial est exclue de la nation qui a pourtant vocation à faire communiquer la politique populaire et la politique des élites par le biais de la souveraineté populaire. Du point de vue de ce bannissement des subalternes, il y a une « similarité assez fondamentale entre les États coloniaux et postcoloniaux » [4]. Cependant, la subalternité a une autre dimension que celle d’une proscription de la participation à la politique nationaliste dominante : elle indique aussi une capacité d’action (agency) de la part des subalternes qui implique l’existence d’une politique populaire autonome. En définitive, la subalternité n’est pas un état social mais un rapport dialectique entre une position d’infériorité dans le champ des rapports des forces et une capacité politique d’initiative propre, qui se cristallise en un « fragment » [5] inassimilable au nationalisme et à la modernité occidentale.

La gouvernementalisation de la nation

Dans Politique des gouvernés, Chatterjee entend s’inscrire « dans la première phase du projet des subaltern studies » [6] où il « était question de la scission au sein de la politique, entre le domaine de l’élite organisée et celui des populations subalternes inorganisées » (p. 53). C’est donc sur ces bases qu’on peut aborder l’apport spécifique de cet ouvrage qui introduit la problématique foucaldienne de la gouvernementalité dans la compréhension de la politique démocratique du monde contemporain. Cette problématique lui permet de réélaborer la distinction entre « société civile » et « société politique », qui se trouvait déjà chez Gramsci. Dans une série de recherches, Foucault a fait valoir que l’État occidental moderne devait sa survie à l’exercice de la « gouvernementalité » qu’il définit comme la conduite des populations. Celle-ci nécessite l’application de techniques de pouvoir gouvernementales à partir de la mobilisation de savoirs empiriques objectifs sur ces populations, auprès desquelles il se légitime moins par la réalisation des idéaux d’égalité et de liberté citoyennes que par l’engagement à leur apporter la sécurité et le bien être. À partir de ces éléments programmatiques, la réflexion de Chatterjee consiste à penser les effets conflictuels de la superposition des techniques gouvernementales sur la construction de la nation postcoloniale.

Développant les intuitions de Foucault, Chatterjee estime que les effets de la gouvernementalité ont été plus prégnants dans les États coloniaux que dans les États-nations occidentaux où ils ont été différés. Dans l’Occident moderne, la prolifération des techniques gouvernementales normalisant la société civile serait corrélée à la formation de l’État social au XXe siècle. Elles viendraient donc après le plein développement de l’État-nation à travers l’institution des droits civiques puis politiques. Dans les pays d’Asie et d’Afrique en revanche, la « gouvernementalité coloniale » (p. 22) a impliqué une intense objectivation des populations en groupes, classes, castes, communautés et ethnicités, articulées au développement de savoirs ethnographiques. C’est par exemple le cas des castes considérées comme « intouchables » ou de minorités religieuses, comme la minorité musulmane en Inde. Ces critères de classification ethnographiques ont continué à être utilisés dans le cadre des politiques de développement des États postcoloniaux en requérant la multiplication des techniques gouvernementales de modernisation adaptées à l’hétérogénéité des populations concernées. On dénombre ainsi des groupes de population qui sont les objets-cibles de politiques publiques relativement à « la propriété foncière, les revenus, le recrutement de l’armée, la prévention de la délinquance, la santé publique, la gestion des famines et des sécheresses, la réglementation des lieux religieux, la moralité publique, l’éducation » (p. 50). Pour paraphraser Foucault dans Surveiller et punir, les gouvernementalités ethnographiques réelles et hétérogènes ont constitué le sous-sol de la citoyenneté formelle et de la nation homogène. Elles ont engorgé la construction de la nation et corseté le processus démocratique d’acquisition de la citoyenneté. Car elles entrent en conflit avec les deux grandes médiations historiques propres à l’institutionnalisation de la citoyenneté dans la modernité capitaliste que sont la propriété privée et la communauté nationale. Ainsi des restrictions de revenus et des privations de terre qui empêchent l’accès à la propriété privée d’une part, et des insuffisances de l’éducation et de l’exacerbation des identités ethniques ou religieuses qui détournent de l’identification à la communauté nationale d’autre part. La disparité des effets économiques et identitaires de la gouvernementalité ethnographique dans les États postcoloniaux éloignent finalement de la citoyenneté réelle ceux dont les richesses, les valeurs ou l’éducation ne rendent pas capables de participer à la souveraineté démocratique telle qu’elle a été conditionnée par la modernité occidentale.

