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Les communs pour démocratiser les services publics ?

À propos de : Thomas Perroud, Services publics et communs. À la recherche du service public coopératif, Le Bord de l’eau


par Nadège Vezinat , le 19 février


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Aux services publics impropres à répondre aux défis démocratiques actuels par leur dimension verticale, Thomas Perroud oppose, dans une perspective juridique ouverte aux sciences sociales, le potentiel critique des communs.

Les services publics, selon Thomas Perroud, sont au centre de la crise démocratique actuelle, non seulement en raison d’un manque de moyens, mais également par leur genèse et leur forme.

Selon l’auteur, professeur de droit public, les services publics n’ont globalement été pensés par l’État que sous deux angles : « celui de la propriété et celui de la concurrence » (p. 7). La place des usagers n’y a pas beaucoup été analysée, autrement que comme citoyens soumis à une sujétion forte vis-à-vis d’un État vertical (p. 8). Cette perspective s’oppose donc à l’idée d’une gestion communautaire des services publics qui se situe plutôt, elle, dans la co-construction. La notion de « commun » (qui, a contrario, est centrée sur une participation forte) pourrait alors selon l’auteur servir à « repenser le service public comme lieu politique et, aussi, comme lieu de renouvellement des rapports entre l’usager et l’État » (p. 9).

Les services publics comme angle mort démocratique

Dans un premier temps, Thomas Perroud déconstruit le mythe du service public à la française (p. 37) en montrant « les limites de la démocratisation du service public » (p. 38). Partant d’une notion (le service public) qui sert à justifier un droit dérogatoire, il explique comment le droit administratif sécurise les intérêts économiques privés en instaurant une séparation entre droit public et droit privé, affaires de l’État et affaires privées.

Pour Thomas Perroud, les services publics continuent d’être pensés comme un idéal d’égalité, alors même que le droit administratif dans son fonctionnement « exclut le partage du pouvoir avec les usagers » (p. 15). L’auteur considère en ce sens que le service public constitue un angle mort démocratique :

« Plusieurs évolutions ont affaibli la démocratie dans le service public, c’est-à-dire le pouvoir des usagers et des personnels pour définir les objectifs du service et le gérer : d’abord, le new public management, ensuite, le mouvement de privatisation des services, et enfin le mouvement récent de signification des procédures qui porte une atteinte directe à la démocratie participative. » (p. 27).

L’idée directrice de l’ouvrage est de s’appuyer sur la notion de commun « pour rattacher le service public aux communautés qu’il doit servir » (p. 30). Pour cela, il propose d’élargir l’acception de « commun » non plus seulement à des ressources mais aussi à des services (p. 31) et de considérer que l’accès peut – contrairement à l’un des critères forts d’Elinor Ostrom – être ouvert à tous.

La notion de commun selon Elinor Ostrom

L’économiste américaine Elinor Ostrom considère qu’entrent dans la catégorie des biens « communs », les biens faciles d’accès s’épuisant à l’usage. Elle estime que « des arrangements institutionnels entre les utilisateurs peuvent conduire à une gestion raisonnée de la ressource. Lorsque ce n’est pas le cas, des solutions étatiques ou basées sur le marché peuvent être retenues. » [1] Elle différencie donc de manière déterminante les biens rivaux [2] des biens non-rivaux [3] : il y a rivalité si l’usage peut conduire à l’épuisement du bien. La nature d’un bien est donc identifié par la typologie suivante :

Tableau N° 1 : Nature des biens définie par la limitation de leur accès et leur épuisement lors de l’usage
Ostrom E., et al., 1994, Rules, Games and Common-pool Ressources, The University of Michigan Press, p. 7

Dans la perspective ostromienne, le dilemme entre le « tout-marché » et le « tout-État » est récusé, l’opposition entre privé et public également : des nuances apparaissent. Cette thèse connaît cependant une mise à distance depuis quelques années. De récents travaux tendent à considérer que, concernant les biens collectifs, c’est moins « la nature des biens qui déterminerait leur caractère de commun » que l’institutionnalisation qui érigerait en « commun » certains biens, en priorisant la participation à l’accessibilité. [4] En ce sens, le commun ne renverrait plus à un bien ou à un service mais plutôt à un « principe politique d’autogouvernement ».

