À propos de : Jean-Marc Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Economica ; Bernardo Zacka, When the State meets the Street. Public services and moral agency, Harvard University Press
L’État : monstre froid et monolithique, ou chaîne dont chaque maillon possède une relative autonomie ? C’est ainsi que préfèrent l’envisager deux ouvrages récents, au risque de dépolitiser le travail des Street-level bureaucrats. Compte rendu suivi d’une réponse de J.-M. Weller.
Comment s’exerce la domination de l’État sur les populations gouvernées ? Depuis l’ouvrage programmatique de Michael Lipsky consacré aux Street-level bureaucrats – expression désignant tous les agents qui disposent d’un pouvoir discrétionnaire sur d’autres personnes – cette question a été largement investie grâce à plusieurs enquêtes ethnographiques menées au sein des administrations sociales [1]. Deux récents livres viennent compléter cette littérature désormais foisonnante sur les coulisses de l’État. Le premier est signé par Jean-Marc Weller, chercheur au CNRS et spécialiste de longue date de l’observation des organisations bureaucratiques : vingt ans après avoir écrit L’État au guichet, il publie Fabriquer des actes d’État, synthèse de plusieurs enquêtes de terrain réalisées dans les bureaux de la Sécurité sociale et dans un tribunal de proximité. Le second, When the State Meets the Street, est un essai signé par Bernardo Zacka, enseignant de science politique au Massachussetts Institute of Technology (MIT) : il y rassemble d’une part des matériaux empiriques recueillis après huit mois d’observation participante dans un centre social luttant contre la pauvreté dans une ville du Nord-Est des États-Unis (Norville) et d’autre part des analyses secondaires d’enquêtes déjà publiées par d’autres auteurs. Partant de présupposés théoriques assez distincts, ces auteurs s’appuient sur des investigations ancrées dans des univers sociaux très différents et proposent deux manières singulières de comprendre les conditions d’exercice du pouvoir bureaucratique. L’un centre son attention sur les agencements matériels qui rendent possible la fabrication d’actes d’État, l’autre s’intéresse aux dilemmes moraux des agents de guichet et cherche à restituer en situation l’éthique des Street-level bureaucrats.
Un espace à deux dimensions
Déplorant le manque de considération des sociologues pour la matérialité des administrations, Jean-Marc Weller prend le contrepied de toute une tradition sociologique qui considère les acteurs et les règles organisationnelles comme la matière principale de l’activité bureaucratique. Il reconnaît certes que les représentants de l’État doivent être pris en compte mais considère que leur action s’inscrit dans un espace à deux dimensions : la première se compose de pièces, d’objets et de dossiers, la seconde de jurisprudences, de catégories et de références légales, et c’est à partir de ces coordonnées que s’effectue la fabrication des actes d’État. Dans cette perspective, il est primordial de replacer chaque décision dans les configurations d’équipements et d’objets qui la sous-tendent. Pour cet adepte de la sociologie des techniques et des sciences, « le droit n’est pas seulement une affaire de règles mais également de textes, de formulaires, de tampons et de trombones » (p. 32). Plaidant pour une observation des technologies bureaucratiques, il agrémente ses descriptions de croquis, de photos représentant des papiers, des documents, des registres, des écrans d’ordinateur, autant d’objets qui composent les infrastructures du droit et qui sont trop souvent négligés par les spécialistes de l’action publique.
Jean-Marc Weller s’intéresse en premier lieu au travail de qualification qu’effectuent les fonctionnaires de base et les magistrats lorsqu’ils doivent appliquer une disposition générale à une situation singulière : tamponner, inscrire, enregistrer, signer sont autant d’opérations qui s’inscrivent dans ce que Ronald Dworkin appelle la « chaîne du droit » [2]. En prenant pour objet les décisions des juges de proximité chargés de statuer sur des petits litiges de la vie quotidienne et l’activité des agents des services déconcentrés du ministère de l’Agriculture et des caisses de Sécurité sociale, il entend dévoiler « le mystère de l’État » qui réside dans sa capacité à ordonner et réagencer le monde social. Dans cette perspective, le dossier est considéré comme l’unité élémentaire du travail administratif, l’atome à partir duquel il devient possible de penser par cas. Chaque dossier administratif peut se lire de différentes façons et Weller en retient deux principales : la première, celle privilégiée par les agents de l’administration dans leur activité quotidienne, consiste à faire correspondre une situation sociale et un critère énoncé par le droit. L’enjeu n’est pas seulement de décrire la réalité mais de conférer, au terme d’un processus de qualification, une existence légale à des entités naturelles telles qu’une plaine, une prairie ou encore une vache. La seconde manière de lire un dossier, celle qui a plutôt la préférence des juges suppose de rassembler une collection d’indices pouvant donner lieu à une narration à partir de laquelle une décision sera prise. Ainsi, dans le cas d’un conflit lié au bruit causé par une occupante d’un immeuble, c’est le travail de mise en cohérence effectué par le juge qui importe pour expliquer la sanction finale.
