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Les secrets de la sylve et d’une vie

À propos de : Suzanne Simard, À la recherche de l’arbre-mère : Découvrir la sagesse de la forêt, Dunod


par Michel Gueldry , le 10 mai 2023


L’engouement récent pour les arbres et leur capacité d’entraide doit beaucoup à l’experte en sylviculture Suzanne Simard, dont l’ouvrage récemment traduit retrace le parcours professionnel et vital.

Cet ouvrage touffu (comme les arbres, bien sûr) et riche (comme l’humus qui les nourrit) aurait pu être élagué, mais il mérite notre patiente promenade et son succès mondial, tant il apporte aux lecteurrices équipées d’une bonne carte de ses multiples sentiers. En effet, Suzanne Simard (1960-), experte de la sylviculture à l’Université de Colombie Britannique, vise ici maints objectifs : hommage à sa famille de l’Ouest canadien ; mémoire de son itinéraire professionnel ; détail de ses hypothèses, procédures et opiniâtres expériences arboricoles ; souvenirs de conversations, de rencontres et de vie ; récits des luttes pour la vérité scientifique dans des milieux longtemps hostiles ; et explications des mystères telluriques des forêts.

Les dialogues internes se répètent, maintes conversations et saynètes sentent la reconstruction a posteriori, et l’auteure se retourne constamment pour avancer. Toutefois, ce trop-plein n’est pas dispersion, car l’unité sous-jacente se révèle : l’auteure présente une somme de vie et de science au prisme de l’écologie humaine et naturelle pour organiser ce qu’Alexis Jenni (agrégé ès-sciences naturelles, prix Goncourt 2011) nomme une vie commune (2021) entre humains et écosystèmes. Ce qui semble des détours (sa cérémonie de mariage) ou des coups d’arrêt (son divorce ; son cancer) sont autant de clairières dans l’épaisseur des sciences et d’une vie. Or, selon Jules Renard, « Penser, c’est chercher des clairières dans une forêt ». L’émotion s’affirme aussi quand la tragédie frappe (p. 161-63), quand ses filles naissent, quand elle défend son intégrité contre les intérêts industriels et bureaucratiques masculinisés, ou quand le cancer la terrifie, plus que les ours ou les loups qu’elle croise quand au bois cheminant.

Le terreau initial : tropisme familial et années de formation

Pour commencer et finir (p. 26-44, 308), en un cycle naturel, elle rend hommage à sa famille (d’origine québécoise) de bûcherons en Colombie Britannique. Leur vie physiquement rude était en harmonie avec ces milieux, et de nombreuses photos de famille et d’enfance, de champignons et d’arbres, montrent son enracinement dans ces deux communautés symbiotiques. Élevée dans les montagnes Monashee en Colombie Britannique, elle travailla d’abord pour le Service des Forêts provincial puis obtint son doctorat en sciences forestières à l’université de l’Oregon. Elle parle avec admiration de sa mère, avec chaleur de ses collègues, de ses étudiants (majoritairement femmes) ; et son ton reste mesuré quand elle parle d’administrateurs forestiers butés ou de journalistes manipulateurs (p. 190-92). Maintenant appuyée par la communauté scientifique et les praticiens des forêts, on la sent plus sereine.

Une grosse partie de l’ouvrage présente ses hypothèses, méthodes et tests, rappelant ainsi que le processus scientifique n’est pas linéaire. Sa vie pivota en août 1997 quand la revue scientifique Nature publia son étude sur les échanges gazeux entre les arbres et entre des espèces différentes par la symbiose entre racines et les champignons, les mycorhizes (du Grec μύκης mukês « champignon », and ῥίζα rhiza, « racines »), réseaux de veinules souterraines permettant une relation mutualiste entre individus et entre espèces différentes. Les mycorhizes peuvent être généralistes (connecter, par exemple, bouleaux et sapins) ou servir une seule espèce, saisonnières ou endémiques, et fonctionner en continu ou selon les besoins saisonniers des différentes essences. Simard prouva que les rhizosphères de plantation sont pauvres de telles toiles de vie, contrairement aux vieilles forêts naturelles : « [T]outes les plantes dans cette forêt s’entre-appartenaient » (« all the plants in this forest belonged to one another  » p. 169).

