Aujourd’hui considérée comme une pseudo-science, la phrénologie a pourtant connu un éclatant succès à l’époque victorienne. En enquêtant sur le parcours intellectuel et scientifique de George Combe, son principal représentant, Neil Davie retrace la contribution peu connue des phrénologues aux débats sur la « question sociale » en Grande-Bretagne.
George Combe (1788-1858) est aujourd’hui peu connu, y compris des spécialistes d’histoire britannique. De fait, son importante production écrite – qui inclut un ouvrage, The Constitution of Man (1828), réputé avoir connu un succès plus important encore que L’Origine des espèces de Darwin durant les trente années ayant suivi sa parution – est rarement citée en dehors du champ historique très marginal consacré à l’émergence, à la grandeur et à la décadence du mouvement phrénologique en Grande-Bretagne dans les années 1810-1850. Cette histoire est en soi remarquable, mais l’association de Combe avec cette science vite discréditée que fut la phrénologie a contribué à détourner l’attention de ses engagements politiques et intellectuels plus vastes, résultat de l’opprobre jeté sur les « bossologues ». En réalité, la phrénologie, du moins dans la version spurzheimienne que prônaient Combe et ses disciples, s’inscrivait dans un mouvement de réforme sociale et politique bien plus vaste, caractéristique de la Grande-Bretagne géorgienne et victorienne, et portée par les classes aisées des villes industrielles du pays. C’est seulement en reliant l’essor de la phrénologie à son contexte socio-économique, politique et religieux que l’on peut saisir l’engouement qu’elle a suscité auprès de la « bourgeoisie », groupe social alors en pleine expansion en termes d’effectifs, de richesse, de poids culturel et de maturité politique. De plus, seule une analyse contextuelle permet d’expliquer l’engagement de Combe et d’autres phrénologues britanniques dans nombre de débats publics de l’époque, de la réforme de l’éducation et de la justice criminelle en passant par la Question de l’Irlande et l’Empire.
Une rencontre cruciale
C’est en 1815, à l’âge de vingt-sept ans, que George Combe découvre la phrénologie, événement qui allait modifier considérablement son existence. Né en 1788, il est l’un des dix-sept enfants d’un brasseur d’Édimbourg et d’une fille de métayer. Il grandit dans un quartier ouvrier de la ville et reçoit une éducation calviniste stricte, faisant la part belle, si l’on en croit un texte tardif de sa main, aux châtiments corporels. Après avoir fait ses humanités à l’université d’Édimbourg, il entame des études de droit, grâce à l’entregent de ses parents, désireux d’assurer leur ascension sociale. Il entre dans un cabinet d’avocat de la ville en 1804, pour en devenir l’un des associés en 1812. Après le décès de son père en 1815, il dirige un temps la brasserie familiale. Comme souvent à l’époque, le jeune avocat se prend d’intérêt pour les questions médicales et scientifiques. Poursuivant son éducation en autodidacte, il assiste aux cours de la célèbre école d’anatomie que dirige John Barclay (Jacyna, 2004).
Comme nombre de ses compatriotes, Combe prend connaissance de la phrénologie grâce à un célèbre article critique de John Gordon paru en juin 1815 dans le périodique whig The Edinburgh Review. D’abord acquis aux arguments de Gordon, Combe se ravise plus tard, lors d’un dîner auquel le médecin allemand Johann Caspar Spurzheim (1776-1832) est également convié. Ce dernier avait inventé la phrénologie une quinzaine d’années auparavant, avec son collègue et concitoyen Franz Joseph Gall (1758-1828). Alors que Spurzheim procède à la dissection d’un cerveau humain (transporté pour l’occasion dans un sac en papier) devant les convives rassemblés, le jeune écossais révise ses préjugés. Selon ses dires, c’est seulement après avoir mené ses propres recherches, soit en « se référ[ant] à la Nature par la voie de l’observation », qu’il « parvint enfin à être pleinement convaincu de la vérité de la Phrénologie » (Combe, 1830, p. 4). Il publie son premier ouvrage sur le sujet en 1817. Combe allait jouer un rôle central dans la fondation de la première société phrénologique, la Edinburgh Phrenological Society, en février 1820. Il joue également un rôle d’importance dans la création de la Phrenological Review, trois ans plus tard. Durant les trente années qui suivront, Combe n’aura de cesse de promouvoir la cause phrénologique, par sa participation à des conférences publiques, l’écriture de nombreux livres, pamphlets et articles, et la tenue d’une abondante correspondance avec ses admirateurs autant que ses critiques.