Si l’on cherche à reprendre la double dimension de la subalternité évoquée ci-dessus, il nous reste à aborder la seconde dimension : celle de la capacité d’action (agency) des subalternes à organiser une politique différente de celles des élites.

Qui vient après le citoyen ?

C’est aux « trois quarts de la population mondiale » (p. 16) que Chatterjee évalue le nombre des gouvernés qui ne disposent pas des médiations suffisantes pour accéder à la citoyenneté réelle. Ceux qui en revanche partagent ces caractéristiques « bourgeoises » d’un système de propriété et de valeurs forment la part de la « société civile ». Faut-il alors conclure de l’insuffisance de citoyenneté réelle à l’absence de démocratie pour tous les gouvernés qui ne font pas partie de la société civile ?

C’est précisément à cette déduction que se refuse Chatterjee en argumentant que les gouvernés ne sont pas a priori réduits à l’impuissance mais qu’il existe, dans les conditions de la gouvernementalité, un autre type de politique démocratique que celle de la souveraineté nationale. La « politique des gouvernés » est la politique populaire qui s’affirme dans les conditions de la constitution d’une multiplicité de populations hétérogènes par des techniques gouvernementales. Hétérotopique vis-à-vis de la société civile, le lieu de son affirmation est la « société politique » ancrée dans un « social hétérogène ». À l’instar des squatters des bidonvilles ou des vendeurs de rue de Calcutta, les protagonistes de la « société politique » occupent des espaces publics et travaillent illégalement, prennent les transports en commun sans payer, volent parfois l’eau et l’électricité. C’est pourquoi il leur est impossible, à la fois objectivement (cela constituerait une violation du droit de propriété constitutionnellement garantie) et subjectivement, de revendiquer des droits égaux pour l’ensemble de la communauté en s’appuyant sur les canaux institutionnels de la société civile. En revanche, ils sont capables de s’organiser pour obtenir des arrangements avec les agences gouvernementales (quant au logement, à l’usage de l’eau et de l’électricité) qui finissent par reconnaître l’existence de dispositifs para-légaux, et l’application de programmes gouvernementaux de développement social (dans la santé et l’éducation).

Chatterjee donne ainsi l’exemple d’un groupe de citadins pauvres (réfugiés, sans terre et journaliers selon les classifications gouvernementales) qui se sont installés illégalement aux abords d’une voie de chemin de fer de la banlieue de Bombay. Ils se sont constitués en association de résidents et ont utilisé cette forme collective – tout en s’appuyant sur des dirigeants du Parti communiste de la ville sur qui ils ont fait peser leur poids électoral – pour négocier avec les agences gouvernementales de chemin de fer, la police et les autorités municipales des arrangements locatifs spécifiques et une alimentation en eau et en électricité à des taux collectifs préférentiels (ce qui permet en retour aux compagnies d’eau ou d’électricité de limiter les coûts du piratage). Aussi parviennent-ils à infléchir la manière dont s’exerce la gouvernementalité et à résister aux processus d’expulsion et de « nettoyage urbain » qui accompagnent le mouvement d’embourgeoisement des villes du monde postcolonial comme Calcutta ou Dehli, et qui aboutit de plus en plus à une polarisation séparant les très riches des très pauvres.

