Recension Histoire

Un pogrom au XVIe siècle

À propos de : Benjamin Lellouch, Ahmed Pacha et les juifs du Caire (1523-1524) : histoire et historiographie, Brill


par & , le 24 septembre


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En 1523-24, les juifs du Caire subissent pillages et extorsions à la faveur d’une révolte d’Ahmed Pacha, le gouverneur ottoman d’Égypte. Benjamin Lellouch revient sur cet épisode, mais aussi sur les mises en récit séparées auquel il a donné lieu, du Caire à l’Europe de l’Est.

En 1517, les Ottomans achèvent de conquérir la Syrie et l’Anatolie. Alors que divers soulèvements ont encore lieu, en 1523, le jeune sultan Soliman nomme un homme aguerri, Ahmed Pacha, comme gouverneur au Caire. Mais contre toute attente ce dernier prépare un coup d’État, espérant prendre possession en son nom propre de l’Égypte. Les actes de violence se multiplient, jusqu’à ce qu’Ahmed Pacha ordonne la prise de la citadelle du Caire, puis livre le quartier juif aux pillards, avant de multiplier lui-même les extorsions de fond contre plusieurs communautés, dont les juifs.

Cette attaque du quartier juif du Caire est l’occasion pour Benjamin Lellouch de se livrer à un travail minutieux de reconstruction, en comparant sources arabes, ottomanes, juives et italiennes. C’est aussi le point de départ d’une enquête philologique, pour comprendre comment cet événement fut mis à l’écrit et préservé dans des traditions très indépendantes, qui l’amenèrent jusqu’à une certaine notoriété en Europe orientale au XIXe et XXe siècle. Et ce à une époque où les juifs du Caire, quant à eux, célébraient encore la mémoire de ces événements par un Pourim local, probablement l’un des premiers institués en Méditerranée, lequel fut respecté « jusqu’à l’exil, au lendemain de la crise de Suez (1956) […] et peut-être même jusqu’au départ, après la Guerre des Six-Jours (1967), de l’immense majorité des quelques milliers de juifs restés dans les conditions difficiles dans le pays » (p. 3).

Enfin, c’est l’occasion d’examiner comment s’est constitué le topos d’un lien particulier entre communautés juives et pouvoir turc-ottoman, une histoire marquée par des récits célèbres tels que l’accueil par les sultans des juifs expulsés d’Europe dans ces mêmes décennies – après deux siècles de persécutions croissantes en Occident [1].

L’ouvrage s’attache donc autant aux évènements de 1523-24 qu’aux textes qui les relatent, et navigue ainsi entre le début de l’histoire moderne et les métamorphoses des sociétés à l’époque contemporaine. Un défi qui rend cette lecture, souvent pointue dans sa méthode, très large dans son propos, en soulignant les enjeux spécifiques de la mise à l’écrit d’une histoire juive érudite, entre Méditerranée et Europe de l’Est entre fin du XIXe siècle et début du XXe siècle.

Sortir d’une histoire communautaire

Dès 1525, les Ottomans reprennent le contrôle de l’Égypte, et la damnatio memoriae dont a ensuite fait l’objet le gouverneur rebelle Ahmed Pacha dans les sources ottomanes obscurcit le déroulement des évènements du Caire. En particulier, les versions diffèrent sur ces moments très scrutés par les historiens entre lesquels les autorités livrent les quartiers juifs au pillage, puis rétablissent finalement l’ordre, toujours à différentes conditions.

Le croisement des sources réalisé par l’auteur permet au contraire de replacer l’évènement dans un contexte politique complexe, qui ne se résume pas à une application ou une suspension de la fameuse protection ottomane, mais dépasse l’« histoire strictement communautaire » (p. 106). Contrairement à d’autres attaques de quartier juif connues par une documentation unique, les sources rassemblées ici mettent en valeur le contexte général de violence dans les années post-conquêtes, les attaques contre d’autres communautés marchandes ou religieuses, y compris musulmanes, et enfin le lien entre ces différents « groupes allogènes, ou si l’on préfère outsiders » (p. 158), qui cohabitent au Caire.