Le constat d’une participation des usagers mise à mal en France

Thomas Perroud appuie sa démonstration sur l’histoire des coopératives issues du monde ouvrier, dont il considère qu’elles assuraient « la fourniture de services collectifs à une époque où l’État refusait d’intervenir » (p. 34). Pour lui, les nationalisations de 1945 n’ont pas servi la démocratie (p. 90) : elles ont même plutôt favorisé les pantouflages des grands corps (le fait que des hauts fonctionnaires quittent la fonction publique pour rejoindre une entreprise privée) et n’ont pas modifié la place de l’usager qui demeure passif (p. 95). Si la participation des usagers a toujours été relativement faible en France - il constate que « l’inclusion du public se traduit rarement par un pouvoir de codécision » (p. 72), il note que celle des personnels se développe au travers d’une implication accrue des agents (p. 88) mais sans réelle influence. Certes, les syndicats ont une place dans les conseils d’administrations des entreprises nationalisées, mais les agents restent privés de participation effective à la prise de décision. Thomas Perroud prend ensuite l’exemple de l’enseignement et de l’école pour étudier « l’idéologie de l’État français face aux usagers » (p. 98) et « comment l’État français verrouille l’uniformité d’une pratique pédagogique désormais verticale » (p. 102-103).

Après les exemples de l’enseignement et de la psychothérapie institutionnelle, l’auteur évoque l’autogestion et les services publics pour expliquer que cette décentralisation de la décision pourrait être compatible avec les communs (p. 122). Derrière l’autogestion, il y a en effet un idéal coopératif qui porte un projet de démocratie radicale (p. 124). Or Thomas Perroud souligne une « contradiction entre service public et autogestion » en expliquant « comment l’intervention du ministère introduit de la verticalité » (p. 127). L’auteur montre comment le service public constitue une illustration de la confiscation du pouvoir par un corps d’État (auto-)investi d’un pouvoir sur la société, loin de l’idéal de la démocratie sociale.

 Et si la notion de commun était une solution ?

L’ouvrage se penche alors sur la place que pourrait jouer le commun dans les « modes de gouvernance » susceptibles de dépasser la dichotomie entre public et privé au sein de l’État français. La notion de commun y est présentée comme floue dans la mesure où des définitions variables et plus ou moins normatives sont recensées. Elle est cependant suffisamment large pour qu’une ouverture à des services (publics ou non) soit rendue possible. En considérant qu’« un bien commun naît chaque fois qu’une communauté donnée décide qu’elle souhaite gérer une ressource de manière collective, en accordant une attention particulière à l’utilisation équitable, à l’accès et à la durabilité » [5] (Définition Bollier 2008, citée p. 135), c’est l’action de la communauté qui est au cœur de la notion. Pour Thomas Perroud, l’idée de commun permet « d’éviter les écueils des gestions publique ou privée, qui s’épargnent la réflexion du meilleur mode d’organisation collective pour fournir un service d’intérêt général » (p. 129). La coopérative de service public est alors avancée comme une perspective heuristique pour dépasser les tensions entre service public et commun.
L’auteur s’intéresse alors à « la façon dont les recherches sur les communs pourraient aider à renouveler la notion de service public » (p. 133). En partant des travaux d’Ostrom [6] qui portent sur un type de commun particulier, Thomas Perroud propose « d’étendre le paradigme des communs à la fourniture de services » (p. 137). L’auteur effectue des rapprochements entre services publics et communs qui permettent de les considérer tous deux comme des voies médianes entre État et marché tout en relevant des critères distinguant les deux notions. L’auteur passe ainsi en revue les difficultés à appréhender les services publics comme des communs. Le premier problème porte pour lui sur la place de l’État et le rôle du droit qui « sont assez largement impensés dans la galaxie des communs » (p. 137). Le second problème concerne la « naïveté des études sur les communs concernant le rapport de la communauté à l’individu » (p. 138). Le fait de considérer une « communauté » comme homogène ne permet pas de se pencher véritablement sur sa nature (sa formation, son accès, son fonctionnement, etc.), ni sur son hétérogénéité et les groupes la composant. Dans le cas des services publics, Thomas Perroud distingue ainsi trois types de communautés (p. 149) : attributaire (ceux qui reçoivent le service, autrement dit les usagers), délibérative (ceux qui fournissent le service, les agents du guichet) et de contrôle (ceux qui vérifient le travail effectué, soit les agents situés à l’arrière ou en aval du service).