Les constellations telluriques

En 2015, Peter Wohlleben secoua nos perceptions des arbres avec son ouvrage La vie secrète des arbres. Invité à l’émission littéraire La Grande Librairie, ce forestier allemand expliqua que les arbres ne sont pas des choses inertes, mais des organismes vivants, communiquant avec des odeurs, des micro-signaux électriques et chimiques, et des tissus de filaments champignonneux. Quand l’un d’eux est attaqué, par exemple par des coléoptères, il libère des messages chimiques de détresse que les autres reçoivent pour se prémunir du danger. Les arbres sains continuent de nourrir des souches d’arbres abattus il y a des dizaines ou des centaines d’années.

Ici, Simard montre que la biochimie végétale souterraine relie les arbres apparemment séparés en surface. Le mycélium filamenteux colonise les racines des plantes et des arbres et forme une toile si dense que sous un seul pas peuvent croître des kilomètres de mycélium. Le rythme de vie rapide des filaments fongiques leur permet de s’adapter plus facilement et rapidement aux conditions changeantes. Simard injecta des isotopes de carbone comme traceurs dans des expériences (sur le terrain et en serre) pour mesurer les échanges gazeux entre arbres individuels et espèces, notamment les bouleaux, les sapins de Douglas et les cèdres rouges. Les bouleaux reçoivent plus de carbone des sapins quand ils perdent leurs feuilles, tandis qu’ils alimentent les sapins qui poussent, ou poussotent, dans l’ombre. Ces espèces et d’autres échangent des sucres selon les changements saisonniers. Toutes les plantes (sauf les espèces fermières naturellement non mycorhizées ou qui sont irriguées et fertilisées) « requièrent l’aide des fongus pour absorber l’eau et les nutriments pour survivre » (« require the helper fungi to soak up water and nutrients to survive » p. 67).

Anthropocentrisme ?

Le forestier allemand parle de « mémoire », de « filiation » et de « compte du temps » par les arbres et se voit donc accusé d’anthropocentrisme. Simard va plus loin : elle cumule une approche en termes d’écosystèmes et une approche anthropocentrée quand elle s’ouvre aux sagesses ancestrales. Son approche systémique parle de nœuds (« nodes ») et de moyeux (« hubs ») dans un réseau vital, son approche personnalisée d’arbres-mères et pères (p. 228). Elle établit des cartes des relations d’échanges entre les organismes et générations (p. 221-29) mais ne parle pas de liens généalogiques ou d’‘arbres de famille’. Mais ces distinctions s’estompent quand elle établit l’existence de « mère[s] des Arbres-Mères » (« the mother of all Mother Trees » p. 233) que les forestiers nomment, justement, « un arbre loup » (« wolf tree » p. 233). Avec le temps, l’assise professionnelle grandissante et surtout l’épreuve du cancer, elle profite « de la liberté pour poser des questions plus risquées » (« I’d been enjoying the freedom to ask riskier questions » p. 259) concernant la « reconnaissance de la parentèle » (« kin recognition » p. 258) parmi les sapins de Douglas. Ici aussi, elle démontre que les arbres reliés reçoivent plus de carbone, fer, cuivre etc. que les non-reliés (p. 268-69). Lors de sa chimiothérapie, elle est bien entourée de femmes, et reconnaît à cette occasion le besoin de connexion et de communication pour la santé et sur la sagesse des peuples premiers pour la guérison par les plantes. Elle en vient à affirmer que les arbres mères « peuvent vraiment nourrir leur descendance […], reconnaître leur parentèle et les distinguer des autres familles et des espèces différentes » (« can truly nurture their offspring […], recognize their kin and distinguish them from other families and different species » p. 277).

Et quand elle parle de « la sagesse longtemps détenue par les peuples aborigènes du monde entier » (« wisdom long held by Aboriginal peoples the world over  » p. 280), elle se rapproche d’une autre botaniste anglo-irlando-canadienne célèbre, Diana Beresford-Kroeger, dont l’œuvre mêle science moderne et sagesse des peuples premiers, dans son cas celtiques et amérindiens (2019). En fin de volume, Simard mobilise la sagesse forestière de Amérindiens et, sans surprise, des grands-mères indiennes. Modeste, elle souligne qu’elle a redécouvert ce que ces tribus savaient et que la modernité a oublié : « [T]out dans l’univers est connecté » (« everything in the universe is connected  » p. 283 ; souligné par Simard), par exemple l’azote provenant des restes des saumons dévorés par les ours puis métabolisé par les arbres (p. 290-93).

Simard offre donc une forme de biomorphisme fondée sur la science forestière, l’écologie systémique et l’expérimentation. Sur ce point, Jacques Tassin, chercheur en écologie végétale, propose une piste médiane quand il explique que Penser comme un arbre signifie non pas penser comme penseraient les arbres (analogie anthropocentrique), mais penser « de la manière dont les arbres sont au monde », c’est-à-dire, « formidablement présents, formidablement interactifs, formidablement partenariaux, avec cette souplesse, cette capacité d’ajustement, ils prennent leur temps, ils sont dans la sobriété » (Grande Librairie).

