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Recension Histoire

Bienvenue dans l’histoire des rats

À propos de : Olivier Thomas, Les rats sont entrés dans Paris, Vendémiaire


par Thomas Le Roux , le 8 février 2023


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Loups, chats, chevaux et, maintenant, rats. Sont-ils des objets de dégoût, vecteurs de la peste, ou bien des aides utiles au nettoyage des détritus ? Après le rat des villes et le rat des champs, voici le rat de l’histoire !

En 1984, dans un livre qui a fait date (Les animaux ont une histoire, Seuil), Robert Delort invitait à étendre les recherches historiques aux animaux, leur évolution, leurs rôles et leurs interactions avec les sociétés humaines, et à la façon dont leur présence a contribué à façonner ces dernières.

Lions, chevaux et abeilles

À l’heure d’une « histoire en miettes », ces nouveaux chantiers ont séduit les chercheurs, tout en restant longtemps en marge des courants académiques dominants. Réappropriés et reformulés par l’histoire environnementale, ils ont permis aux animaux de trouver une place dans une histoire moins monographique et plus intégratrice, apte à résonner avec les questions contemporaines sur la domination du vivant, la séparation entre nature et culture et, plus directement, sur la disparition de la biodiversité.

Plus récemment, les animal studies, importées du continent américain et dont certains travaux ont mis au centre le point de vue animal, ont suscité un engouement réel, sans cacher de réelles difficultés épistémiques, à commencer par l’absence de sources directes émanant des animaux eux-mêmes.

Ces moments historiographiques, aux frontières poreuses et qui se superposent, ont produit des résultats originaux, mais dans la grande galerie des espèces, certaines se sont taillé, pourrait-on dire, la part du lion. C’est le cas par exemple des gros mammifères sauvages (loup, éléphant, baleine, etc.), terrestres ou marins, qui fascinent.

La palme revient aux espèces qui offrent le plus d’interactions avec les communautés humaines, en premier lieu le cheval et, plus généralement, tous les animaux d’élevage qui fournissent des produits dans le cadre d’une domestication-exploitation. C’est le cas également des animaux de compagnie ou de certains insectes emblématiques, moustiques et abeilles, qui, pour des raisons différentes, ont intéressé les historiens environnementalistes.

Une perspective d’histoire culturelle

C’est dans ce contexte, et s’étonnant que les rongeurs commensaux n’aient fait l’objet que de rares études (alors qu’ils côtoient quotidiennement et depuis plusieurs siècles les communautés humaines), que Olivier Thomas, journaliste au magazine L’Histoire, livre une histoire des rats.

La Peste, planche 1
H. Violle

Cette fresque pluriséculaire et principalement parisienne, qui se rattache davantage aux chantiers ouverts par Robert Delort qu’aux enjeux de l’histoire environnementale ou des animal studies, profite des nouveaux instruments de recherche, en particulier les outils de recherche plein texte sur Gallica ou Retronews, pour mettre à profit un corpus qu’aucun historien de la génération précédente n’aurait pu constituer.

Les documents proviennent principalement de deux types de sources imprimées : la presse et les documents des autorités. Ces matériaux nouveaux et inédits rendent possible une monographie animalière des rats que l’auteur rend accessible grâce à une mise en récit qui allie la chronologie à de grandes thématiques sur les relations entre ce rongeur et les sociétés urbaines.

La lecture de l’ouvrage nous convainc aisément du caractère ambivalent du rongeur, et sans doute explique la trop faible historiographie à son sujet. Certes, par sa proximité avec les hommes, le rat est une vieille obsession, objet de rejets et de peurs, car présent la plupart du temps dans des lieux sombres ou des locaux insalubres, associé à la pauvreté et à la condamnation morale.

Dans une perspective d’histoire culturelle ou des représentations, et pour déployer la palette de la stigmatisation, il aurait été intéressant de voir mentionner quelques termes péjoratifs, par exemple les « ratonnades », expéditions punitives et brutales exercées contre les Maghrébins, eux-mêmes qualifiés de « ratons » (ou petit rat) par une frange raciste de la population.