Thomas Perroud remarque toutefois que la fermeture de certains communs - il cite notamment le cas de pâturages alpins de Suisse, restreints aux descendants de lignée mâle (p. 158) – est parfois discriminatoire et peut créer de l’exclusion – avec des « enclosures » dont l’usage est soumis à critères d’accès. D’autre part, des « phénomènes de capture du pouvoir » (p. 159) à l’intérieur de ces communautés peuvent aller à l’encontre d’un fonctionnement démocratique. La fermeture de la communauté signifie mettre des seuils, organiser une exclusion qui rompt avec l’idéal universaliste du service public. Même si celui-ci tolère parfois des droits d’usage différenciés (sous couvert d’équité par exemple), l’accès n’y est jamais complètement fermé, là où les communs reposent sur une inégalité d’accès aux droits. Du livre, ressortent donc deux axes de différenciation entre un service public très vertical mais qui privilégie l’accessibilité et l’inclusion et un commun fondé sur l’exclusion et la fermeture de son accès - à des privilégiés qui cherchent à maintenir leur avantage sur une ressource limitée.

Tableau 2 : Grands axes de différenciation entre service public et commun selon Perroud

Thomas Perroud envisage alors la coopérative de service public pour résoudre un certain nombre des tensions préalablement pointées dans l’ouvrage. Il se penche plus particulièrement sur les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), où la participation est pensée comme un partage de pouvoir. Si la coopérative date historiquement du XIXe siècle, elle est longtemps restée « anecdotique en France » (p. 179) jusqu’à la loi du 17 juillet 2001 créant lesdites SCIC. La loi ne définissant ni l’intérêt collectif, ni l’utilité sociale, « l’objet de la coopérative est de servir ses membres et pas l’ensemble de la société. C’est en ce sens qu’elle se différencie d’un service public classique qui est en principe ouvert à tous. » (p. 179). Cette clôture qui constitue la condition de succès du commun me semble être le principal point d’achoppement du rapprochement opéré : si « le succès d’un service coproduit dépend de sa fermeture » (p. 154), cela signifie-t-il que l’on doive renoncer aux objectifs d’accès et d’universalité ? Si le fonctionnement d’un commun dépend de sa clôture, le service public peut-il suivre ce mouvement sans se dénaturer ? Pourra-t-on appréhender comme un succès un service public non inclusif ?

Le dernier chapitre du livre se penche sur les « services publics utopiques à l’étranger » (p. 185) et donne à comprendre les services publics citoyens en Allemagne (« public-citizen partnership ») comme les contrôles effectués par la société civile aux États-Unis. Les pactes de co-administration en Italie (déjà évoqués dans l’ouvrage de Dardot et Laval [7]) montrent ainsi de manière saisissante comment l’eau peut être appréhendée comme un « bien commun ». Les services de distribution d’eau donnent en effet à voir des différences entre Naples, où la société civile est partie prenante, et Paris où « la gouvernance est encore verticale et la société civile et le personnel ne sont pas impliqués » (p. 202). La diversité des cas conduit néanmoins à se demander quelles expériences inscrire dans cette catégorie à un niveau international [8] ? Thomas Perroud conclut en remarquant qu’« il ressort de l’ensemble de ces cas étrangers une résistance de l’État à partager effectivement le pouvoir avec la société » (p. 205). La France semble donc, par son jacobinisme, ne faire qu’exacerber une tension beaucoup plus générale.

La dialectique commun / service public à approfondir

En conclusion, ce livre – écrit par un professeur de droit mais qui dialogue avec d’autres disciplines, notamment les sciences sociales – étudie la possibilité de « redonner aux usagers une capacité d’autogouvernement » (p. 142), qui s’oppose à une conception verticale de l’État et à une forte centralisation des décisions et du pouvoir. Avec une nature des ressources qui peut être différente (services ou biens immatériels) [9], c’est l’aspect « partagé » de ces dernières qui prime dans l’analyse séminale d’Elinor Ostrom sur les communs, ainsi que dans les préoccupations de Thomas Perroud. Les communs permettent alors de questionner les modèles institutionnels de gouvernance et leur capacité à accroître une participation démocratique trop souvent défaillante.