Être une scientifique

Simard fut la première femme à travailler pour une compagnie d’exploitation forestière et à contester ouvertement la vulgate des producteurs et de l’administration provinciale, et de manière répétée. Contre ces intérêts établis, elle condamne la pratique de « ratisser à mort le sol de la forêt » (« raking away the forest floor » p. 134) et recommande de laisser « ces plantations [industrielles] pousser avec les communautés des plantes indigènes intactes » (« let these plantations grow up with the native plant communities intact » p. 132). Après 40 ans de carrière, elle critique les méthodes scientifiques établies trop rigides (« Nature itself had blurred the rigidity of my experiment  » p. 285) non parce qu’elle a une conception féminine ou féministe de la science, mais parce que la science officielle a longtemps été modelée par les hommes selon un modèle masculin de la réalité. Ceci rappelle la révolution épistémologique de la grande Rachel Carson dans les années 1950-60 (Paquot 2023).

Face aux intérêts masculins, elle dut argumenter en faveur de la réalité du changement climatique (p. 202) et subit des incidents de pression physique (p. 205-06). Elle démonte ainsi les mécanismes de production de la vérité officielle au sein du Services des Forêts pour servir les intérêts établis, ce qui lui valut des ennemis. Simard est féministe largo sensu par ses luttes contre un système masculin ankylosé de production de la réalité, et pour avoir élevé ses filles dans l’amour des forêts, de la science et de l’exercice physique. Son choix de révéler à la fois sa vie et son œuvre, ses forces et ses doutes (parler en public lui fut longtemps un supplice), et sa bisexualité (p. 262) est une forme d’écriture holistique, un modèle libérateur d’être et de faire. Elle est aussi écoféministe au sens où elle établit des rapports entre les violences capitalistes contre la nature et les violences des Européens contre les American natives. Elle ne commente pas sur les violences patriarcales contre les femmes comme fondation d’un ordre économique injuste, mais son entourage est très largement féminin. En fin de volume (p. 294-95), elle appelle la science à intégrer les sagesses aborigènes, ce qui complète son écoféminisme.

La double lutte genrée et écologique est donc liée. Notons ici qu’en 1984, Wangari Muta Maathai, biologiste et militante politique et écologiste, reçut le Right Livelihood Award, Prix Nobel alternatif, suivi en 2004 par le prix Nobel de la paix, pour son engagement en faveur des femmes et des arbres au Kenya. En 1977, en s’appuyant sur un mouvement citoyen de femmes militantes, elle fonda le Green Belt Movement pour lutter contre la déforestation, l’érosion des sols et des sources de vie des villageois du Kenya, et pour les droits des femmes, la démocratie et l’état de droit. Notons également le mouvement Chipko Adolan, qui unit femmes et enfants de l’état d’Uttarakhand (aux contreforts de l’Himalaya) en 1973, pour affirmer que le développement social local est indissociable de la bonne gestion des forêts (Guy, 1982 ; Mies et Shiva, 1993).

Repenser les quatre natures

Cette expression reflète l’évolution de l’anthroposphère envers les écosystèmes et de nos représentations de la nature. La première nature est la nature originelle où l’homo sapiens vivait dans un monde inchangé et soumis à ses possibilités et ses obligations. Dans le De natura deorum, Cicéron définit la seconde nature comme la modification de l’environnement par l’agriculture et l’ingénierie des rivières. La terza natura, selon l’humaniste Jacopo Bonfadio (env. 1508-1550), est constituée de ces nombreux parcs, jardins et autres lieux d’agrément que les artistocrates créaient alors pour leur plaisir (Beck 2002). Nous vivons désormais dans la quatrième nature avec notamment l’agriculture de masse, l’industrialisation du vivant, et les biotechnologies qui manipulent l’évolution génétique elle-même.