Jean-Marc Weller accorde également une très grande importance aux bureaux et aux agencements de l’espace matériel. À partir de l’exploitation d’archives mises en ligne par l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), il restitue l’histoire des images associées à la Sécurité sociale et à ses agents, puis retrace la genèse de la séparation entre front office et back office. Il revient ensuite sur le processus de mécanisation, la politique d’automatisation du travail et tous les renouvellements d’équipements qui ont contribué à instaurer une chaîne du travail bureaucratique. Le lecteur découvre ainsi qu’émergent dès les années 1970, des dispositifs calculatoires et des formes de numérisation du droit, ainsi que la mécanisation des tâches et un contrôle méthodique des activités par l’autorité hiérarchique. Contre toute vision manichéenne qui opposerait une ancienne administration de services publics à une nouvelle bureaucratie managériale, il souligne la permanence de tensions entre rationalisation gestionnaire et prise en compte de l’usager. Weller s’intéresse assez peu à la conjoncture économique ou au contexte politique : il entend démontrer que la configuration du bureau, les modes de rangement ou les infrastructures informatiques influent davantage et très directement sur les décisions prises par les agents ; l’accès plus ou moins facile aux données, le niveau de coordination entre le juge et le greffe ou l’isolement du magistrat au sein du tribunal, sont pour lui autant d’aspects déterminants dans la production de l’action de l’État.
S’appuyant sur la théorie de l’acteur réseau qui accorde la prépondérance aux entités produites par les sciences et les techniques, Weller construit une bonne part de son raisonnement sur une analogie entre la place occupée par le bureau dans la production des faits juridiques et celle du laboratoire dans la fabrication des faits scientifiques. Tandis que beaucoup de sociologues soulignent le rôle des acteurs, Weller préfère suivre le parcours des dossiers, dans les méandres des chemises cartonnées et des logiciels informatiques. Dans le prolongement de l’étude de Bruno Latour sur le Conseil d’État [3], il considère l’application du droit comme le produit de chaînes techniques et de dispositifs juridiques et met lui aussi en scène les hésitations des magistrats, sans jamais mentionner leurs propriétés sociales et leurs préférences. Weller s’attache ainsi à rendre compte de la mise en œuvre des politiques publiques à partir de configurations organisationnelles et indépendamment des trajectoires des acteurs.
L’éthique des agents
En apparence, la perspective adoptée par Bernardo Zacka est diamétralement opposée puisqu’il entend centrer son attention sur les choix moraux des agents de guichet et restituer ainsi leur éthique politique. Il commence par récuser les thèses académiques selon lesquelles le pouvoir discrétionnaire de la street-level bureaucracy aurait été remplacé par la gestion générique d’une screen-level bureaucracy [4] : le traitement individuel des dossiers est loin d’avoir été supplanté par un réseau d’agents s’en remettant à des programmes d’ordinateur et à des algorithmes. Pour ce spécialiste de théorie politique, les réformes managériales auraient même eu plutôt pour effet d’accroître la marge de manœuvre des agents de première ligne. Partant de son expérience d’observation participante, il décrit d’abord la tension qu’il a éprouvée en tant que guichetier lorsqu’il a eu à traiter la requête d’une vieille femme afro-américaine à laquelle il ne pouvait pas répondre. Il raconte également comment il s’est senti submergé par la proximité physique de « clients » parlant fort dans leur téléphone et se montrant vindicatifs pour obtenir des chèques énergie pour l’hiver, des coupons de nourritures ou des bons d’accès aux soins. Attentif à la façon dont les guichetiers vivent leur travail au quotidien il rappelle que les agents ne se contentent pas de prendre des décisions ; ils doivent aussi se conformer à des impératifs de transparence, de courtoisie et de respect, autant d’exigences qui prennent du temps et qui peuvent s’avérer incompatibles avec la volonté de répondre rapidement au plus grand nombre possible de demandes. Confrontés à des personnes qui pour les trois quarts sont afro-américaines ou hispaniques, les street-level bureaucrats des administrations sociales