La proposition de Perroud consiste à repenser le service public sous l’angle de la coopérative, afin d’augmenter le degré de participation des différentes communautés. Si ce souhait est légitime, il n’en reste pas moins que le remplacement du service public par un modèle coopératif ne va pas de soi, les communs ne bénéficiant pas prioritairement aux populations les plus défavorisées. Le commun en tant que propriété collective – qui peut être de statut privé ou public – peut intervenir en tant que « troisième voie » pour sortir du dilemme marché/État et offrir une piste de renouveau des modes de gouvernance où le pouvoir, moins centralisé, serait un gage de pluralisme démocratique. En tant que manière de préserver un bien d’une stratégie d’accaparement privée, le commun conserve cependant deux différences majeures avec le service public. En premier lieu, le service public concerne un groupe hétérogène, d’usagers et d’agents aux rôles différents. En second lieu, concernant l’origine des normes et des règles, le problème du respect des principes démocratiques n’est pas résolu non plus puisque les normes et règles, n’émanent pas de la participation des usagers. Sur ce point, certaines recherches considèrent même que la propriété publique n’est pas « une protection du commun » mais relève plutôt d’une « forme “collective“ de propriété privée réservée à la classe dominante » [10].

Les différences entre « service public » et « commun » paraissent suffisamment importantes pour souhaiter qu’ils ne se confondent pas. Et ce d’autant plus que nous assistons au remplacement progressif de la notion de service public par des mises en forme de l’intérêt général moins contraignantes juridiquement. Les substitutions progressives et douces – mais non moins réelles – du service public par des notions – floues et moins protégées – comme la RSE – responsabilité sociale des entreprises, la responsabilité collective – défini comme un pilier du développement durable par le sommet des Nations unies en 1972 – ou le commun rencontrent une adhésion et un consensus qui pourraient menacer peu à peu le service public.

Or il y a un risque à désingulariser le service public en le banalisant par un rapprochement avec le privé, ou en définissant son champ d’action uniquement en creux (quand il y a défaillance du marché par exemple). Cette désingularisation à l’œuvre [11] est perceptible dans les débats sur le périmètre et la nature des services publics, comme dans la montée de l’individualisme et la culpabilisation des plus modestes, ou encore dans la tendance au remplacement de l’action étatique par des initiatives privées ou philanthropiques. Elle représente un défi majeur pour la cohésion sociale et la solidarité nationale. Le commun n’a pas à faire dangereusement perdre sa spécificité au service public. Au contraire, ces deux notions doivent coexister, être pensées dans une dialectique fondée sur des valeurs fondamentales, mais différentes.

Thomas Perroud, Services publics et communs. À la recherche du service public coopératif, Lormont, Le Bord de l’eau, 2023, 217 p., 20€.

par Nadège Vezinat, le 19 février

Pour citer cet article :

Nadège Vezinat, « Les communs pour démocratiser les services publics ? », La Vie des idées , 19 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Thomas-Perroud-Services-publics-et-communs

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Notes

[1Jean-Louis Combes, Pascale Combes-Motel, Sonia Schwartz, «  Un survol de la théorie des biens communs  », Revue d’économie du développement, vol. 24, n°3-4, 2016, p. 56.

[2Par exemple un cours d’eau est non exclusif quand tout le monde peut y accéder en respectant les réglementations en vigueur  ; il devient rival quand le poisson pris par un pêcheur n’est plus accessible aux autres, d’où la nécessité d’une réglementation destinée à éviter une surexploitation et à protéger le renouvellement des espèces.

[3Un exemple d’usage non rival d’une rivière est celui de l’installation collective d’une turbine pour produire de l’électricité : l’eau utilisée pour la faire tourner est entièrement restituée à la rivière et reste accessible à tous.

[4Jean-Marie Harribey, 2011, «  Le bien commun est une construction sociale. Apports et limites d’Elinor Ostrom  », L’Économie politique, Vol.1, n° 49, pp. 98-112.

[5David Bollier, Viral Spiral : how the Commoners Built a Digital Republic of their Own, The New Press, 2008.

[6Elinor Ostrom et al., Rules, Games and Common-pool Resources, The University of Michigan Press, 1994.

[7Dans leur proposition politique 7 sur les services publics – p. 671-672 : Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution du XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

[8Jean-François Marchi, «  Bien commun et droit international  », Les Cahiers Portalis, vol. 4, n°1, 2017, p. 53-67.

[9Judith Rochfeld, «  Penser autrement la propriété : la propriété s’oppose-t-elle aux “communs“  ?  », in Revue internationale de droit économique, 2014/3 (T. XXVIII), 2014, p. 351-369.

[10Op. cit., p. 16.

[11Nadège Vezinat, Le service public empêché, Paris, Puf, 2024.

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