Stéphanie n’aime pas parler d’elle. Elle préfère parler des autres, en particulier de Georges, de Marvin et d’Ahmed. Ces trois jeunes, il y a 5 ans isolés, étrangers et vulnérables, qu’elle a hébergés chez elle. Aujourd’hui, ils ont leur vie, leurs amis et travaillent, mais elle continue de les guider dans leur parcours de jeunes adultes. Stéphanie n’aime pas parler d’elle, mais lorsqu’elle raconte sa relation avec ces trois garçons, elle dit comment son engagement d’hébergeuse solidaire de jeunes exilés isolés a transformé sa vie. Émotive, « hypersensible peut-être » se justifie-t-elle, l’idée qu’on puisse écrire sur elle la met mal à l’aise. Elle se prête néanmoins à l’entretien par respect pour les étudiants, les journalistes, la recherche et pour la cause.
Un besoin d’agir
Tout et rien ne prédestinait Stéphanie à un tel engagement. Enfant d’une famille de médecins engagés sur les questions de développement et d’accès aux soins des plus défavorisés, Stéphanie grandit à l’étranger, aux Comores et en Tunisie, jusqu’à ses 14 ans. Elle grandit entre un grand frère adopté comorien, une sœur et deux petits demi-frères guinéens. Lorsque ses parents partent vivre au Mali, elle rentre en France pour ses études. Enfant, elle se souvient d’avoir été contrariée par l’engagement de sa mère dans des associations d’aide au développement, auprès des autres enfants, des femmes et des personnes fragiles. Elle fait des études de cinéma, intègre l’École Louis Lumière et devient monteuse. Entre sa mère protestante et son père plutôt anticlérical, Stéphanie étudie le Coran en Tunisie à l’école. Vers 30 ans, elle se tourne vers le yoga et la méditation et s’éveille à une autre spiritualité.
En 2015, elle a 43 ans, est célibataire, et vit dans un petit appartement douillet dans le 10e arrondissement, à 10 minutes de la place de la République. Ni militante ni syndicalisée, elle manifeste régulièrement, participe à de grandes discussions politiques passionnées avec ses proches en disant toutefois ne « rien faire » de concret. « A part les manifs, que je ne trouve pas très efficaces, je ne faisais rien. » Côté boulot, elle tourne en rond et a de plus en plus de mal à supporter le réalisateur avec qui elle travaille depuis déjà quelques années. Elle décide de faire un break professionnel tout en questionnant largement le métier et le milieu auquel elle appartient. « Je me disais, mais qu’est ce que je fous dans ce métier là, le système médiatique est pourri, c’est de la poudre aux yeux, c’est de la désinformation, c’est la société du spectacle, vraiment je ne me reconnais pas dans mon métier. »
Septembre 2015. Le premier campement urbain de migrants a été évacué avant l’été, les foules de réfugiés ont été accueillies à bras ouverts en Allemagne et la photo du petit Alan Kurdi fait la une de tous les médias. Si la guerre en Syrie a beaucoup affecté Stéphanie, cette photo de ce petit garçon mort noyé sur une plage turque est l’image de trop. Ça la « prend aux tripes », elle veut agir, donner du temps, faire quelque chose. En suivant une amie, elle contacte l’association Singa. « C’était super simple, il suffisait de donner un peu de son temps. » Sur le coup, cela semble lui convenir. Mais au bout de deux mois, elle ne se sent pas en adéquation avec le positionnement de l’association, trop apolitique pour elle. Depuis le début de ce qui a été appelé à tort la « crise des migrants », et qui s’avère de plus en plus une crise de l’asile et de l’hospitalité institutionnelle (Karen Akoka, Marine Carlier, et Solange de Coussemaker, 2017), elle suit différents groupes, collectifs et organisations de soutien sur les réseaux sociaux. Elle voit passer de plus en plus de messages sollicitant de l’aide, des vêtements, du temps. À l’été 2016, elle se rend à un café d’accueil des candidats bénévoles place de Stalingrad. Ces réunions au café ont lieu toutes les semaines dans une brasserie non loin des campements de migrants et présentent en deux heures toutes les possibilités d’engagement et d’actions aux bonnes volontés. Elle passe sur les campements, seule, mais ne retrouve pas les autres aidants avec qui elle a rendez-vous. Sans grande conviction sur le sens de ces actions, elle donne quelques coups de main, par-ci par-là, sans trouver tout à fait sa place. « Je voyais toujours passer des messages sur Facebook qui disaient qu’il y avait du monde dans la rue, des primo-arrivants... J’essayais de joindre les gens, je ne comprenais rien : qui était qui, qu’est ce que tu pouvais faire, où est-ce que… Et puis voilà j’ai vu passer un message sur l’hébergement cet été… » Elle qui s’était promis de ne jamais héberger, lassée d’avoir trop hébergé ses amis et les amis d’amis, finit par passer à l’acte. « C’est bon, j’ai un canapé et il y a des gamins de 14 ans dans la rue, je peux essayer quoi ! et on verra bien… Et c’était parti. » Quelques heures après avoir signifié sa disponibilité au réseau, elle reçoit un jeune Afghan. Elle se dit que ça durera trois jours.
