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Recension Histoire

Orthodoxie islamique

À propos de : Stéphane Lacroix, Le Crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte, CNRS Éditions


par Dominique Avon , le 6 février


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Les salafistes envisagent l’islam comme un système de vérité englobant : aucun élément de la vie ne doit lui échapper. Stéphane Lacroix décrypte et historicise cette conception, qui s’étend du loyalisme au djihadisme.

L’Égypte a connu un « changement religieux » profond et rapide au cours du dernier demi-siècle, au point que le salafisme est devenu « de facto […] le nouveau référent normatif de l’islam sunnite égyptien » (p. 280). Telle est la thèse principale défendue par Stéphane Lacroix dans cette remarquable monographie, associée à une thèse secondaire : le salafisme égyptien est demeuré le « fruit d’une dynamique endogène » (p. 376).

Corpus de référence et grammaire d’action

L’étude repose sur deux observations de fond : le recours au religieux est en partie autonome, il ne peut pas être réduit à une couverture lexicale de rapports de forces politiques ou économiques ; à l’encontre de l’idée que tout musulman disposerait de la même autorité que son coreligionnaire, des formes magistérielles doivent être prises en compte pour saisir ce qui se joue.

Le politologue dispose d’une connaissance éprouvée du monde arabe. Après le travail qu’il a conduit sur le clergé saoudien, il a passé trois années en Égypte (2010-2013), enquête prolongée par des entretiens ultérieurs. Outre sa fine compréhension des milieux étudiés, il fait montre d’une connaissance approfondie de la bibliographie en arabe, en anglais et en français.

Pour conduire son analyse, Lacroix utilise deux outils, celui du « corpus » et celui de la « grammaire d’action », en prenant soin d’indiquer que la construction du lien entre les deux n’acquiert pas immédiatement une stabilité dans la mouvance salafiste. Le « corpus » permet de circonscrire un bloc référentiel d’auteurs : un trio formé d’Ibn Taymiyya (1263-1328) et de deux de ses disciples, Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350) et Ibn Kathir (1300-1373) ; en amont figurent Ibn Hanbal (780-855) et Ibn al-Jawzi (1116-1201), en aval Ibn ‘Abd al-Wahhab (1703-1792) et al-Shawkani (1759-1839).

La « grammaire d’action », qui renvoie au terme polysémique de manhaj, permet de donner une interprétation spécifique aux auteurs du canon. Ainsi, les salafistes sont soit des hanbalites, soit des néo-hanbalites, les seconds s’autorisant à remettre en question certaines positions de l’école juridique. Et Lacroix de préciser qu’une des particularités des salafistes consiste à faire un usage massif « du principe juridique de "blocage des moyens" (sadd al-dhara’i‘), selon lequel une pratique religieusement licite peut être proscrite dès lors que peuvent en découler des actes contraires à l’islam » (p. 24).

Il montre que la mise en œuvre de ce système a des effets religieux : le cadre théologique de l’asharisme qui prévaut dans les instituts de formation des hommes de religion musulmans est disqualifié en bloc ou en partie ; tout ce qui nourrit la vie islamique mâtinée de soufisme est présenté comme une déviance et une corruption. Les conséquences sont aussi sociétales et politiques : opposer la croyance à la mécréance signifie séparer le « bon » du « mauvais » musulman, le musulman du non musulman, le croyant du non-croyant, l’homme de la femme, l’Oumma véritablement islamique d’une Oumma musulmane qui vivrait dans un état d’ignorance pré-muhammadienne. Les manifestations les plus visibles sont, pour les hommes, le port du vêtement au-dessus des chevilles, la barbe en broussaille et, pour les femmes, l’adoption du niqab, marqueur parmi d’autres du refus de toute mixité.