Des facultés, propensions et autres protubérances
Il est relativement aisé de dater les débuts de la phrénologie, car ceux-ci coïncident avec la parution, en 1819, de ce qui peut être considéré comme l’ouvrage fondateur de cette science nouvelle : Recherches sur le Système nerveux, de Gall et Spurzheim. La discipline justifie sa prétention à la vérité scientifique grâce à trois présupposés fondamentaux. Premièrement, la conformation externe du crâne est le miroir de sa surface interne comme de la conformation du cerveau. Deuxièmement, l’esprit peut être analysé en termes de fonctions psychologiques innées, ou « facultés ». Et troisièmement, la forme et la taille des protubérances (ou « bosses ») présentes à la surface externe du crâne reflètent le développement de ces facultés.
Tel était le raisonnement des phrénologues : de même que les gestes répétés des travailleurs manuels, en relation avec leur profession, conduisent au développement de muscles particuliers, on peut déduire que l’usage de facultés mentales particulières doit entraîner un accroissement de la partie du cerveau (ou « siège ») qui lui correspond. Pour reprendre l’expression de James Simpson, l’un des proches collaborateurs de Combe, « L’efficacité du bras droit du forgeron comme du cerveau du philosophe obéit aux mêmes lois » (Simpson, 1836, p. 91). C’est seulement après avoir établi la taille de chacun des vingt-sept organes présents sur la tête d’un sujet – en s’aidant des indices que constituent les bosses – que le phrénologue aguerri serait en mesure d’établir le profil psychologique de l’individu en question. L’étude de crânes et de moulages en plâtre permettait d’étendre ces méthodes littéralement manuelles aux morts comme aux vivants.
La phrénologie reposait sur une division de l’esprit humain en deux sphères, pour différencier l’ordre des « affects » de celui des « facultés intellectuelles ». Les affects étaient à leur tour subdivisés en deux catégories, nommées « propensions » et « sentiments ».
Les propensions concernaient un ensemble de facultés psychologiques (telles que la « Combativité », la « Destructivité » ou la « Sécrétivité » par exemple) supposées communes aux humains et aux animaux, et situées à l’arrière du cerveau. Les sentiments, par contraste, qui incluaient la « Vénération », la « Fermeté » et l’ « Espoir », étaient le propre de l’homme et se situaient à l’avant du cerveau, suivant la présence de bosses au sommet de la tête. L’ordre des « facultés intellectuelles », qui comprenait les sens externes tels que le toucher et l’odorat, ainsi que des facultés perceptives comme le « Langage », la « Comparaison » et la « Causalité », étaient également situés à l’avant du crâne, de la racine des cheveux aux paupières inférieures environ (Van Wyhe, 2004 ; De Giustino, 1975 ; Renneville, 2000).
Que le sujet soit mort ou vif (et les phrénologues les examinèrent dans les deux cas, certains d’entre eux allant, comme Combe, jusqu’à amasser d’importantes collections de crânes et de moulages en plâtre), la configuration externe était alors perçue comme étant en mesure de fournir la preuve irréfutable du fonctionnement du cerveau humain, et ce dans ses aspects les plus intimes. Le spécialiste pouvait dès lors établir un profil psychologique détaillé du sujet en quelques minutes. Par exemple, après avoir examiné un prisonnier âgé de dix-huit ans à la maison d’arrêt de Newcastle en 1835, George Combe était parvenu au diagnostic suivant :
T.S., 18 ans. […] la Destructivité est très forte ; la Combattivité, la Secrétivité et l’Acquisivité sont fortes ; organes intellectuels passablement développés ; l’Amativité est prononcée ; Conscience plutôt modérée ; la Bienveillance est pleine, et la Vénération plutôt forte. Ce garçon est fort différent du dernier. Il est davantage violent dans ses dispositions ; il a probablement été incarcéré pour cause d’agression sur des femmes. La Sécrétivité et l’Acquisivité sont également développées, et il a sans doute volé, bien que je croie que cela soit moins probable. Ses capacités intellectuelles sont bonnes, et l’on devrait pouvoir le réformer (Combe, 1853 : Appendice V, 54).