Les « surmulots »

L’auteur rappelle qu’à contre-courant, l’image du rat peut être aussi plus positive. En effet, il peut être assez facilement domestiqué, ce qui crée de l’attachement, ou encore servir comme animal de foire ou de combat pour des spectacles ; il est par ailleurs idéal pour des expériences de laboratoire.

Enfin, chacun connaît son rôle dans le recyclage et les services écosystémiques, nettoyant les rebuts des marchés, les poubelles qui débordent, les détritus jetés dans la rue. Au point que plusieurs associations de défense des rats et de recherche sur cet animal ont vu le jour, et qu’en juillet 2022, une élue animaliste parisienne, Douchka Markovic, rappelait que le rat de Paris devrait être appelé le « surmulot », façon d’employer un mot qui n’était pas connoté négativement – et de provoquer par la même occasion moqueries et polémiques. L’engouement pour le rat avait d’ailleurs été réactivé en 2007 par le succès international du film d’animation Ratatouille.

Olivier Thomas fait donc une mise au point nécessaire : le rongeur des villes occidentales n’est pas le rat noir qui transmet le bacille de la peste, mais bien le surmulot (ou rat gris), qui est « entré dans Paris » autour de 1750, supplantant et faisant disparaître assez rapidement le rat noir et, par la même occasion, les sources de propagation de la peste en Occident.

Certes, ce rat gris peut véhiculer la trichinose, maladie parasitaire transmise par l’ingestion de viande de porcs ayant eux-mêmes mangé du rat. Mais cette maladie est finalement peu répandue en France. En 1894-1999, les progrès de la bactériologie absolvent définitivement le surmulot de la propagation de la peste, en mettant en valeur la responsabilité de la puce du rat noir.

Malgré tout, les épisodes sporadiques de peste au tournant des années 1900 provoquent partout dans le monde une guerre aux rats, quels qu’ils soient. Les instances sanitaires françaises sont en première ligne en coordonnant la recherche scientifique, grâce à leur réseau d’Instituts Pasteur, et les grandes conférences internationales. Si les autorités françaises prétendent faire de Paris la capitale de la lutte, en réalité d’autres pays européens obtiennent des succès plus grands qu’à Paris.

Mort aux rats !

L’ouvrage montre que la coexistence entre les hommes et les rats a toujours été tumultueuse. Bien que le surmulot ne soit pas classé comme animal nuisible (seulement susceptible de causer des dégâts, les mesures de régulation des populations devant donc être proportionnées et sans actes de cruauté), il peut faire l’objet de campagnes d’éradication.

La Peste, planche 5
H. Violle

L’histoire en est émaillée : par exemple, lors de la fermeture de la voirie de Montfaucon en 1849, pour éviter qu’ils ne se propagent aux alentours (700 personnes sont employées pour tuer 250 000 rats), ou au niveau mondial après le retour de la peste en Asie à la fin du XIXe siècle, car la présence de rats dans les navires risquait de bloquer le commerce international.

Lorsque la peste réapparaît encore en Europe après 1917, plus d’un million de rats sont tués à Paris en 1920-1922. Encore en 2016, la municipalité de Paris a décidé d’un vaste plan d’éradication qui a coûté plus d’un million et demi d’euros, face à l’augmentation apparente de la population des rats.
Parallèlement, une lutte chronique s’est organisée au cours du XIXe siècle, par des techniques d’empoisonnement, tout d’abord avec de l’arsenic, puis de la pâte phosphorée, deux substances qui finissent par être interdites du fait de leur toxicité et des accidents sur les hommes et les animaux domestiques.

Remplacée par des substances moins nocives, mais jamais anodines, ou d’autres procédés (asphyxie, choc explosif, électrocution, etc.), cette lutte au quotidien provoque l’apparition de professions spécialisées, le marchand de mort-aux-rats, puis des entreprises de dératisation (par exemple Frégé ou Aurouze). Quant aux égoutiers, ils auraient tué entre 200 000 et 300 000 rats par an dans la deuxième moitié du XIXe siècle, tandis que les particuliers se voyaient priés de réaliser une veille quotidienne de destruction des rats.