sont, aux États-Unis comme en France, tiraillés entre l’ampleur de la tâche qui leur est assignée et la petitesse des moyens dont ils disposent pour y répondre. Les agents de guichet sont ainsi condamnés à être les témoins impuissants de la détresse sociale. En formulant un tel résultat, Zacka rejoint en partie, sans le mentionner, le constat dressé par Weller : l’environnement technocratique conditionne en partie les représentations et les dilemmes des agents. Il insiste lui aussi sur l’idée que la distance physique qui sépare les bureaucrates des usagers est centrale pour expliquer la plus ou moins grande sympathie avec laquelle sont traitées les demandes : un agent qui instruit un dossier seul dans son bureau sera beaucoup moins compréhensif que s’il est au contact direct du demandeur venu présenter sa requête. Ce résultat déjà énoncé dans d’autres travaux sur les politiques d’immigration [5] prend tout son sens à l’heure où les pouvoirs publics sont en passe de généraliser l’administration sans guichet et la visioconférence pour les personnes détenues ou les étrangers faisant valoir leur droit à rester sur le territoire.
Il n’en reste pas moins que les règles et les dispositifs ne sont jamais de pures contraintes : Bernardo Zacka rappelle que les agents peuvent les utiliser de façon sélective selon le jugement porté sur le « client » et le mérite qui lui est associé. L’une des originalités de son ouvrage est de présenter de façon positive la notion de pouvoir discrétionnaire, trop souvent associée à l’arbitraire et au risque de corruption. Pour lui, c’est aussi ce qui rend possible un traitement plus humain et plus juste des dossiers. La marge de manœuvre des agents par rapport au droit dépend d’abord de leurs dispositions morales et affectives vis-à-vis de la demande qui leur est soumise. Lorsqu’un demandeur rate un rendez-vous, l’agent doit le reprogrammer mais cette reprogrammation peut intervenir plus ou moins rapidement selon ses dispositions. La décision prise peut aussi dépendre du déroulement de l’interaction, des manières de parler et du langage corporel de celui ou celle qui la formule. Avec le temps, cette alchimie singulière peut laisser la place à des routines qui sont le fruit de dispositions morales et qui conduisent les street-level bureaucrats à endosser des postures et des pratiques professionnelles relativement stables. Il distingue ainsi trois façons d’investir le pouvoir discrétionnaire : le bon (the caregiver), la brute (the enforcer) et l’indifférent (the indifférent). Ces trois figures dessinent en creux trois types de rôles, sans qu’on sache si le genre de l’agent intervient dans cette distribution. Les caregivers sont celles et ceux qui sont attentifs aux particularités individuelles, qui tiennent compte des circonstances et qui entendent conférer une dimension humaine aux instituions pour lesquelles ils interviennent. Les enforcers sont soucieux de protéger le système des abus et s’efforcent donc de distinguer quelques demandes légitimes de toutes les autres, de façon à préserver les ressources à allouer. Enfin, les « indifferents », plus rapides et efficaces que leurs collègues, s’abstiennent de s’impliquer personnellement : ils refusent de se laisser dépasser par le nombre de demandes, n’hésitant pas à interrompre les demandeurs lorsque leur récit est trop long. Ces trois figures peuvent paraître réductrices mais elles permettent à l’auteur de se réapproprier la théorie de la dissonance cognitive développée par Leon Festinger [6] en l’adaptant à la bureaucratie. Ici, la dissonance n’est pas causée par des savoirs contradictoires mais par des postures comportementales susceptibles de compromettre l’image de soi. Les agents de première ligne sont en permanence confrontés à des injonctions contradictoires : encourager un usager qui peine à développer un récit individuel poignant ou abréger l’interaction, car la salle d’attente est pleine à craquer ; faire preuve d’humanité ou coller aux objectifs imposés par la hiérarchie. Ces dilemmes conduisent les agents à développer une gymnastique du soi (gymnastic of the self, p. 140) qui consiste à inventer des réponses adaptées aux moyens disponibles. Néanmoins cette tension permanente n’est pas toujours supportable : les burn-out sont fréquents dans les services qui accueillent du public, tout comme dans la police, l’éducation et les services sociaux.