Rapidement une relation très forte se tisse entre eux deux. Il restera 4 mois chez elle, en alternance avec une copine. Fin 2016, face à la lenteur du tribunal à reconnaître la minorité du garçon, elle le conduit, à sa demande, à Calais, au moment de l’évacuation du bidonville. Il passera un mois et demi en centre d’accueil et d’orientation pour mineurs isolés (CAOMI), sans plus de nouvelles sur ses démarches que lorsqu’il vivait dans la capitale. Loin de tout, déprimé, il revient à Paris et dort à nouveau chez Stéphanie avant de poursuivre sa route et rejoindre l’Angleterre. Après cette première expérience, Stéphanie découvre un collectif dont l’état d’esprit lui plaît, un mode d’engagement compatible avec sa vie. Elle n’a plus de raison de s’arrêter. Au contraire. « Je crois que c’est la première fois que je trouve un truc qui me correspond. »
Des premiers hébergements à l’épuisement
Dans son appartement, composé d’une salle de douche, d’une petite cuisine sombre, d’un cabinet de toilette, d’une chambre et d’un grand salon, les jeunes passent, s’installent une nuit, une semaine ou plus. Elle découvre les rouages d’une administration complexe, d’une politique migratoire inadaptée aux réalités des situations et à l’ampleur des demandes. En France, tout mineur étranger isolé et vulnérable doit être pris en charge par l’aide sociale à l’enfance qui, responsable de sa prise en charge, a la charge de l’héberger, de le scolariser et de l’accompagner. À condition d’être reconnu mineur, et c’est là que réside toute la complexité de la procédure. En France, entre 2016 et 2019, le nombre de mineurs étrangers isolés pris en charge a augmenté de plus de 50% [1]. Derrière ces données, ne sont comptabilisés que les jeunes exilés dont la minorité est reconnue. En effet, le taux de reconnaissance de minorité varie largement selon les départements : entre 9% et 100% lors des premiers mois de l’année 2017 selon la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Même si les jeunes non reconnus mineurs engagent souvent un recours devant la justice, ils ne bénéficient d’aucune prise en charge institutionnelle le temps des procédures et sont donc contraints de vivre à la rue. Face à ces milliers de jeunes exilés dans les rues, Stéphanie, comme de nombreux autres aidants, soutiens, militants et bénévoles, ne peut rester impassible (Babels, 2019). Rapidement elle devient coordinatrice du pôle hébergement du collectif devenu association. À cette époque, l’association organise l’hébergement de près de 200 mineurs dans plus de 300 foyers franciliens.
Au courant des situations et des galères des plus fragiles, elle n’hésite pas à déplier les deux canapés-lits du salon, selon les besoins et les urgences. En 3 ans, elle en héberge une cinquantaine, sans compter ceux qui s’installent chez elle lorsqu’elle laisse les clés de son appartement quand elle part en vacances.
Plus qu’un acte politique, ouvrir son foyer est pour Stéphanie une manière de se sentir concerné par le monde et d’y trouver sa place. Une manière de se réconcilier avec le monde qui l’entoure et avec laquelle elle ne se sent plus en phase. « Depuis l’élection de Sarkozy, je me sens même pas bien dans mon environnement, j’ai pas l’impression de vivre dans une société qui me correspond et j’ai l’impression de voter pour des politiques en n’étant absolument pas convaincue, je vote tout le temps, mais de le faire de façon presque mécanique sans savoir ce que je fais presque… » En hébergeant ces jeunes garçons, elle trouve une cause qui l’intéresse, qui la touche. Surtout, elle redessine doucement autour d’elle une autre société. « Je me sens plus moi-même intégrée dans la société ». Elle mobilise ses amies, rappelle d’anciennes connaissances pour qu’elles deviennent hébergeuses. En organisant les transferts des jeunes d’hébergeurs en hébergeurs, elle repère dans les listings les noms de personnes qu’elle connaissait, mais qu’elle avait perdues de vue, « une réalisatrice, une copine de ma mère… » Elle se rend alors compte que son cercle social est plus proche et plus engagé qu’elle ne le pensait, comme si elle quittait une « société ennemie » pour pénétrer un milieu bienveillant et solidaire à l’égard des exilés, un nouvel univers régi par « un autre mode de fonctionnement » où tisser une relation à l’autre, le rejeté, le vulnérable, le fragile est non seulement possible, mais structurant.
