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Russie

Silence au pays de Poutine
Entretien avec Boris Doubine sur le déclin de l’espace public russe


par Boris Doubine , le 1er mars 2006


Le pluralisme continue de décliner dans la Russie de Poutine. Face à l’emprise croissante du pouvoir sur les médias et la société civile, l’opinion semble réduite au silence. Nous avons demandé au sociologue russe, Boris Doubine, de nous expliquer les raisons de ce silence, et d’identifier les sources d’un éventuel changement à venir.

La Vie des Idées : Le thème central de votre travail concerne le déclin de l’espace public en Russie, qui semble s’être accéléré depuis la deuxième guerre de Tchétchénie. Or cette évolution intéresse directement la place des intellectuels ou, pour reprendre le terme russe, de l’intelligentsia. Que peut-on dire de cette intelligentsia dans la Russie de Vladimir Poutine, et pourquoi ne réagit-elle pas face à la monopolisation actuelle du pouvoir ?

Boris Doubine : L’intelligentsia n’a pas disparu. Elle a toutefois perdu la place qu’elle occupait traditionnellement en Russie, surtout dans le domaine politique. Ce retrait est évident quand on se souvient du rôle joué par les intellectuels soviétiques, du « dégel » amorcé par Khrouchtchev [1] jusqu’au milieu des années 1980. Depuis la fin du XIXe siècle, la Russie a connu trois générations d’intellectuels, sociologiquement très différentes. La première, au XIXe et au début du XXe siècles, réussit à se maintenir sous le régime soviétique, mais fut rapidement dépassée par une seconde génération de professeurs et de journalistes chargés, à l’époque stalinienne, d’endoctriner les masses et de former un « nouvel homme soviétique ». Le « dégel » et la déstalinisation du milieu des années 1950 ont mis un terme à l’influence de cette seconde génération. Elle fut alors remplacée par une troisième génération, imprégnée de l’esprit du progrès scientifique en raison d’une formation plus technique que littéraire. Ces intellectuels issus du nouveau système d’éducation ont œuvré dans trois domaines : ils se sont efforcés d’« humaniser » un pouvoir soviétique réputé sanguinaire, d’ouvrir la Russie à la civilisation du XXe siècle, et de définir un nouveau rapport entre les Russes et le monde extérieur.

Mais cette troisième génération n’était pas prête à répondre aux changements induits par la perestroïka. La fin du communisme a créé de nouveaux défis, la question de la « fin de l’empire » et de ses conséquences pour la Russie ne pouvait plus être éludée. Tandis que les rapports entre la Russie et l’Occident se complexifiaient, la perestroïka a favorisé des processus de diversification dans une société qui s’était toujours pensée comme homogène. L’intelligentsia s’est révélée incapable de relever le défi du pluralisme, et a continué à penser la société selon des schémas soviétiques qui distinguaient le pouvoir, le peuple et les intellectuels. Cet échec explique en partie les formes d’action et de pensée négatives dans lesquelles l’intelligentsia s’égare depuis la fin des année 1980. Les mobilisations des intellectuels contre l’indépendance des anciennes républiques, la nouvelle stratification sociale ou la « westernisation » de la culture et de la société, traduisent la profondeur de leurs ressentiments à l’égard des changements en cours.

A cette désorientation intellectuelle s’ajoute un « déclin sociologique » particulièrement visible chez les jeunes élites formées dans les années 1990. Ces élites ne se perçoivent plus comme une nouvelle intelligentsia et ne défendent plus les valeurs de leurs prédécesseurs ; elles sont souvent plus xénophobes que le reste de la société et aspirent moins au rôle d’intellectuel public qu’à celui d’expert – en communication notamment – au service du pouvoir. Ce sont elles qui créent et diffusent l’image de Vladimir Poutine en homme providentiel. Elles assurent aussi la « communication » entre le pouvoir et la société, mais il s’agit d’une communication tronquée, qui passe essentiellement par les écrans de télévision, et réduit le public à n’être qu’un spectateur passif.

A côté de cette génération d’experts, le pouvoir s’appuie sur une couche sociale plus vaste de fonctionnaires d’Etat, d’économistes, de magistrats et d’avocats. Mais les représentants de cette nomenklatura n’ont aucun projet pour la Russie et ne portent aucun jugement sur l’évolution actuelle du pays. S’ils éprouvent parfois un certain inconfort face aux événements récents – comme l’affaire Khodorkovski, la gestion des relations avec la Géorgie, l’Ukraine, ou les célébrations de la victoire contre l’Allemagne dans un style digne de la Chine communiste ou de la Corée du Nord –, ils ne sont pas prêts à se mobiliser de façon indépendante. Il serait donc naïf de chercher à distinguer « manipulateurs » et « manipulés » pour comprendre le mode de fonctionnement du pouvoir, car ils font cause commune, et cette unité transparaît dans les discours publics. Lorsque quelqu’un dit « nous » dans les médias, il confirme son appartenance à la machine du pouvoir. Et le pouvoir n’est pas même obligé de travailler à l’édification de ce « nous », qui se forme tout seul dans la communication médiatique.