Par rapport aux nombreux ouvrages consacrés à la mise en œuvre des politiques publiques, l’originalité du travail de Zacka est de montrer que les normes morales utilisées à Norville sont collectives. Alors qu’il s’attendait à observer des délibérations individuelles et des dilemmes moraux d’agents, il constate, après plusieurs semaines de travail au guichet que les bureaucrates agissent et décident en réalité sous l’influence de leurs collègues qui leur transmettent implicitement des manières de se tenir, d’écouter et de parler aux requérants. Reprenant la notion de culture organisationnelle développée par Michel Piore [7], Zacka montre que les échanges horizontaux véhiculent des normes informelles qui structurent les perceptions morales des agents et jouent un rôle central dans le fonctionnement quotidien des bureaucraties. Si les agents ont le sentiment de prendre leur décision de façon spontanée, voire instinctive, ils suivent en réalité une casuistique quotidienne (everyday casuistry) érigeant quelques cas paradigmatiques en boussoles de leur action. Les décisions sont prises en fonction de raisonnements analogiques et peuvent varier sans que l’édifice juridique ou réglementaire soit modifié. Cette magistrature qui se développe à l’ombre des guichets reste néanmoins difficilement accessible, à la fois pour les « clients » et pour les supérieurs (supervisors) soupçonnés par les agents de ne pas connaître les contraintes qui sont les leurs.
L’oubli du politique
Dans des styles assez différents, ces deux ouvrages mettent en lumière des aspects méconnus de l’action de l’État mais négligent la dimension politique de ce pouvoir. Weller restitue l’importance des infrastructures matérielles à partir desquelles les décisions sont prises. Pour lui, les contraintes liées aux activités d’écriture et aux traitements informatiques peuvent par exemple conduire un agent à remettre en cause la solution qu’il envisageait d’adopter. Pourtant, lorsqu’un juge de proximité doit se prononcer sur le passé pénal d’un prévenu, sa décision ne dépend pas seulement de la structure du casier judiciaire qui retrace les condamnations et les indices qui peuvent en être retirés pour nourrir un débat contradictoire ; elle découle aussi de ses catégories de perception et de ses représentations des actes commis par comparaison à d’autres délits. En focalisant l’attention sur le lien qui existe entre la configuration du bureau et la manière de percevoir le réel, Weller perd de vue les usages politiques et sociaux des infrastructures qu’il prend soin de décrire. Sa volonté de s’en tenir à une description clinique de l’activité bureaucratique peut certes se comprendre si on isole des décisions singulières qui, à l’instar de l’attribution d’une prime à l’abattage, sont en apparence dépourvues de tout enjeu politique. Mais chaque type d’interaction au guichet doit aussi être pensé en relation à d’autres formes d’échange bureaucratique, de façon à être replacé dans le champ du pouvoir. Le mode d’organisation de chaque bureau peut alors être considéré comme un révélateur des priorités de l’action de l’État, surtout si l’on intègre dans l’analyse les caractéristiques sociales des publics ciblés. Le pilotage de l’administration par les contraintes organisationnelles peut ainsi être un moyen d’accroître les inégalités en préservant les apparences d’un service public accessible à tous. L’ouvrage de Zacka accorde davantage d’importance à la dimension politique du pouvoir des guichets mais reste également relativement flou quant aux caractéristiques sociales qui composent ces collectifs hétérogènes (« organized heterogenity »). Les deux auteurs ont en commun d’analyser les hésitations des agents comme des dilemmes intérieurs et s’abstiennent de prendre en compte la trajectoire sociale, le genre, l’ancienneté dans le service ou le poids des socialisations familiales et conjugales . Pour Weller, les agents s’arrangent en fonction de ce que leur bureau rend possible comme décision. Pour Zacka, ils négocient avec leur conscience morale. À force d’insister sur la singularité des configurations matérielles et morales, les auteurs perdent de vue la dimension politique de la domination étatique pour la ramener systématiquement à la matérialité des infrastructures ou à des dilemmes individuels. Leurs deux ouvrages mettent en scène l’action de l’administration en passant sous silence son impact sur les gouvernés qui en font l’objet. Au terme de cette lecture, on en sait beaucoup plus sur les méandres de la machine bureaucratique mais il reste encore beaucoup de zones d’ombre quant aux effets politiques et sociaux des transformations de l’État.