Simard remet en cause la révolution verte et l’agriculture intensive (politique de la terre brûlée, pesticides, fertilisants, monoculture, récoltes à haut rendement), bases de la quatrième nature, et confirme le bien-fondé d’une approche alternative du développement et de la gestion des microclimats en zones sensibles. Par exemple, Tony Rinaudo, expert forestier australien et récipiendaire du Right Livelihood Award (2018), publia son autobiographie Les forêts souterraines (2022). Sa révolution des techniques de reboisement, la farmer-managed natural regeneration fut codéveloppée au Niger avec son épouse Liz dans les années 1980. Elle ne plante pas d’arbres nouveaux, mais régénère des souches existantes, des arbres ‘endormis’ sous terre mais maintenus en vie par les réseaux souterrains collectifs, avec de grands succès (Schlöndorff). On constate ici la portée d’une science intégratrice (non industrielle) des constellations souterraines, pour organiser ce que Vandana Shiva nomme Oneness vs. The 1% (2020), c’est-à-dire, l’unité [principielle et politique] contre les ploutocrates.

Simard entend donc refonder la science des forêts car « l’industrie a déclaré la guerre à une partie des écosystèmes [...] vus comme des compétiteurs et des parasites contre les récoltes profitables » (« The industry had declared war on those parts of the ecosystem [...] that were seen as competitors and parasites on cash crops » p. 4). Elle démontre que notre perception conventionnelle des arbres comme des organismes individuels, séparés et verticaux reflète notre ignorance née de notre propre isolement, et relève d’un anthropocentrisme dévoyé, de notre narcissisme individualiste et de notre économie productiviste. Les arbres sont des organismes collectifs, puissamment horizontaux, ou plus exactement multidimensionnels et multidirectionnels. Ils forment un système écologique complexe, au sens que la théorie des systèmes et l’écologie scientifique donnent à ces mots. Il faut donc, pour étendre l’expression d’Aldo Leopold, « penser comme une forêt » (2020).

Suzanne Simard prouve que la forêt est un processus de coévolution où « [t]out a un but » (« Everything has a purpose » p. 303). La coévolution implique que les arbres sont liés entre eux et que les êtres humains sont liés à eux et aux écosystèmes en général. Ainsi, comme la coopération est « essentielle pour l’évolution » (« essential to evolution » p. 61), sa perspective écologique appliquée aux sciences forestières et à la société humaine a des implications profondes pour notre Anthropocène.

Suzanne Simard, À la recherche de l’arbre-mère : Découvrir la sagesse de la forêt, traduit par Laurence Lecharpentier. Paris, Dunod, 2022, 454 p, 25 €. [Finding the Mother Tree. Discovering the Wisdom of the Forest, New York, Knopf, 2021, xi-340 p.]

par Michel Gueldry, le 10 mai 2023

Aller plus loin

Références
 Beck, Thomas E. “Gardens as a ‘Third Nature’ : The Ancient Roots of a Renaissance Idea.” Studies in the History of Gardens and Designed Landscapes. 22.4 (2002) : 327.34.
 Beresford-Kroeger, Diana. To Speak for the Trees : My Life’ Journey from Ancient Celtic Wisdom to a healing Vision of the Forest. Random House Canada, 2019.
 De Marco, Camillo. “Schlöndorff, Volker, réalisateur de The Forest Maker, 5 avril 2022.
 Guy, Barthélemy. Chipko. Sauver les forêts de l’Himalaya. L’Harmattan, 1982.
 Jenni, Alexis. Parmi les arbres. Essai de vie commune. Actes Sud, 2021.
 Leopold, Aldo. A Sand County Almanach. Oxford, 2020.
 Mies, Maria et Vandana Shiva. Ecoféminism. Zed Books, 2014 [1993].
 Paquot, Thierry. Rachel Carson. Pour la beauté du monde. Calype, 2023.
 Rinaudo, Tony. The Forest Underground : Hope for a Planet in Crisis. Iscasts, 2022.
— -. Entretien avec Michael Messenger. 2022.
Shiva, Vandana et Kartikey Shiva. Oneness vs. the 1%. Shattering Illusions, Seeding Freedom. Chelsea Green, 2020 [2018].
 Simard, Suzanne. Ted Talk 20 août 2016 : “How Trees Talk to Each Other”.
 Tassin, Jacques. Penser comme un arbre. Odile Jacob, 2018.
— -. « ‘Penser comme un arbre’, la proposition de Jacques Tassin. » La Grande Librairie. 4 mai 2018. 2018.
 Wohlleben, Peter. Das geheime Leben der Baüme. Was sie fühlen, wie sie kommunizieren. Die Entdeckung eines verborgenen. Ludwig Verlag, 2015. La vie secrète des arbres. Ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent. Les Arènes, 2017.
— -. « La vie secrète des arbres ». La Grande Librairie. 15 décembre 2017.

Pour citer cet article :

Michel Gueldry, « Les secrets de la sylve et d’une vie », La Vie des idées , 10 mai 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Suzanne-Simard-A-la-recherche-de-l-arbre-mere

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