Les Juifs du Caire : une communauté diverse confrontée au coup d’État

Dans cette grande capitale, les juifs représentent peut-être 1/8e de la population, ce qui en fait la troisième communauté juive de l’Empire ottoman, après Istanbul et bientôt Salonique. Les implantations tendent alors à se multiplier, mais dès avant les migrations depuis l’Occident, plusieurs dizaines de communautés juives se repèrent à travers Égypte [2]. Plusieurs groupes coexistent : rabbanites, karaïtes, samaritains, ou encore marranes revenus au judaïsme. Entre 1516 et 1521, d’autres cas de tension ou de violences contre les communautés juives de Syrie se repèrent, « dans ces années où le pouvoir mamelouk s’effondre et où l’autorité ottomane ne se consolide que difficilement » [3].

Les Ottomans ont alors réinstitué un chef à la tête des populations juives du Caire, chargé de rendre la justice et de collecter les taxes. En 1523, ce dernier est Abraham Castro, un grand commerçant, également directeur de l’Hôtel de la Monnaie. Mis en difficulté, il réussit à fuir à Istanbul. En janvier 1524, la situation s’accélère : le gouverneur de Gaza chargé d’assassiner Ahmed Pacha échoue, et est exécuté, entraînant la mise à mort des principaux chefs de l’armée ottomane par les rebelles. Les rescapés s’enferment dans la citadelle avec de nombreux Maghrébins, juifs et Roums (ici les musulmans venant d’Anatolie et des Balkans), qui ont été tenus comme pro-ottomans dès la période de la conquête. Le 8 février la citadelle est prise par des civils mamelouks armés, qui se livrent dans la foulée au sac du quartier juif (p. 138-140). Les sources ne sont pas unanimes sur le nombre de morts, mais concordent sur le fait qu’Ahmed Pacha lui-même met fin au pillage, ordonne la restitution des biens spoliés, puis réclame aux juifs une somme très importante.

Du Caire à l’Europe : les héritages distincts des persécutions d’Ahmed Pacha

C’est pour célébrer le salut accordé à la communauté juive du Caire qu’est instauré ensuite le Pourim additionnel. D’autres fêtes locales comparables sont connues à Damas, en Crète, à Alger, mais Benjamin Lellouch fait l’hypothèse que celui du Caire créé avant 1554, aurait pu être le premier et servir de modèle [4]. Comme pour le vrai Pourim, le Livre d’Esther sert de clé de lecture aux évènements, l’ennemi étant présenté comme « Haman », et le sauveur comme un nouveau Mardochée. L’étude des Pourim additionnels a depuis mis en valeur d’autres fêtes, par exemple le plus célèbre Pourim de los Cristianos, par lequel les juifs du Maroc célébraient la défaite du roi du Portugal en 1578 [5].

Comme dans ces Pourim additionnels ultérieurs, au Caire on lit la Megillah dite du Caire, texte anonyme qui relate les évènements de 1523-24, et dont B. Lellouch décrit les deux versions connues, probablement fruits d’évolutions ultérieures. Sa récitation gardait aussi le souvenir des attaques contre des musulmans, et permettait de signifier à la fois une fidélité au pouvoir ottoman, et peut-être de rappeler que les juifs du Caire « étaient partie prenante d’une communauté urbaine » (p. 161).
D’autres récits existent parmi les sources juives, mais avec des destins extrêmement différents. Le « récit le plus détaillé et le plus proche des évènements » (p. 106), mais presque sans postérité avant sa redécouverte savante, est due au rabbin de Crète Élie Capsali (1489/91-1550), grâce aux nouvelles apprises depuis le port de Candie [6].

Au contraire, l’attaque du quartier juif est racontée dans une version plus synthétique : le Ševeṭ Yehudah de Šelomoh ibn Verga, au sein duquel son fils inséra le résumé des violences infligées aux juifs du Caire, avant de le faire imprimer à Edirne en 1554. Rapidement réimprimé à Salonique, puis en Italie, ce texte connait un énorme succès en Europe, et particulièrement parmi les communautés juives d’Europe orientale au XIXe et XXe siècles, où le Ševeṭ Yehudah est alors le deuxième livre en hébreu le plus réédité [7] – tandis qu’une traduction en yiddish existe dès la fin du XVIe siècle. De nombreux juifs d’Europe de l’Est connaissent alors le nom d’Ahmed Pacha – même s’il ne représente qu’un bref épisode de l’ouvrage – et le lisent comme un exemple de la Providence protégeant le peuple juif.