- Jean-Marc Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Paris, Economica, 2018 ;
– Bernardo Zacka, When the State meets the Street. Public services and moral agency, The Belknap Press of Harvard University Press, 2017.
La réponse de Jean-Marc Weller
Le compte rendu de mon ouvrage qu’Alexis Spire publie dans La vie des idées est rigoureux autant qu’il est honnête. Dans l’esprit d’une confrontation argumentée, j’aimerais apporter ici quelques compléments qui, au-delà de la synthèse proposée et des nuances nécessaires, se veulent contribuer à une réflexion sur les manières d’engager des enquêtes, forcément plurielles et d’inspirations multiples, à propos des services publics et des transformations de l’État.
Pour reprendre le compte rendu publié en termes simplifiés, Fabriquer des actes d’État proposerait de focaliser l’attention sur les infrastructures matérielles — la configuration du bureau, les modes de rangement ou les technologies informatiques constituant des éléments décisifs dans la production des décisions. Destinée à enrichir une littérature déjà foisonnante sur les administrations publiques et menée par un « adepte » de la sociologie des sciences, l’exploration contribuerait ainsi à une meilleure connaissance de la machine bureaucratique, mais au détriment de toutes les choses qu’un autre sociologue ne devrait pas manquer de repérer. Les acteurs et leurs propriétés sociales, évidemment. La conjoncture économique, aussi. Et le politique, forcément. Tel serait donc l’ouvrage, fort du choix qu’il opère de suivre le parcours des dossiers pour enquêter, à distance de toute une tradition qui considère au contraire les acteurs comme les principaux constituants de toute bureaucratie.
Gageons que les quatre précisions qui vont suivre contribueront à une discussion plus serrée des commentaires de mon recenseur.
La première précision tient dans l’idée fondatrice, qui inspire tout le livre, et que je me permets de rappeler, faute d’avoir été pleinement évoquée : considérer l’action en train de se faire comme un point de passage obligé de toute enquête. Comme le point de fuite d’un tableau qu’un peintre classique s’apprêterait à exécuter, cette perspective oriente l’ensemble des enquêtes restituées dans l’ouvrage. Quels que soient les terrains administratifs explorés, c’est en effet le travail qui en constitue la focale déterminante. Pas le travail comme lien, ou comme représentation, ou comme source d’identité. Mais le travail comme actes concrets. Cette préoccupation à saisir l’action en train de se faire, au moment même où elle s’accomplit, s’enracine dans une longue et puissante tradition intellectuelle inutile de rappeler ici, et dont témoigne aujourd’hui le regain d’intérêt des démarches pragmatistes dans les sciences sociales. Elle a inspiré de riches enquêtes sociologiques sur la ville, la musique, la religion, les sciences, le travail, les marchés ou le droit [8]. Et c’est très sûrement parmi ce riche vivier que vient puiser l’ouvrage s’efforçant, parmi d’autres, d’esquisser ce même geste à propos de l’État.