Un nouveau courant phrénologique
Même si Gall est souvent reconnu comme l’inventeur de la phrénologie au cours des années ayant précédé le traité de 1809, c’est à son jeune collaborateur Johann Caspar Spurzheim que l’on doit d’avoir popularisé cette nouvelle science en Grande-Bretagne à partir de 1814. Les deux hommes s’étaient en effet définitivement brouillés l’année précédente. Ainsi que le montre l’historien John Van Whyte, ce fut donc avant tout la version spurzheimienne de la doctrine, différente à bien des égards de celle de son ancien collègue, qui servit de base au développement de ce champ en Grande-Bretagne au cours des décennies suivantes. En effet, Van Wyhe va même jusqu’à suggérer que « Dans un sens, la phrénologie a émergé en Europe continentale, mais il serait plus juste de considérer la phrénologie [britannique] comme un courant nouveau ayant évolué de façon indépendante, à partir des graines semées par le disciple dissident de Gall, J.C. Spurzheim » (Van Wyhe, 2004, p. 23). Bien entendu, la « dissidence » est une notion toute relative, et Spurzheim considérait sa version du système de Gall comme une véritable amélioration de l’original, se targuant d’y avoir apporté, selon ses propres termes, « un arrangement davantage scientifique », et une « structure plus philosophique » (Van Whye, 2004, p. 33-37). De nouvelles facultés, telles que l’ « Espoir » et la « Conscience » furent ajoutées aux vingt-sept originellement établies par Gall, et d’autres furent renommées. De fait, c’est à Spurzheim que l’on doit le terme de « phrénologie » (là où Gall préférait parler de « craniologie ») et la popularisation du buste phrénologique, avec sa mosaïque bien connue de zones numérotées et soigneusement délimitées, de la nuque jusqu’au sommet du crâne en passant par les orbites.
Mais de façon plus significative encore pour le sujet qui nous préoccupe, Spurzheim s’est distingué en insistant sur le fait qu’en dépit de l’apparente fixité des facultés individuelles, tout être humain possédait la capacité (dans une certaine mesure, comme nous le verrons), de changer la donne phrénologique qu’on lui avait distribuée à la naissance. « Qu’on attire les hommes vers les conditions favorables calculées afin de dévoiler leurs sentiments, écrivait Spurzheim en 1828, et ceux-ci se verront renforcés » (Rafter, 2005, p. 12). Ce message fut répété à l’envi grâce à un ambitieux programme de conférences, qui menèrent l’anatomiste allemand, alors âgé de trente-et-un ans, à accomplir un périple à travers l’Ecosse, l’Angleterre et l’Irlande en 1814-1815. Ainsi que le remarque la criminologue Nicole Rafter, les phrénologues britanniques purent, sous l’influence de Spurzheim, combiner sans contradiction aucune les fondements déterministes de la phrénologie avec une approche optimiste des problèmes sociaux, fondée sur un idéal de réhabilitation. Ainsi, dans le cas des délinquants par exemple, en « [c]onsidérant les traits de caractère comme héréditaires mais non fixes, il pouvaient simultanément avancer que les criminels n’étaient pas responsables de leurs actes, et qu’on pouvait les guérir de leur criminalité grâce à un traitement » (Rafter, 2005, p. 17-18).
Comme nous le verrons plus loin, le même raisonnement pouvait s’appliquer à toute une gamme de questions sociales. Ainsi, pour ses défenseurs – qui à l’époque étaient principalement issus de la bourgeoisie commerçante et des professions libérales en quête de légitimité sociale – la phrénologie offrait non seulement un ensemble d’outils à même d’assurer le développement personnel (le contrôle de ses « propensions » problématiques était alors un sujet particulièrement à l’honneur), mais laissait également entrevoir l’essor de principes novateurs et scientifiquement prouvés, porteurs d’applications pratiques dans des domaines de la vie publique tels que la prévention de la criminalité, l’éducation et la santé mentale (Parssinen, 1974, p. 3-4 ; Tomlinson, 2005, ch. 5). Les traditions et les exemples tirés du passé n’étaient plus considérés comme des lignes de conduites sûres dans l’élaboration des politiques publiques. Un tel argument devenait très séduisant pour ceux qui, durant la Régence anglaise et l’époque victorienne, se sentaient exclus des cercles du pouvoir politique et social. Et avec ses principes d’un accès aisé pour qui ne possédait pas de connaissances médicales, la phrénologie s’imposait comme une doctrine porteuse d’une perspective attrayante : celle de rendre visible le monde intangible des émotions, de conférer un sens précis aux données de l’expérience, de mettre de l’ordre dans le doute, de la logique dans la contradiction. L’historien Roger Cooter compare l’intérêt que suscitait la phrénologie aux yeux des Victoriens issus des classes aisées aux impressions retirées lorsqu’on porte son regard sur la façade ouverte d’une maison de poupée de l’époque. On se trouve alors confronté « non seulement avec un parangon d’ordre et de classification, mais aussi (et ce de façon comparable au fonctionnement historique du foyer bourgeois victorien) à une nette hiérarchie des espaces, conformément à diverses fonctions et devoirs spécialisés » (Cooter, 1984, p. 111). Cependant, en dépit de toute ces apparences d’ordre et de propreté dignes d’un salon victorien, les phrénologues croyaient également à l’influence de puissantes forces obscures, qu’illustraient des propensions telles que l’Amativité, la Combativité et la Sécrétivité, capables, d’un seul coup, de renverser les meubles et de souiller les tapis.
