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Recension Philosophie

Simmel et la complexité

À propos de : Matthieu Amat, Le relationnisme philosophique de Georg Simmel. Une idée de la culture, Champion


par Denis Thouard , le 31 décembre 2018


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Georg Simmel, disparu il y a un siècle, est un classique de la sociologie, mais on ne prête guère attention à l’inventivité philosophique dont il a fait preuve. Toute son œuvre tend à à une redéfinition de la métaphysique, attentive à la complexité des choses.

Le 26 septembre 1918 s’éteignait à Strasbourg Georg Simmel, après une vie étonnamment productive dans les domaines de la sociologie, de l’art, de la philosophie. Il n’eut pas le soulagement de connaître la fin d’une guerre qui avait obscurci ses dernières années passées à Strasbourg, où il avait obtenu son premier poste au printemps 1914, loin de son biotope berlinois, il n’avait pas eu le temps, surtout, de terminer la rédaction de sa « philosophie de l’art » et de sa « métaphysique », deux grands chantiers dont les brouillons ont été perdus. À ne prendre que le philosophe, le moins connu en France (moins que l’essayiste, moins que le sociologue), des découvertes restent à faire. Un livre récemment publié nous aide à y voir plus clair.

Penser son temps

Le livre de Matthieu Amat entend restituer sa stature philosophique à Georg Simmel, un penseur souvent réduit à ses essais sur la vie moderne, la mode ou le paysage. Il parvient brillamment à relever ce défi contre l’oubli et contre les préjugés. Pour cela, il fallait passer par une lecture approfondie d’un corpus dorénavant exhaustivement disponible [1], et l’interpréter à partir d’une idée forte. Il fallait surtout faire ressortir la structure porteuse de cette réflexion pour faire apparaître la fécondité de son apport qui va bien au-delà de la séduction immédiate qu’exercent souvent ses textes. Si Simmel est bien tenu pour un classique de la sociologie à côté de Tönnies, Weber et Durkheim, son apport philosophique est généralement considéré avec circonspection, classé du côté des « philosophies de la vie », d’une forme de bergsonisme ou pire, du côté du relativisme. L’enjeu d’un réexamen du dossier est donc de redécouvrir en Simmel un philosophe original et inspirant. C’est qu’il prend en compte la dissolution des formes traditionnelles mais sans se contenter de la constater (il n’est donc pas « post-moderne »), mais propose une orientation. Matthieu Amat choisit de nommer sa position un « relationnisme » et de voir dans son « idée de la culture » son thème privilégié. Avant de discuter brièvement les perspectives interprétatives adoptées, il importe de prendre la mesure du travail accompli.

L’ouvrage commence par discuter certains obstacles à une lecture philosophique de Simmel, expose le problème de la culture et fait un sort à la catégorie de « Kulturkritik » [2] qui lui est souvent accolée, et annonce le projet proprement simmelien d’une philosophie de la culture. Les trois parties traitent ensuite du problème central de la valeur, de l’esprit objectif et de la philosophie de la culture.

Il n’est pas fréquent de voir proposée une interprétation d’ensemble, à nouveaux frais, animée d’un questionnement original, d’une œuvre philosophique. Depuis un siècle, on ne peut pas dire qu’il y ait eu en langue française de tentatives aussi compréhensive d’embrasser l’ensemble de la pensée simmelienne comme philosophie, à partir de son centre. C’est une entreprise délicate car pendant les quarante années de sa production philosophique et scientifique, Simmel semble avoir changé de point de vue et de vocabulaire. Plus marqué par le positivisme et la théorie de l’évolution de Spencer au début, par le renouveau néokantien du criticisme après, par l’intuition bergsonienne qu’il semble relier directement à la vie dans ses derniers textes. Lui-même n’a-t-il pas parfois eu recours à cette tripartition ? Tout en rendant compte des déplacements et des évolutions du bateau de Thésée simmelien, Matthieu Amat, loin d’y voir un simple tâtonnement, voire une série de contradictions, sait y reconnaître le dessin d’une pensée originale, qui ne se départit pas d’une analyse de son propre temps. C’est ce que Simmel met en œuvre dans sa Philosophie de l’argent, qui est simultanément une analyse de la valeur et de l’argent, une exposition de sa philosophie, et une interprétation originale de la modernité dans ses conditions et dans ses conséquences.