La deuxième précision découle de cette orientation : rendre compte de l’État en actes conduit à s’intéresser de près au travail administratif. Les gestes peuvent y paraître minuscules : des manipulations expertes de papiers, des lectures silencieuses d’écrans, des notes esquissées à la va-vite, des ouvertures et des fermetures de fichiers, des annotations portées aux marges, des calculs opérés sur des post-it, des signatures apposées en bas de documents, etc. Mais qui peut dire qu’ils peuvent être enjambés à grands pas, sans mériter qu’on s’y attarde ? L’exploration détaillée des activités de ceux-là même qui saisissent, instruisent, vérifient, compilent, calculent ou rédigent, n’a pas d’autre enjeu : comprendre comment, à force d’épreuves, se forment les décisions réglementaires prises au nom de l’État. Et tant pis, ou tant mieux, si le labeur que doivent réaliser patiemment les juges, les inspecteurs, les contrôleurs, les techniciens, les conseillers, les chefs, les pas chefs, les personnels de la basse administration ou de la haute, exige de ralentir l’analyse. Décrire les raisonnements qu’ils tiennent, suivre pas à pas les épreuves qu’ils doivent résoudre pour qu’in fine ce soit bien l’Etat qui parle, tel est l’objet de l’enquête. Difficile de réduire ce long processus à de simples arrangements avec la règle, comme il l’est dit parfois de manière par trop stylisée, dès lors qu’on entend restituer la chair de ce travail de lecture, de calcul et d’écriture. C’est un truisme de considérer que ce dernier, pour être accompli, exige un ensemble de techniques. Il l’est peut-être un peu moins de rappeler le rôle qu’y tiennent les artefacts graphiques, les technologies scripturales et, au premier chef, les dossiers, quand bien même de passionnants travaux en anthropologie ou en histoire n’ont pas manqué de le signaler [9]. Opposer cette attention à la préoccupation à saisir l’éthique des professionnels, comme le fait Spire depuis l’orthogonalité qu’il croit saisir entre mon ouvrage et celui de Bernardo Zack, paraît en revanche plus rhétorique que réelle. Dans nos deux publications, l’administration apparaît peuplée d’agents qui s’interrogent, qui doutent, qui hésitent, qui peinent à trancher mille dilemmes moraux surgissant depuis leur table de travail, pris en tenaille entre des impératifs contradictoires, même si — c’est entendu — la vie intérieure des professionnels n’occupe pas le cœur de l’analyse de Fabriquer des actes d’État. Car, sauf à vouloir recuire l’opposition entre matérialisme et spiritualisme, c’est l’invitation inverse que l’on préférera suivre : les comptoirs, les algorithmes ou les bureaux désignent des dispositifs autant techniques que moraux.
La troisième précision, quant à elle, fait écho à une remarque importante que Spire dénote à propos des enquêtes présentées : leur manque d’ancrage. C’est, en effet, ce constat qui inspire plusieurs critiques qu’il exprime : où sont les acteurs ? Où sont leurs propriétés sociales ? Où se trouvent la conjoncture économique, et plus largement le contexte ? C’est un peu comme si, à vouloir décrire les infrastructures qui ordonnent le travail de bureau, l’on en restait à la surface des choses. Cette objection est ancienne, prompte à rappeler que les pratiques des acteurs s’enchâssent dans des expériences, des biographies, des contextes économiques, des rapports sociaux qu’on ne peut omettre. Et, fort des travaux qui en soulignent l’importance et qui apportent toujours, sur des terrains précis, de riches enseignements, l’argument résonne aujourd’hui avec le son de l’évidence. Comment pourrait-on penser le contraire ? Seulement voilà, comment s’assurer que c’est bien telle ou telle variable qui s’avère déterminante, parmi le flot des explications données, dès lors que l’enquêteur observe des scènes d’instruction de dossiers, des commissions délibérant sur le destin d’affaires délicates ou de simples audiences judiciaires ? À force d’épaissir le trait de tout qu’il devrait considérer, ne risque-t-il pas de ne plus rien voir du tout ? C’est par souci de contrôler un tant soit peu la description que les enquêtes restituées dans l’ouvrage s’inspirent d’un tout autre principe, et non moins recommandable : celui de parcimonie. Passé à la postérité sous le nom de « rasoir d’Occam », il est généralement entendu sous la forme d’une unique règle d’hygiène : ne pas multiplier les principes d’explication au-delà du nécessaire. Voilà pourquoi, avant de mobiliser le flot de tous les éléments invisibles susceptibles d’éclairer les décisions des agents que l’on accompagne, l’on se fiera d’abord aux éléments observables qu’ils désignent eux-mêmes, aux raisonnements qu’ils tiennent à haute voix et aux activités qu’ils accomplissent en situation. C’est dans ces conditions que les bureaux apparaissent à l’enquêteur comme un objet d’enquête digne d’attention pour comprendre l’action qu’on y mène. Et c’est seulement dans cette perspective qu’il importe d’en saisir les formes et les usages. Cela n’implique pas que le contexte social, avec ses débats, ses acteurs, ses enjeux spécifiques et ses conflits, doive passer à la trappe, mais seulement que ces éléments soient mobilisés de manière contrôlée, en cohérence avec les situations d’action qu’on s’efforce de saisir, à force de comparaisons systématiques dans l’espace et dans le temps : c’est le sens de l’histoire que le livre retrace, à propos des transformations des bureaux de la Sécurité Sociale sur une cinquantaine d’années, et dont les tensions ou les problématiques débattues à tel ou tel moment ne sont pas ignorées. Et pour cause : la considération des technologies bureaucratiques qu’on examine avec précision n’implique pas qu’elles doivent influer toujours et partout sur les décisions. Le cas étudié des juges apparaît, de ce point de vue, crucial, car, contrairement à ce qu’en rapporte Spire, la configuration des bureaux y semble sans effets majeurs, au regard du poids de l’expérience ou des trajectoires professionnelles. C’est tout l’intérêt, il me semble, d’user d’un rasoir : en éliminant les êtres inutiles supposés présents dans une situation, il rend aussi visible ce qui manque parfois.