« Le système le plus clair, le plus complet et le plus infaillible pour comprendre la nature humaine »
Comme le fait remarquer L.S. Jacyna, l’ouvrage de Combe The Constitution of Man (1828) était à la fois un compte-rendu descriptif de la nature humaine, et un texte prescriptif, qui prétendait offrir à ses lecteurs un système complet en matière de moralité personnelle, mais aussi politique et sociale. Le livre fournissait ainsi une « transition du factuel vers le normatif » (Jacyna, 2004) qui s’avérait très stimulante et qui prit pour certains valeur de vérité, et que Combe lui-même décrivait, plein de confiance, comme « le système le plus clair, le plus complet et le plus infaillible pour comprendre la nature humaine » (Combe, 1828 : viii). L’ensemble de sa doctrine découlait de sa conception selon laquelle la nature et la société étaient soumises à une régularité ayant presque force de loi. Selon son raisonnement, chaque personne possédait à la naissance un ensemble identique de vingt-sept organes cérébraux, mais à divers stades de développement. Autrement dit, chaque individu possédait de façon innée un ensemble d’aptitudes uniques, situation qui conférait à son tour un fondement « naturel » aux inégalités sociales. On pourrait penser que cet état de fait condamnait les individus à une seule destinée psychologique et sociale. Mais comme nous l’avons vu auparavant, la variante mélioriste du credo phrénologique que prônait Spurzheim permettait à Combe de poser l’existence de fortes pulsions héréditaires, tout en avançant que les individus étaient à même de limiter les effets néfastes de leurs propensions et d’entretenir des sentiments et facultés intellectuelles plus positifs, à condition de respecter un juste équilibre entre éducation et développement personnel. De cette façon, alors que la physiologie montrait comment prendre soin de son corps, la phrénologie expliquait comment entretenir son esprit. The Constitution of Man prétendait indiquer la meilleure façon d’atteindre cette harmonie cérébrale.
Dans ce contexte, il est tout à fait logique que Combe ait considéré la réforme de l’éducation comme une priorité essentielle. Outre l’écriture de nombreux ouvrages sur la question, il était engagé dans les campagnes parlementaires des années 1840-50 visant à établir un système scolaire national, et s’impliqua même personnellement dans la fondation d’un établissement laïc d’Edimbourg, la Williams Secular School (1848). Comme le montre l’historien Stephen Tomlinson, Combe pensait que l’éducation remplissait deux objectifs fondamentaux : fournir aux futurs citoyens le savoir « positif » nécessaire au gouvernement rationnel de soi, et assurer le développement harmonieux des capacités intellectuelles, morales et physiques de chaque enfant. La Williams Secular School devint le terrain d’expérimentation de ces principes pour Combe et ses collègues, également défenseurs de la phrénologie.
Les programmes scolaires se répartissaient en deux catégories fondamentales : l’enseignement de matières essentielles telles que la lecture, l’écriture et l’arithmétique, et la transmission de savoirs positifs sur le corps humain et son rapport au monde extérieur. En étudiant le corps durant leurs cours d’anatomie et de physiologie, les élèves acquéraient des connaissances en matière de régime alimentaire, d’exercice physique, et d’économie domestique. En cours de phrénologie [enseigné par Combe, ndlr.], on leur présentait les lois de la vie mentale. (Tomlinson, 1997, p. 19).