Comprendre son temps, pour Simmel, c’est donc prendre acte de l’éclatement des discours au sein de la science et de la société, qui composent des ordres de valeur et de signification hétérogènes. Peut-on encore en donner une lecture unitaire et à quel prix ? Poser cette question, c’est aller au-devant du spectre du relativisme. Le choix de rebaptiser le terme en « relationnisme » est une façon 1) d’éviter de sembler rouvrir un dossier déjà acté (intérêt rhétorique), 2) d’énoncer le concept opératoire appréhendé par Simmel (intérêt heuristique). Il y va de la redéfinition de la philosophie dans un contexte transformé. Dilthey avait proposé de la remplacer par les « sciences de l’esprit ». Simmel semble initialement dissoudre lui aussi la philosophie (morale) dans la science, mais prend rapidement acte de la complexité des ordres de signification qu’il convient plutôt de mettre en relation que de rapporter à un seul modèle. Cette mise en relation, qui permet le dialogue avec les sciences empiriques, les sciences sociales ou historiques, esquisse un concept original de philosophie, comme reprise de second ordre des développements du monde moderne. À ce geste de reprise, l’idée de culture fournit une consistance – à titre d’idée, à la fois dans sa revendication d’objectivité idéale, et comme point de convergence des efforts issus des différentes sphères de valeur ou de signification.

Une philosophie de la culture

Le pari de Matthieu Amat est celui de la cohérence d’une pensée. Il lui fallut pour cela non seulement stabiliser certaines thèses dans une pensée en progression continue, mais parfois assumer le risque de les dogmatiser. Simmel recourt au concept d’« Esprit objectif » pour penser les effets durables des interventions individuelles et ainsi la persistance des structures collectives. Amat expose la fécondité de ce concept à partir d’une analyse circonstanciée qui fournit les distinctions nécessaires d’avec ses inspirateurs (Hegel et Moritz Lazarus). Le style reconstructif adopté est très favorable à la clarté du propos. Prenant acte de la coexistence de différents ordres de valeur hétérogènes, Amat propose d’adosser son étude à l’hypothèse d’une « reformulation relativiste » de la philosophie critique. Il propose ainsi un relationnisme vient remplacer une philosophie systématique qui n’a plus lieu d’être et articuler cependant de façon non hiérarchique les différents ordres de valeur que sont les mondes culturels [3]. Cette approche permet de comprendre pourquoi, alors qu’il a opéré un mouvement de dépassement de la métaphysique dans tous ses premiers travaux, Simmel en vient sur la fin à s’y intéresser et à la revendiquer. Il y va d’une réinterprétation fonctionnelle et relationniste.

On pourrait cependant s’interroger sur la distance de Simmel d’avec une philosophie systématique : ne préfère-t-il pas une philosophie pour le monde, susceptible d’intéresser tout un chacun  ? [4] On pourrait rapprocher ce projet d’une dialectique ouverte et irrésolue du monde de la culture. S’il n’y a plus de destination morale universelle, n’y a-t-il pas chez Simmel quelque chose comme une exigence démocratique, en phase avec le monde moderne, qui impose au philosophe d’embrasser un autre registre d’écriture ? Raymond Aron remarquait à propos de Dilthey que c’était le succès des livres de Nietzsche, de facture plus littéraire que technique, qui l’avait poussé à tenter lui aussi sa chance en ce registre avec L’essence de la philosophie en 1907. On peut imaginer qu’il en va de même avec Simmel, non seulement dans ses ouvrages de divulgation, mais bien d’emblée, par une orientation consciente de sa pensée.

Penser la complexité

Cette question mène à interroger un autre aspect, celui de la logique du discours déployé par Simmel. Amat aborde bien la théorie de la validité et les éléments de sémantique objective qui vont constituer l’esprit objectif, mais on pourrait interroger le concept de logique que valide Simmel. N’est-il pas dans la recherche d’un troisième terme, d’un tertium datur contestant l’universalité du principe du tiers exclu et cherchant bien au contraire de montrer la fécondité – notamment dans le champ social – d’une pensée à trois temps, refusant les alternatives simples ? Il ne pourrait, selon lui, y avoir de contradiction entre des séries développées dans des mondes différents. Voilà qui limite la portée de la contradiction à des séries développées sur un seul plan ; en reconnaissant l’incommensurable perspectivisme des vues sur le monde, Simmel renvoie cependant à « une idée de la culture ». La distinction des ordres est essentielle, car si le relativisme est une conception du monde parmi d’autres, il est aussitôt réfuté. Si en revanche il permet de comprendre la coexistence de principes différents, voire contraires et cependant simultanément valides, il est une voie pour penser la complexité, ce que nous appelons aussi « culture ».

Cette culture n’est bien sûr pas une philosophie en surplomb, mais un mode de relation et de variation des différentes conceptions du monde, susceptible de rendre pensable au sein de l’histoire elle-même un dégagement de significations atemporelles. Simmel nous invite, selon Amat, à penser que « la validité et la signification des formations culturelles historiques [sont] en tant que telles anhistoriques » (p. 218). Chaque argument est valable dans sa cohérence propre, contre d’autres de même niveau, mais ne peut être confronté à un argument hétérogène, ou d’un autre niveau. Pour le percevoir, il faut situer correctement le statut du discours simmelien.