La quatrième précision, enfin, revient sur une interrogation essentielle : où est le politique ? Elle prend sa source dans une objection régulièrement adressée à la sociologie des techniques et des sciences, et dont l’ouvrage serait une illustration, trop préoccupé à focaliser son attention en direction des seules infrastructures matérielles [10] : l’oubli du politique. Spire a mille fois raison ! Encore convient-il de clarifier ce terme, pour mieux apprécier l’invitation pressante qu’il inspire. S’agit-il, par le constat de cette omission, de pointer la négligence des effets que les techniques bureaucratiques opèrent potentiellement sur la « vie politique » des groupes sociaux que toute une littérature s’applique à décrire (participation aux élections, engagement civique, mobilisation citoyenne, etc.) ? Convenons que cette perspective, bien que parfaitement stimulante, a peu à voir avec la problématique de Fabriquer des actes d’État. S’agit-il, à travers cet oubli, de souligner un manque de considération pour les stratégies des acteurs et leurs coalitions qu’une autre littérature, tout aussi instructive, s’efforce de restituer ? Mais, outre que d’abondants travaux éclairent déjà sous cet angle les politiques publiques concernées par l’ouvrage, un enjeu n’est-il pas d’en articuler les apports eu égard aux infrastructures qui intéresse notre livre ? Car, de fait, si les bureaux changent de configuration, avec des professionnels, des hiérarchies, des téléphones, des chaises, des ordinateurs, des logiciels, des cloisons, qui apparaissent, disparaissent ou se déplacent, c’est que des mains les y ont mis ou retirés. La considération des acteurs auxquels ces mains appartiennent, des tensions qu’elles révèlent, des questions qu’elles soulèvent n’est pas vraiment absente de l’ouvrage, même si l’exploration historique ou comparative y est menée de manière forcément spécifique, compte tenu du souci qui est le nôtre à ne jamais perdre le lien avec le travail en actes. Ou est-il plutôt question, par cette négligence supposée du politique, d’insister sur l’importance des orientations normatives que ces agencements bureaucratiques ne manquent pas de révéler, rappelant que s’il y a bien d’un côté des infrastructures techniques utiles à décrire, il y aurait de l’autre des choix idéologiques tout autant incontournable de saisir ? Posé comme tel, l’argument paraît incontestable. Et, du reste, l’ouvrage ne manque pas d’exemples où certaines préférences plus que d’autres sont ainsi rendues visibles : l’oblitération de toute capacité d’intervention dans les affaires de certains guichets de services agricoles afin de conformer l’organisation à certaines conceptions doctrinaires du service public tout en se prémunissant des contrôles de Bruxelles ; l’informatisation du droit, à propos des caisses de Sécurité Sociale, qui s’inaugure dès le tournant des années 1970 à des fins controversées et selon des modalités très discutées ; etc. Pourquoi, dès lors, déplorer l’absence du politique ? Est-ce parce que les décisions qui se forment progressivement dans les bureaux débouchent sur des actes formellement épurés de toute autre chose que du droit ? Mais ne convient-il pas, au contraire, de comprendre précisément cette élaboration ? En regrettant cet oubli, ne risque-t-on pas de faire comme si la distinction entre un domaine proprement technique et des questions strictement politiques allait de soi ? S’il est un enseignement des sciences studies, n’est-ce pas d’avoir montré que cette séparation avait une histoire, qu’elle supposait une fabrication, un lent et long patient labeur ? N’est-ce pas le cas de tout un ensemble de « petits partages » qui parviennent à s’imposer, comme s’ils étaient naturels : l’« économique » et le « social », le « technique » et le « politique », l’« État » et la « société » [11] ? Au départ, aucune de ces entités n’existe séparément. Et si l’enquête proposée sur le travail bureaucratique et ses agencements a un sens, c’est précisément parce qu’il est politique de part en part, autant qu’il est social ou technique, et qu’un enjeu d’en explorer les activités tient à restituer les conditions pour que ces dimensions supposées bien séparées et autonomes acquièrent ce statut, et se couvrent ainsi de ce statut d’évidence que Spire semble leur accorder.