Cependant, insidieusement, au quotidien, la coordination et l’hébergement commencent à la submerger. Bien que la majorité des jeunes soit autonome, elle partage son foyer et son intimité au quotidien. Certains s’avèrent épuisés, fragiles, perdus. Régulièrement, ils lui confient leur histoire, le soir autour de la toile cirée. Une histoire faite de naufrages, de tortures, d’abandons et de déshérence. Et puis, il faut prévoir un bon petit déjeuner le matin, s’assurer qu’ils soient occupés la journée et aillent aux cours de français proposés par l’association, partager un repas le soir et s’organiser pour les passages dans la salle de douche. S’ajoute à cela, la coordination et les sollicitations omniprésentes des partenaires et des jeunes qui commencent à faire circuler son numéro de téléphone. Les coordinatrices, quatre ou cinq selon les périodes, correspondent par messagerie instantanée, ce sont des centaines de messages tous les jours. Il faut appeler les hébergeurs, suivre les signalements des jeunes laissés à la rue, vérifier les déménagements des hébergés… Tous les jours, Stéphanie y consacre plusieurs heures. Sans compter, les pièces de théâtre traitant de la réalité migratoire qu’elle va voir, les évènements caritatifs portés par d’autres associations, les soirées débats et les cafés des hébergeurs, les réunions avec les partenaires... En outre, en tant que monteuse, elle travaille souvent de chez elle et ne peut s’isoler facilement.
Petit à petit, elle touche les limites de son action d’hébergeuse. Face aux écueils de l’hospitalité publique, l’hospitalité privée s’avère certes indispensable, mais insuffisante. Et invisibilise tous ces jeunes non pris en charge derrière les portes de centaines de foyers de particuliers (Paté, 2017). Une réalité qui agace Stéphanie, comme les autres coordinatrices de l’association, qui ne veut pas héberger pour se substituer aux institutions, mais pour compléter les dispositifs d’État.
Surtout l’idée que son engagement sera de courte durée s’écroule. L’utilisation répétée du mot « crise » (« crise des migrants », « crise de l’asile », « crise humanitaire », « crise de l’accueil »…) a fait croire à un ensemble d’acteurs que cette situation était temporaire (Blancard et Rodier, 2016) ; par conséquent, Stéphanie s’est engagée pensant que ces logiques d’hospitalité privée seraient passagères, le temps que les institutions prennent le relais. « Notre méconnaissance du système nous a fait croire que ça pouvait être temporaire…. C’est-à-dire on s’engage toutes en se disant qu’il y aura une issue positive. Et rapide. Et qu’après... Même entre nous [coordinatrices] on se fait croire que ça ne va pas durer longtemps et qu’il y aura des solutions. » La crise nécessite d’aller vite et légitime un effort et une mobilisation exceptionnels (Lipsky et Smith, 2011).
Mais une urgence ne peut durer. Au bout de trois ans, Stéphanie est épuisée. Comme toutes les filles de son équipe, elle craque. Elle s’est perdue à vouloir protéger les plus fragiles. La bonne volonté n’a pas suffi. Elle n’en peut plus, ne supporte plus de partager son appartement, de ne plus avoir de vie privée et amoureuse, de ne plus trouver le temps pour faire autre chose. Elle étouffe sous l’urgence. Surtout, elle ne supporte plus la charge morale que représentent toutes ces situations, toutes ces histoires de vie, tous ces jeunes qu’elle ne peut pas aider. Elle étouffe dans la cohabitation et la perte de son intimité et dans l’épreuve politique qui s’impose à elle. Elle est devenue, à son corps défendant, un instrument de l’inaction publique. Elle se forme aux massages, réfléchit à changer de métiers pour travailler dans le social. Finalement, elle décide de s’arrêter et part au Népal quelque temps. Mais à peine revenue, elle héberge à nouveau, en se donnant des limites : elle n’accueille que des jeunes qu’elle connaît déjà et en dépannage pour de courtes durées. Elle sait qu’elle doit moins en faire pour faire mieux. Héberger n’est pas un acte non contraignant, facile, temporaire comme elle l’a cru un temps. C’est un acte intense, bouleversant, engageant. Un acte vivant, qui nourrit et se nourrit des relations, ce que veut préserver Stéphanie.