La différence entre sa philosophie et celle de Hegel réside principalement en ce que Simmel renonce à l’absolu. Mais est-ce que celui-ci est simplement inaccessible, ce qui orienterait la lecture dans le sens d’une philosophie de la finitude, expliquant les rapports avec le kantisme ? Ou bien est-ce qu’il n’y a pas d’absolu, donc pas d’autres mondes (au pluriel) que ceux que nous pouvons fréquenter ? Le relativisme serait alors de mise, mais un relativisme sans plus rien d’absolu par rapport à quoi il serait relatif. La cohérence formelle serait alors la seule forme de vérité. Mais avec la pensée d’une philosophie de second ordre, relationniste, Matthieu Amat explore une voie réflexive, ouverte sans doute par les esquisses romantiques d’une « philosophie de la philosophie », mais résolument sécularisée ici : une philosophie sans absolu, mais non sans ordre de vérité. Le rapport aux néokantiens est parlant : Simmel accepte parfaitement leur exigence critique dans son modèle pluraliste mais non sceptique (ce qui n’est pas à dire qu’il les ait convaincus sur ce point !). Le thème théologique abordé à la fin montre comment Simmel, sans rien rabattre de son exigence philosophique, peut faire place aux demandes de sens des théologies, revoyant de façon critique les propositions de la théologie libérale (qui, dans le protestantisme, voulait concilier la religion et la culture moderne), et sachant même faire place la mystique au nom d’une lecture relationnelle et réciproque. Loin d’être un aveu d’échec et un recours à l’irrationnel, le thème mystique renvoie à l’articulation moderne de l’individu à l’ensemble du monde (pour Maître Eckhart) et au schéma mouvant de la coexistence des ordres avec la coïncidence des opposés (selon le terme de Nicolas de Cues) [5]. La force de la reconstruction de ce livre s’atteste dans sa capacité à rendre compte des aspects les plus variés de la pensée de Simmel sans les réduire.

Ce que Simmel appelle « métaphysique » reste à interroger sur le fond des acquis de cette reconstruction : à la fois tout et partie, liée à une modernité où règne la différenciation jusqu’à l’émiettement, à la fois produit de ce monde et sa reprise pensée, littéralement sa réflexion. Comment Simmel peut-il envisager de faire une place à des discours alternatifs différents, revendiquant dans leur ordre des modèles d’objectivité plus exclusifs, tout en présentant une philosophie propre, dédogmatisée, relationniste, et pourtant maintenant, reprenant à sa façon la visée ancienne d’une métaphysique ?

Pour aider à formuler ces questions et montrer qu’il y a lieu de les poser, de prendre au sérieux l’autoréflexion de la modernité proposée par Simmel, ce livre marque un moment décisif dans la redécouverte du Simmel philosophe, qu’il prolonge par une réflexion propre de grande tenue. En se donnant les moyens d’une reconstruction du projet philosophique simmelien identifié à l’élaboration d’une philosophie de la culture, en intégrant les différents moments d’une pensée en évolution, mais constante dans ses problématiques, Amat apporte de solides arguments en faveur d’une reconsidération d’une philosophie souvent négligée, alors que des pensées voisines, comme le pragmatisme, connaissent un regain d’intérêt. Bien plus, il restitue la portée et très souvent la pertinence des analyses simmeliennes pour une intelligence actuelle des enjeux du pluralisme. Dans ses deux ambitions, que disent le titre et le sous-titre, il présente une contribution originale et audacieuse au renouvellement de la discussion philosophique : une philosophie de l’immanence soucieuse des différences.

À propos de : Matthieu Amat, Le relationnisme philosophique de Georg Simmel. Une idée de la culture, Paris, Honoré Champion, 2018, 490 p.

par Denis Thouard, le 31 décembre 2018

Pour citer cet article :

Denis Thouard, « Simmel et la complexité », La Vie des idées , 31 décembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Simmel-et-la-complexite

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Notes

[1L’édition s’est achevée en 2015. Elle comporte 24 volumes, aux éditions Suhrkamp. Voir ma présentation dans Cités 70, 2017, p. 175-179.

[2On entend par là un discours critique de la civilisation moderne, suivant une attitude souvent inspirée par Nietzsche, hostile aux valeurs de progrès. Elle peut toutefois aussi se conjuguer à gauche.

[3M. Amat, Le relationnisme philosophique de Georg Simmel, ch. 2, p. 115-158.

[4Selon la définition kantienne, voir Kant, Critique de la raison pure, A 840 / B 866.

[5M. Amat, « la mystique comme forme relationnelle », Le relationnisme philosophique de Georg Simmel, p. 434-442.

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