Quand, au XIXe siècle, s’opère un tournant scientifique avec la mise en œuvre de publications et de comparaisons, l’idéalisation des rapports entre juifs et Ottomans est déjà à l’œuvre. C’est aussi le moment d’une montée de l’identité sépharade, les juifs du Caire au XVIe siècle étant parfois assimilés à cette identité, mais aussi dans le but de donner un modèle de tolérance et d’assimilation aux autorités des lieux où l’on publie ces histoires – par exemple en Prusse.

Puis dans la première moitié du XXe siècle s’accélère la « nationalisation des sociétés musulmanes en Méditerranée » (p. 105), sociétés où les minorités religieuses tels que les juifs peinent à trouver leur place, et les modèles de loyautés sont mis en valeur. On retrouve ainsi sous la plume du savant Abraham Galanté, dans son Turcs et Juifs de 1932 [8], la version selon laquelle Abraham Castro, chef de la communauté juive du Caire au XVIe siècle, aurait fui à Istanbul pour avertir secrètement le sultan Soliman, dans un bel exemple de « patriotisme » [9].

Ces différents textes, ainsi que d’autres récits de la révolte d’Ahmed Pacha, sont traduits et comparés au terme de l’ouvrage, tandis que le livre entier se nourrit des autres sources disponibles, parmi lesquelles les lettres et chroniques italiennes (ou ragusaine) ainsi que la chronique ottomane de Diyarbekri, utilisés toujours au terme d’une leçon philologique qui piste l’origine et la réception de ces textes. Un croisement qui fait de cet ouvrage érudit un bel exemple d’une histoire plus politique que communautaire, et plus méditerranéenne que juive à proprement parler.

Benjamin Lellouch, Ahmed Pacha et les juifs du Caire (1523-1524) : histoire et historiographie, Leiden, Boston, Brill, 2024, 110 €.

par & , le 24 septembre

Pour citer cet article :

Giacomo Corazzol & Pauline Guéna, « Un pogrom au XVIe siècle », La Vie des idées , 24 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-pogrom-au-XVIe-siecle

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Notes

[1Une contextualisation historique de ces relations a montré que la politique ottomane vis-à-vis des minorités, entre autres juives, variait en fonction des besoins politiques (et urbains) – les décennies de la conquête étant ainsi marquées par de nombreux déplacements forcés. Voir : Joseph R. Hacker, «  Ottoman policy towards the Jews and Jewish attitudes towards the Ottomans during the Fifteenth century  » in Benjamin Braude et Bernard Lewis (dir.), Christians and Jews in the Ottoman Empire, New York, Holmes and Meier, 1982.

[2L’histoire médiévale de l’Égypte devant notamment énormément aux documents de la Gueniza du Caire.

[3Benjamin Lellouch relève des violences à Damas en 1516 au lendemain de la défaite mamelouke à Marj Dâbiq (p. 112)  ; puis fin janvier 1517 à Safed, suite à la diffusion de la fausse nouvelle d’une défaite ottomane.

[4L’auteur souligne que seul celui de Damas, où vivent peut-être 500 familles juives en 1522, pourrait être plus ancien, documenté alors par une seule source : Pierre Belon.

[5Parmi les publications récentes : Lucette Valensi, Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des trois rois, Paris, Seuil, 1992  ; Pier Cesare Ioly Zorattini, Una salvezza che viene da lontano : i «  purim  » della comunità ebraica di Padova, Florence, Olschki, 2000  ; Elliott Horowitz, Reckless Rites. Purim and the Legacy of Jewish Violence, Princeton, Princeton University Press, 2006.

[6Et probablement au rabbin Yiṣḥaq al-Ḥaqim qui avait vécu en Égypte.

[7Après le Sefer Yossipon, récit mis à l’écrit en Italie au Xe siècle qui relate l’histoire des juifs pendant la période du Second Temple.

[8Abraham Galanté, spécialiste de l’histoire des juifs de l’Empire ottoman, œuvrait aussi pour l’adoption de la langue turque par les communautés juives dès avant la révolution Jeunes Turcs.

[9Une motivation dont Benjamin Lellouch montre à partir de l’examen d’autres sources qu’elle est une reconstruction ultérieure.

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