Lacroix prend soin de situer son analyse dans un cadre multifactoriel, incluant les enjeux socio-économiques et politiques qui permettent de comprendre où sont les moyens matériels et humains, par exemple le développement des ressources liées au pétrole et au gaz qui donnent aux sociétés du Golfe, sous une forme publique ou privée à partir du début des années 1970, des revenus considérables. Mais il montre que la réalité salafiste obéit à une logique religieuse propre, portée par différentes catégories d’acteurs suivant cinq moments :

– la phase matricielle, marquée par les figures de Rashid Rida (1865-1935) directeur d’al-Manar et Muhammad Hamid al-Fiqi (1892-1959), fondateur d’Ansar al-Sunna ;

– le temps du « réveil islamique » (al-Sahwa al-islamiyya), qui inclut un détour par les institutions de formation des cadres religieux en Arabie saoudite ;

– la création de la Prédication salafiste autour de prédicateurs comme Muhammad Isma‘il al-Muqaddim (n. 1952) ;

– le déploiement du salafisme, allié de circonstance plus qu’adversaire du régime présidé par Hosni Moubarak ;

– l’éparpillement de la constellation salafiste après la mobilisation révolutionnaire du début de la décennie 2010.

Salafistes et Frères musulmans

Au cours de son récit très documenté, Stéphane Lacroix signale les controverses et conflits qui opposent le pôle des salafistes et celui des Frères musulmans liés à l’« islamisme » ou au « réformisme » de l’autre. Pour les premiers, l’idéal de pureté religieuse serait « une fin en soi » (p. 15) ; pour les seconds, la logique serait avant tout politique et le référentiel religieux un moyen. Ainsi, le projet d’al-Fiqi est qualifié d’« essentiellement religieux », quand celui de Hassan al-Banna (1906-1949) est présenté comme « fondamentalement politique ». Les Frères musulmans seraient conduits par des « laïcs » (ce qui est discutable quand on prend en compte le rôle joué par le shaykh syrien Mustafa al-Siba‘i) et les salafistes par des « clercs ».

Dans le même temps, il relativise l’antagonisme en montrant que les acteurs ont recours à deux « métarègles » : le « réalisme », qui conduit à ne pas chercher à appliquer hic et nunc ce qui est enseigné ; la « solidarité affichée », qui conduit à faire prévaloir l’unité des musulmans pour éviter la fitna (renvoyant au trauma de la division initiale qui traverse la Tradition musulmane). Conjoncturellement, il reconnaît des « interpénétrations initiales » entre salafistes et Frères musulmans, qui deviennent plus rares « à mesure que les grammaires se clarifient » (p. 34), mais qui se renforcent à nouveau à partir des années 1960.

Ainsi, le shaykh Mustafa Hilmi contribue à la salafisation des Frères musulmans. Et si Sayyid Qutb (1906-1966) « entre peu dans les débats théologiques stricto sensu » (p. 122), il replace « la question du credo au cœur de son message » (p. 126). La porosité est également marquée avec Rifa‘i Surur (1946-2011).

Parmi d’autres, ces éléments permettent de comprendre que de la matrice d’un « salafisme puriste », émergent deux formes hybrides (salafo-islamistes) : le « salafisme politique », caractérisé par une entrée dans l’arène politique, et le « salafisme djihadiste », associé à l’usage de moyens violents. Lacroix ajoute une troisième forme, celle du « salafisme révolutionnaire », propre au moment 2011.

Discussion critique

Il est possible d’aller plus loin que le repérage des salafisations/désalafisations partielles des Frères musulmans. Les représentants des deux pôles ont davantage que des affinités électives, ils promeuvent un islam englobant ou intégral. L’affirmation selon laquelle la « grammaire islamiste – incarnée par les Frères – vise à la prise et à l’exercice du pouvoir en tant que finalité ultime » (p. 31) est contestable.

Ses dirigeants donnent, comme les salafistes, priorité à l’« application de la shari‘a » sur le contrôle direct d’un État islamique ; ils se soucient tout autant que les salafistes de « normativité théologique ou même juridique », mais ils sont plus pragmatiques et ils n’accordent pas autant d’importance à certains éléments relevant du champ de l’orthopraxie : barbe, niqab, célébration du mawlid, musique. Tout aussi discutable est l’affirmation selon laquelle Hassan al-Banna ne poserait pas la question de ce qu’est le « véritable islam » (p. 93), ou qu’il existerait dans son mouvement une « zone grise » entre « l’islam et le non-islam » (p. 120) et que les questions politiques et sociales primeraient celles du kufr (mécréance) : il suffit de lire ses attaques à l’encontre de Taha Husayn pour observer le contraire.