La politique des gouvernés n’opère donc pas les formes revendicatives citoyennes de la lutte pour les droits civils. Elle est contrainte de développer une multiplicité de réponses stratégiques relatives à la flexibilité des technologies politiques des élites. Mais une de ses dimensions essentielles est qu’au cours de leur mobilisation, les gouvernés investissent « le contenu moral d’une communauté » (p. 91). Chatterjee donne l’exemple d’une colonie de squatters qui décrivent leur association non pas dans les termes d’intérêts communs, mais dans ceux de la « famille » (p. 72) « qui ne se définit cependant par aucune affinité d’ordre biologique ni même culturelle, mais plutôt par l’occupation collective d’une parcelle de terre » (ibid.). Il ne s’agit pas du tout ici de la réactivation d’une identification communautaire, mais de l’invention d’un mode de subjectivation collective dans la pratique commune de la lutte. Cet aspect de la politique des gouvernés est « extrêmement important » (p. 71), car en plus de déjouer les tentatives de la gouvernementalité pour réduire les identifications aux catégories objectives du savoir statistique, il atteste de la capacité singulière d’agencement collectif (agency) des gouvernés, c’est-à-dire d’un mouvement de « transformation interne » au procès de politisation. De sorte que, dans l’action des gouvernés, les identités (y compris religieuses – songeons aux musulmans qui peuplent les madrasas) peuvent être déplacées, et les luttes matérielles coïncident avec les luttes pour la reconnaissance.

La stabilisation des dispositifs para-légaux de la propriété et la communauté morale sont les deux éléments à travers lesquels la société politique peut parvenir à intégrer les gouvernés à l’idéal moderne de la citoyenneté. La politique des gouvernés revêt donc bien la dimension d’une politique démocratique ; mais c’est finalement sur le mode de l’exception à la légitimité civile et à la souveraineté nationale que la majeure partie du monde fait l’expérience de la démocratie.

par Pierre Sauvêtre, le 16 décembre 2010

Pour citer cet article :

Pierre Sauvêtre, « Une autre démocratie », La Vie des idées , 16 décembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-autre-democratie

Nota bene :

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Notes

[1Sur ce point voir Partha Chatterjee, « Controverses en Inde autour de l’histoire coloniale », Le Monde diplomatique, n°623, février 2006, p. 22-23.

[2Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Oxford University Press, Delhi, 1983.

[3Antonio Gramsci, « Aux marges de l’histoire. Historiographie des groupes sociaux subalternes » (Cahier 25, 1934), in Cahiers de prison, vol. V, Paris, Gallimard, 1978.

[4Partha Chatterjee, « L’Inde postcoloniale ou la difficile invention d’une autre modernité », Entretien avec Nermeen Shaikh, La revue internationale des livres et des idées, n°15, janvier-février 2010, consulté le 26 juin 2010.

[5Cf. Partha Chatterjee, The Nation and its Fragments, New Jersey, Princeton University Press, 1993.

[6Sumit Sarkar, un des membres du projet initial des subaltern studies, distingue les premières études sur les subalternes (« early subaltern studies  », ancrées dans l’histoire sociale indienne et le marxisme gramscien des études tardives sur les subalternes (« late subaltern studies », marquées par le relativisme épistémologique du tournant linguistique (linguistic turn), caractéristique du postmodernisme. Celles-ci privilégient la critique du savoir historique comme métarécit occidental auquel elles opposent la dissémination des voix subalternes mais courent le risquent d’une approche décontextualisée et dématérialisée des groupes sociaux subalternes qui jettent le voile sur la réalité de la violence et de l’exploitation capitalistes. Voir Sumit Sarkar « The Decline of the Subaltern in Subaltern Studies », in David Ludden (éd.), Reading Subaltern Studies. Critical History, Contested Meaning and the Globalization of South Asia, Londres, Anthem Press, pp. 400-429, cité par Isabelle Merle, « Les Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs d’un projet historiographique », Genèses, 2004/3, n° 56, p. 131-147, consulté le 26 juin 2010.

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