Lorsque l’éducation et le gouvernement rationnel de soi n’étaient pas une solution envisageable, comme pour les criminels et les malades mentaux, les phrénologues considéraient qu’ils avaient le devoir solennel de fournir aux pouvoir publics et aux professionnels concernés un ensemble d’outils thérapeutiques dérivés de principes scientifiques irréfutables, « entièrement fondés, sur des observations, expériences et recherches mille fois répétées » (Gall, 1835, vol. 6, p. 310). Les phrénologues prédisaient en toute confiance l’avènement d’une ère nouvelle de soins éclairés : les propensions incontrôlées seraient identifiées, comprises et maîtrisées, pour neutraliser ainsi la tendance des simples d’esprit à constituer une menace pour eux-mêmes et pour autrui. Les sujets « améliorables » seraient traités. Les « irrécupérables », que même les praticiens phrénologues les plus doués ne pouvaient amender, devraient être internés dans des institutions spécialisées, où des experts formés en conséquence seraient à même de les observer et de compléter leur analyse en fonction des critères établis par la nouvelle science (David, 2005, p. 40).
Inégalités phrénologiques
En dépit de l’importance qu’il accordait aux réformes sociales mélioratives, aux méthodes d’enseignement centrées sur l’enfant et au développement personnel, Combe estimait, à l’instar de nombreux acteurs des cercles libéraux où il évoluait, que même en cas d’action – et il l’espérait fortement – contre des maux de la société tels que le vice, le crime, l’alcoolisme et la pauvreté, il existait des limites à l’ « amélioration » des individus issus des classes laborieuses, condamnés pour l’éternité à être le jouet leurs propensions animales. C’est seulement en remettant la gestion de leur héritage biologique défectueux à la bienveillance des classes supérieures que les travailleurs pauvres pouvaient espérer échapper au cercle vicieux de l’indigence et de la déchéance. Tomlinson estime avec raison que Combe
a utilisé le puissant pouvoir de la nature pour conférer une caution scientifique aux valeurs des classes aisées, et exercer ainsi un contrôle idéologique sur les travailleurs pauvres. En projetant sur la société la division du travail encodée dans les têtes phrénologiques, il défendait un ordre politique hiérarchique où les classes étaient définies en fonction des structures internes du cerveau. Les travailleurs pauvres se devaient d’accepter les lois de l’économie politique […] Combe ne pouvait promettre l’égalité aux classes laborieuses, mais il leur offrait cependant le respect de soi et l’espoir de lendemains qui chantent. En retour, en acceptant cette théologie laïque et ses valeurs bourgeoises, les masses devraient apprendre à réguler leur propre comportement en accord avec les principes moraux de leurs nouveaux maîtres (Tomlinson, 2005, p. 113).
De fait, la phrénologie offrait plus généralement une caution scientifique puissante à de nombreux stéréotypes de classe, de genre et d’origine ethnique, populaires durant l’Angleterre victorienne (Davie, 2012). Ainsi, dans un article paru en 1824 dans le Phrenological Journal, nous trouvons cette affirmation de Combe :
Lorsque nous voyons les différentes régions du globe, nous sommes frappés de l’extrême dissimilitude que présentent les accomplissement des hommes qui les peuplent. Si nous parcourons l’histoire de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, nous y percevrons des traits de caractère distincts et permanents, ce qui indique l’existence de différences naturelles du point de vue des constitutions mentales (Combe, 1824, p. 1-2).
S’ensuit alors un tour du monde éclair des « formes particulières de cerveau », fondée sur l’étude des crânes conservés par la Société Phrénologique d’Edimbourg. Les spécimens incluent (pour reprendre la nomenclature de Combe) des crânes d’Hindous, de Caraïbes, de Néo-Hollandais, de Nègres, de Brésiliens, d’Indiens d’Amérique, de Polynésiens, d’Anciens Egyptiens, ainsi que d’Européens. Dans tous les cas, des données craniométriques qui seraient familières aux anthropologues physiques d’aujourd’hui étaient combinées avec des généralisations portant sur les propensions, les sentiments et les facultés intellectuelles caractéristiques propres à chaque groupe. Dans le cas du « Nègre », par exemple, on nous dit que :
Le crâne […] s’élève de façon évidente sur l’échelle du développement des organes intellectuels et moraux. Le front est plus haut, et les organes du sentiment ont des proportions plus importantes que celles des organes de la propension chez les Néo-Hollandais. Les organes de la Philoprogénitivité et de la Concentrativité sont largement développés, le premier produisant l’amour des enfants, et le second la concentration de l’esprit favorable aux emplois stables et sédentaires. Les organes de la Vénération et de l’Espoir sont également de taille considérable. Les plus grandes déficiences concernent la Conscienciosité, la Caution, l’Idéalité et la Réflexion.