La question est fortement ancrée dans la rhétorique politique : la méthode défensive (ou préventive), qui consiste à priver les rats de l’accès à la nourriture et de tout gîte habitable, a été beaucoup moins privilégiée que son versant guerrier. Outre une gestion des ordures dans des contenants hermétiques (c’est l’origine des règlements du préfet Poubelle en 1884), des mesures structurelles auraient pu amener les édiles à repenser en profondeur les logements.

L’exemple de San Francisco, reconstruite après les destructions du tremblement de terre de 1906, montre que des méthodes constructives anti-rats peuvent être très efficaces. Bannir la pierre, le torchis et le bois, que les rats peuvent ronger, au profit du béton, ne pouvait sans doute se faire que progressivement à Paris, et l’accent a davantage été mis sur la pédagogie, les gestes individuels et la communication que sur des plans de construction de grande envergure.

Rois des égouts

L’histoire est rats est fortement connectée à celle de la ville et de l’urbanisation depuis la fin du XVIIIe siècle. Contrairement à une idée répandue, les villes n’ont pas fait disparaître le vivant de leur tissu urbain, mais au contraire celui-ci a pu créer des niches favorables à quelques espèces ; ici, le rat gris profite des moindres recoins de la ville et de la nourriture des hommes pour pulluler.

Sa population parisienne, depuis deux cents ans, varie entre un et trois millions d’individus. Il faut dire que l’espèce est particulièrement féconde, une femelle pouvant mettre bas cinq à six portées par an de huit à dix petits. Malgré les mesures prophylactiques, le rat reste présent dans les villes et il est, comme l’indique l’introduction de l’ouvrage, un fort révélateur des modes de vie dans les sociétés urbaines contemporaines.

Le rat concourt donc à la fabrique de la ville et des activités : cette espèce invasive envahit les logements où elle creuse des galeries, les marchés, les abattoirs, les voiries (décharges de détritus), les dépôts de chiffons et les hôpitaux. Dans les usines, elle mange courroies, cordages et fils. Chassée de l’espace public, elle se réfugie au XXe siècle dans les vieux logements, les sous-sols et galeries souterraines, ce qui en fait la reine des égouts.

Elle contribue au façonnement de l’environnement urbain, surtout au XIXe siècle, lorsque les matériaux et le fonctionnement du métabolisme de la ville étaient propices à la coexistence. Alors, de 1820 à 1890 environ, le rat fut ainsi une ressource, un matériau recyclé pour l’industrie de la chimie, pour la saponification des suifs, la récupération de graisse et de matières pour l’engrais, le tannage des peaux, envoyées à Grenoble pour l’industrie de la ganterie. Ils purent même servir de nourriture, ainsi durant le siège de 1870-1871.

Les rats seraient entre 2 et 5 millions d’individus à Paris aujourd’hui, et la coexistence de l’espèce avec les hommes n’a pas fini d’être étudiée, d’autant plus que la question est fortement politisée, comme en témoignent les débats récurrents au Conseil de Paris sur le thème de la propreté.

Aujourd’hui, les problématiques soulevées par les mouvements animalistes, la volonté du retour de la nature en ville, les bénéfices écosystémiques de certaines espèces ou encore la prohibition des produits toxiques lors des campagnes de dératisation constituent un contexte plus favorable pour les surmulots. Allons-nous vers une coexistence pacifique ? Cet ouvrage, qui inscrit ce débat dans une histoire longue et documentée, permet à la fois de relativiser la présence actuelle des rats et d’en montrer la nécessaire régulation hors de tout angélisme.

Olivier Thomas, Les rats sont entrés dans Paris, Vendémiaire, 2022, 228 p., 22 €.

par Thomas Le Roux, le 8 février 2023

Pour citer cet article :

Thomas Le Roux, « Bienvenue dans l’histoire des rats », La Vie des idées , 8 février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Thomas-rats-entres-Paris

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