De même, le soutien des Frères musulmans à la révolution khomeyniste n’est pas un quitus sur le terrain de la doctrine, mais la recherche d’une alliance contre un ennemi commun. Enfin, la coopération politique avec des Coptes, ou l’affirmation de l’octroi de la « pleine citoyenneté politique » ne signifie nullement la reconnaissance d’une égalité de droits entre musulmans et chrétiens, notamment dans le champ de la justice (mariage, héritage, témoignage).

L’affirmation selon laquelle dans le « programme frériste d’origine, cette action est pensée comme réformiste et pacifique » (p. 31), ou que la direction fait deux générations plus tard le choix d’un « abandon définitif de la violence » (p. 155), d’un « renoncement complet à la violence » (p. 159), ne résiste pas non plus à l’examen. Pour s’en assurer, il faut d’un côté lire les textes relatifs au djihad de Hassan al-Banna, de l’autre observer ce que disent des leaders du mouvement au début du siècle suivant.

Après son élection à la présidence de la République égyptienne en 2012, Mohamed Morsi réclame publiquement la libération du shaykh ‘Umar ‘Abd al-Rahman, leader spirituel de la Jama‘a Islamiyya, auteur d’une fatwa autorisant à attaquer des boutiques de joaillerie tenues par des chrétiens pour financer l’achat d’armes, libéré de prison en 1984, puis condamné aux États-Unis pour sa responsabilité dans l’attentat contre le World Trade Center en 1993, et auteur d’un fatwa justifiant la mort du romancier Naguib Mahfouz. Le même Morsi fait de ‘Adil Khayat, un ex-membre de la Jama‘a Islamiyya responsable d’attentats contre des touristes en Haute-Égypte dans les années 1990, le gouverneur de Louxor.

Lacroix aurait également pu dire qu’en février 2012 Wagdi Ghunaym est accueilli comme prédicateur vedette et itinérant par Ennahda, en Tunisie, ce qui n’est pas vraiment une manière de « jouer au centre » (p. 379). Il aurait enfin pu mentionner l’appel au fard ‘ayn (devoir religieux et individuel de combattre) lancé par le shaykh Qaradawi contre le général Sissi lors de la répression d’août 2013.

Normalisation et crise du salafisme

La question de la normalisation du salafisme en Égypte nécessite d’examiner les rapports entretenus par ceux qui s’en réclament avec al-Azhar. Stéphane Lacroix constate avec raison que deux courants bibliographiques s’opposent : les spécialistes qui pointent l’antagonisme entre l’institution azharie et les salafistes, et ceux qui étouffent les conflits.

Son propos est caractérisé par des nuances appréciables. Il présente la mobilisation du shaykh al-Ahmadi al-Zawahiri (1930-1935) contre les salafistes, ainsi que la polémique suscitée par le Saoudien ‘Abdallah al-Qasimi, peut-être en coopération avec al-Fiqi, qui a publié aux presses d’al-Manar Les Foudres najdies pour balayer les ténèbres d’al-Dijwi, avec la volonté d’humilier le shaykh Yusuf al-Dijwi (1870-1946), membre du Comité des grands oulémas : renvoyé d’al-Azhar, al-Qasimi écrit d’autres pamphlets avant de s’éloigner de l’islam et même de toute croyance en Dieu.

Par ailleurs, Lacroix note des attitudes d’inclusion ou de compagnonnage. Ainsi, le shaykh Mahmud Shaltut (1893-1963) soutient al-Fiqi, menacé d’être déchu de ses titres, avant de prôner un rapprochement avec les chiites au grand dam des membres d’Ansar al-Sunna. Signalons que la « loi de développement d’al-Azhar » de 1961 a deux versants : ce n’est pas seulement l’insertion du « religieux dans la pluralité des disciplines » (p. 106), c’est aussi la possibilité pour l’institution de former des étudiants dans toutes les disciplines, en y intégrant une formation religieuse complémentaire. Et si le grand imam ou les membres du Comité des recherches islamiques sont nommés par le chef de l’État, ce Comité se lance dans une da‘wa (mission islamique) très active, avec un financement public, qui contredit sur le fond le projet de subordination du religieux au politique prôné par Nasser.