De la même façon, Combe estimait que les femmes, dotées selon lui des sentiments moraux bien développés, possédaient des facultés intellectuelles plus limitées que les hommes. Même l’agressivité supposée des Français, et le Catholicisme des Irlandais pouvaient s’expliquer par la présence respective d’organes de la Combativité et de la Vénération plus développés. (Tomlinson, 1997, p. 10 ; Leaney, 2006). Même si l’importance des « différences naturelles en matière de constitution mentale » se traduisait chez Combe par un grand scepticisme quant à l’intérêt de l’expansion coloniale – d’autant qu’il demeura sa vie durant opposé à l’esclavage (Davie, 2012) – il restait prisonnier des stéréotypes raciaux de son temps, ainsi que des préjugés de classe.
Conclusion : un héritage complexe
Il est difficile d’établir avec précision la postérité de la phrénologie en Grande-Bretagne. Au moment du décès de Combe en 1858, le réseau de sociétés phrénologiques établies durant l’enthousiasme expansionniste des années 1820-30 était moribond, et les plus importantes revues de phrénologie avaient mis la clé sous la porte. La plupart de ceux qui avaient exprimé leur soutien à cette jeune science au début du XIXe siècle s’étaient désormais rétractés, et le mouvement ou ce qu’il en restait – si tant est qu’on puisse encore le qualifier de mouvement – se retrouvait sans figure de proue, miné par les querelles de faction. En effet, à l’exception d’une poignée de membres acharnés, la phrénologie ne serait bientôt guère plus qu’une inoffensive attraction de foire, dont l’importance révolue ne provoquerait plus l’ire de l’establishment scientifique et médical du pays.
Cela étant dit, la phrénologie a bien eu des répercussions au cours des décennies qui suivirent. Il existe par exemple des liens avérés entre les théories de Combe et de ses collègues et les théorisations racialistes du dernier tiers du XIXe siècle. Comme souvent, les ethnologues des années 1860 empruntèrent à leurs prédécesseurs de façon sélective. Ils conservèrent l’élément craniocentrique du système de taxonomie raciale prisé des phrénologues, et la conception qu’il sous-tendait d’une hiérarchie immuable entre des populations humaines aux aptitudes inégales. Ils abandonnèrent par contre les aspects mélioratifs, anti-colonialistes et abolitionnistes de la phrénologie. Même si peu de ces nouveaux travaux ethnologiques pourraient être qualifiés de « phrénologiques », ils reconnurent cependant le statut pionnier des recherches qu’effectuèrent Gall, Spurzheim et Combe (Davie, 2012). Des processus d’emprunts sélectifs comparables peuvent être observés dans les travaux des premiers criminologues britanniques, au cours des années 1860-70. Comme les phrénologues et même les physiognomonistes avant eux, les experts autoproclamés du secteur médico-pénal – médecins des prisons, mentalistes et membres du personnel pénitentiaire – estimaient que certains individus présentaient à la naissance le type de facultés mentales anormales susceptibles de mener à la criminalité. Et plus encore, ils pensaient que cette présence était indiquée par un ensemble de marqueurs anatomiques et physiologiques précis, faisant à nouveau du visage et de la tête l’objet de toutes les attentions (Davie, 2005 ; 2009). Même si aucun de ces experts n’aurait admis le moindre lien entre leurs théories et celles des « bossologues », nombre des présupposés au cœur de leurs investigations sur l’étiologie criminelle de l’époque présentent en réalité des parallèles frappants. En effet, les recherches menées dans ce champ à la fin des années 1870 par Francis Galton (1822-1911), à qui le Ministère britannique de l’Intérieur avait commandé d’établir un portrait-robot du « criminel-type » à partir de photographies d’identité judiciaire (Davie, 2002 ; 2003), indiquent une filiation directe entre l’œuvre de Combe et des phrénologues d’une part, et du futur mouvement eugéniste de l’autre. Cela ne signifie pas, bien entendu, que Combe et Galton partaient de prémisses identiques – la distinction établie par Galton entre les « aptes » et les « inaptes », et les destins radicalement différents réservés à chaque groupe, auraient eu valeur d’anathème aux yeux du phrénologue d’Edimbourg et de sa conception mélioriste de l’éducation et de la réforme sociale – mais dans les deux cas, la forme externe du corps était censée fournir des indices vitaux quant au développement psychologique de l’individu et, in fine, de sa valeur sociale. Ce qui donne un éclairage quelque peu différent à l’image familière de la tête phrénologique, avec sa mosaïque de facultés ésotériques minutieusement délimitées.
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Neil Davie, « Tempêtes sur des crânes. La phrénologie à l’ère victorienne »,
La Vie des idées
, 22 juillet 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Tempetes-sur-des-cranes
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