Faut-il le dire ? Ces éléments de précision étant rappelés, il va de soi que l’exploration proposée sur les façons dont l’État se manifeste n’est jamais qu’une manière de conduire l’enquête. Il est clair, par exemple, que la genèse des textes légaux concernés n’en fait pas partie, au vu des travaux déjà existants. De même, la manière dont les actes d’État qui en découlent sont reçus par les populations intéressées échappe à l’investigation. Mais, entre des mesures et des publics, n’y a-t-il pas intérêt à mieux comprendre ce qui les relie ? Fort de tout ce qu’on sait déjà sur les organisations bureaucratiques, n’y a-t-il pas intérêt à décrire le travail qu’on y accomplit ? Ne gagne-t-on pas à progresser plus avant sur ce chemin peuplé d’écrits, de dossiers et de bureaux ? L’idée que la capacité étatique soit indissociable d’infrastructures informationnelles qu’il faut sans cesse activer, mobiliser, ajuster, entretenir, ne constitue-t-elle pas, à elle seule, une ardente invitation au voyage ? Toutes les autres routes, y compris les plus empruntées, n’en sont pas moins instructives, pourvu qu’on en mesure les attraits autant que les limites.
Alexis Spire, « Sous la façade de l’État »,
La Vie des idées
, 6 mai 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Sous-la-facade-de-l-Etat
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[1] Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica 1999 ; Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; Delphine Serre, Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, Paris, Raisons d’agir, 2009.
[2] Ronald Dworkin, Law’s empire. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1986.
[3] Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.
[4] Mark Bovens, Stavros Zouridis, « From street‐level to system‐level bureaucracies : How information and communication technology is transforming administrative discretion and constitutional control”, Public administration review, 62(2), 20002, p. 174-184.
[5] Alexis Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, 2008.
[6] Leon Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, Evanston IL : Row, Peterson, 1957.
[7] Michael Piore, “Beyond Markets : Sociology, street‐level bureaucracy, and the management of the public sector”, Regulation & Governance, 5(1), 2011, p. 145-164.
[8] Voir, respectivement, et pour ne citer que quelques exemples de publications en français, les ouvrages de Joseph, Isaac, La Ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1998 ; Hennion, Antoine, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993 ; Piette, Albert, La religion de près. L’activité religieuse en train de se faire, coll. Leçons de choses, Métailié, Paris, 1999 ; Pontille, David, Signer ensemble. Contribution et évaluation en sciences, Paris, Economica, coll. « Etudes sociologiques », 2016 ; Bidet, Alexandra, (ed), Sociologie du travail et activité. Le travail en actes, nouveaux regards, Toulouse, Octarès Editions, 2006 ; Callon, Michel, Sociologie des agencements marchands, Presses des Mines, Paris, 2013 ; et Dupret, Baudoin, Le Jugement en action. Ethnométhodologie du droit, de la morale et de la justice en Egypte, Genève, Librairie Droz, 2006.
[9] On consultera avec profit l’ouvrage de Jérôme Denis qui propose un panorama actualisé de ces travaux, in Le Travail invisible des données. Éléments pour une sociologie des infrastructures scripturales, Paris, Presses des Mines, 2018.
[10] Sur ce débat, voir Latour, Bruno, « Pour un dialogue entre science politique et science studies », Revue française de science politique, vol.58, n°4, 2008, p. 657-678. Suivi de Favre, Pierre, « Ce que les science studies font à la science politique. Réponse à Bruno Latour », Revue française de science politique, vol.58, n°5, 2008, p. 817-829 ; puis enfin de Latour, Bruno, « Droit de réponse », Revue française de science politique, vol. 59, n°1, 2009, p. 157.
[11] Voir Bruno Karsenti et Dominique Linhardt, (eds), État et société politique. Approches sociologiques et philosophiques, coll. Raisons pratiques, n°27, Éditions EHESS, Paris, 2018.