L’islam officiel n’est pas donc aussi discrédité que les salafistes le disent à près d’un demi-siècle de distance. En sus de la mention du shaykh Sha‘rawî, il aurait fallu insister sur le portrait du grand imam ‘Abd al-Halim Mahmud (1910-1978). En 1977, c’est ce dernier qui invite Maududi à al-Azhar, figure de référence des Frères musulmans comme des salafistes, et qui demande à un comité ad hoc de savants de rédiger un modèle de Constitution islamique, dont le texte est publié dans l’organe des Frères musulmans.

Par-delà des oppositions à ne pas sous-estimer, il y a un terreau doctrinal commun sur lequel s’appuie l’un des hérauts de la Sahwa, le shaykh azhari Muhammad al-Ghazali (1917-1996), ami de Yusuf al-Qaradawi, et dont l’histoire est intimement liée à celle des Frères musulmans comme l’illustre, parmi bien d’autres signes, sa fiche sur ikhwanwiki. Aucun d’eux n’adhère au « système démocratique » (p. 159), le second ayant justifié le témoignage du premier lors du procès des assassins de Farag Fuda (1945-1992).

Dans la décennie 1970, azharis, salafistes et Frères musulmans se mobilisent pour empêcher l’octroi de droits nouveaux aux femmes et tous promeuvent le port de signes distinctifs pour les musulmanes, hijab pour les uns, niqab pour les autres : ce n’est d’ailleurs pas le « niqab [qui] s’est répandu de manière significative à partir de 1975 » (p. 147), c’est le hijab, car les étudiantes musulmanes ne portaient alors aucun voile. Ce fait est confirmé par l’essai Le Retour du hijab d’al-Muqaddim. La question de fond n’en reste pas moins la même, à savoir une obsession de la question des mœurs, parfaitement repérée par Lacroix.

Prolonger l’étude

La crise qui se dévoile au début de la décennie 2010 est interne à ceux qui prônent un islam comme contre-proposition totalisante. Les responsables azharis ont peur d’être submergés par les salafistes et les Frères musulmans. Et les salafistes se rapprochent d’eux par opposition au projet de frérisation des appareils de l’État et d’al-Azhar.

C’est à cette aune qu’il importe d’examiner les débats entre eux sur la Constitution de 2012, leur silence sur le massacre de chiites du côté de Guizeh en juin 2013, ou le ralliement du grand imam et des chefs de la Prédication salafiste au général Sissi après le nouveau soulèvement populaire puis le coup d’État militaire de la fin juin et du début juillet 2013.

C’est également à cette aune qu’il serait intéressant de prolonger l’étude pour analyser non seulement la propagande des régimes et des autorités religieuses qui leur sont en partie soumis, mais aussi les prises de position salafistes au sujet des événements de Syrie et d’Irak, en particulier lors de la proclamation, sur un vaste territoire, de la restauration du califat par les dirigeants de Daesh.
Dans son étude remarquablement conduite et argumentée, Stéphane Lacroix conclut avec perspicacité sur les changements en cours en Arabie saoudite, où Mohamed Ben Salman a posé des actes renforçant le pouvoir de la dynastie sur le clergé. Pour l’heure, nul ne peut mesurer les conséquences de ces décisions à court et moyen terme sur le salafisme et, par voie de conséquence, sur l’islam contemporain.

Stéphane Lacroix, Le Crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte, Paris, CNRS Éditions, 2024, 424 p., 26 €

par Dominique Avon, le 6 février

Pour citer cet article :

Dominique Avon, « Orthodoxie islamique », La Vie des idées , 6 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Stephane-Lacroix-Le-Crepuscule-des-saints

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