Une transformation profonde
Six ans après son premier hébergement, Stéphanie n’a pas réellement changé, mais sa vie s’est transformée : elle a une nouvelle famille. Une nouvelle famille enrichie des coordinatrices avec qui elle a un lien d’affection profond et qu’elle continue de voir régulièrement. Mais surtout une famille dans laquelle Marvin, Ahmed et Georges, dont elle est devenue la marraine républicaine, ont une place particulière.
Stéphanie a du mal à trouver les mots pour nommer la relation qui la lie à ces trois jeunes hommes. Il est plus facile de dire ce que ce n’est pas : ni une relation de fratrie, ni une relation d’amitié, ni une relation amoureuse. Parfaitement consciente de l’asymétrie propre à la relation d’hospitalité (Agier, 2018 ; Gotman, 2001), Stéphanie ne veut ni l’éluder complètement ni l’assumer totalement. Avec tous les jeunes hébergés, la complexité de la relation à établir s’est posée, empreinte d’ambiguïtés propres aux rapports de genre, teintées de séduction. Le rôle de mère de substitution s’impose souvent (Masson Diez, 2020). « Il y a évidemment un rapport maternant [qui s’établit], ce serait hypocrite de ne pas le dire. Mais ce n’est pas complètement maternant, c’est plus [une relation] de grande sœur. » Pour beaucoup de jeunes hébergés, être face à une femme autonome est complexe et renvoie souvent à un imaginaire de femme libérée, économiquement et sexuellement. Stéphanie a toujours posé les choses très clairement, par exemple en donnant son âge aux jeunes accueillis pour établir une certaine distance dans les relations. Pour être ni la copine, ni la sœur. Finalement, elle préfère être dans un rapport maternant, « le fait qu’ils m’appellent maman permet d’éviter autre chose. »
Pour Marvin et Ahmed, les liens d’affection semblent évidents, c’est une forme de relation avec une tante privilégiée, un peu à l’image de la relation qu’elle a avec certains de ses neveux et nièces. Avec Georges, c’est plus complexe. Elle hésite et bute sur les mots lorsqu’elle en parle. Elle le voit souvent, pour les fêtes, les anniversaires ou juste comme ça, sans raison. Georges part en vacances chez la maman d’Stéphanie. Il a un double de ses clés. Lycéen, elle l’a aidé pour ses devoirs et lavé son linge, puis l’a accompagné pour trouver un apprentissage, puis un emploi. Il y a peu, il lui a présenté son amoureuse, Stéphanie a aidé à l’emménagement du couple et soutient dorénavant la jeune femme dans sa recherche d’emploi. Elle s’est posé plusieurs fois la question de l’adoption, sans se résoudre à passer à l’action. Elle le considère comme son fils, presque. « Je suis sa presque mère ». De son côté, Georges l’a nommée une fois comme telle en la présentant comme sa maman à un ami, sans toutefois ne jamais l’appeler autrement que par son prénom. Pour Stéphanie, sa relation avec Georges, Marvin et Ahmed est l’essence même de son engagement d’hébergeuse : avoir « fait famille » en acceptant de se mettre en péril, en ayant risqué son foyer et son intimité, avec ses maladresses, ses imperfections et ses représentations qui sont les siennes.
C’est à travers ces relations que son engagement perdure. Toutes ces personnes avec qui, tous les jours, elle dessine une autre société à hauteur de femme. Pour ses 50 ans, Stéphanie a réuni tout ce petit monde qui compte pour elle : d’anciens camarades de Louis-Lumière, des militants, des hébergeurs, d’anciennes coordinatrices, des copains intermittents et des jeunes étrangers. Passé le plaisir de se retrouver entre amis ou personnes connues, les invités se sont mélangés et ont dansé tous ensemble, comme si cette nécessité de faire frontière et de mettre des limites, d’avoir la juste position n’avait plus d’importance. Dans son invitation, elle avait précisé : pas de cadeau, mais une participation financière, pour ceux qui le souhaitent, pour deux associations d’aide aux mineurs qui lui tiennent à cœur.