VDI : Si l’intelligentsia a perdu son rôle traditionnel et si la nomenklatura procède en partie du pouvoir, quelles sont les possibilités d’émergence d’un débat public indépendant en Russie ? Où pourrait-il apparaître ?

B.D. : Théoriquement, le changement est toujours possible, mais concrètement, il est difficile de voir d’où il pourrait venir. 70 à 80 % des médias locaux appartiennent à l’Etat. Et même si la situation est meilleure à Moscou – où existent encore des médias relativement indépendants –, le déclin de l’espace public ne passe pas uniquement par la question de la liberté de la presse. Il se manifeste également dans la disparition du lectorat. Depuis le début des années 1990, le nombre de lecteurs de la presse quotidienne a été divisé par dix. Or, parmi ces lecteurs résiduels, la plupart ne consultent que la presse people, laissant de côté l’information politique et sociale. Dans ces conditions, la télévision joue un rôle prépondérant dans la diffusion de l’information et dans la construction de l’opinion publique ; or les deux principales chaînes de télévision russes dépendent étroitement de l’appareil d’Etat...

Le même constat vaut pour la vie associative. Seuls 1,5 à 2 % des Russes sont impliqués dans une activité associative. Ces chiffres, déjà très faibles, masquent en outre une réalité préoccupante : la plupart des associations en Russie représentent les intérêts de victimes, handicapés, mères de soldats ou personnes ayant subi une injustice. En termes de critique sociale, le potentiel de ces associations est donc extrêmement faible.

Le Centre Levada, du nom de son directeur, le sociologue Jurii Levada, a été fondé en 1987 pour analyser les transformations économiques initiées par la perestroïka. Il portait alors le nom de Centre national de l’opinion publique. Presque aussitôt après sa création, le Centre a élargi son champ d’étude aux questions sociales, nationales, culturelles, religieuses, etc. Il produit régulièrement des rapports sur l’état de la société et de l’économie russes. Pour préserver son indépendance vis-à-vis de l’état, le Centre est devenu une institution privée en 2003 et ne bénéficie plus de financement public.

Si l’on regarde du côté des institutions religieuses, la situation n’est guère meilleure : contrairement à l’Eglise catholique en Pologne, l’Eglise orthodoxe russe n’a jamais joué le rôle de représentant actif de la société civile indépendante. En outre, la religiosité orthodoxe ne fournit aucun élément spécifique d’identification en Russie : lorsqu’un Russe se déclare orthodoxe, il veut simplement dire qu’il est un « Russe normal », qu’il n’appartient pas à une minorité ethnique. Aucune lecture particulière, aucun type de pratique, aucune conviction spécifique ne découle de cette affirmation.

Il existe évidemment des hommes et des partis politiques qui prônent la construction d’une société ouverte et qui défendent les libertés civiles. Mais ils ne véhiculent aucune critique unifiée, et le soutien dont ils disposent dans la population est très faible. Le pouvoir est donc parfaitement conscient de l’absence d’opposition réelle au sein de la société.

VDI : N’existe-t-il vraiment aucun espace de dialogue où la critique pourrait se formuler ?

B.D. : Il faut comprendre que la Russie est actuellement secouée par deux crises majeures : la crise de l’individu qui ne sait plus comment se situer dans la société, et la crise des rapports que les individus nouent entre eux. Cette double crise se traduit concrètement par le manque d’espaces de discussion où pourraient se rencontrer les différents milieux de la société. De ce point de vue, l’exemple des clubs de réflexion est particulièrement significatif. Même s’ils ne sont pas nombreux, il en existe en Russie. A Moscou par exemple, on en dénombre deux ou trois. L’un d’eux, Bilingwa, a d’ailleurs dû fermer ses portes après l’incendie de ses locaux dans des circonstances non élucidées. Mais ces clubs sont moins le vecteur d’un débat public ou d’une critique sociale qu’un lieu d’entraide ou de solidarité ; la participation y a d’ailleurs souvent un caractère purement ostentatoire. De même, les conférences organisées par les universités offrent davantage à leurs participants l’occasion de se montrer en public que de nouer un véritable dialogue. En vérité, la société russe ne semble pas regretter la disparition des espaces de discussion qui avaient vu le jour à l’époque de la perestroïka.

Il existe sans doute à Moscou et à Saint-Pétersbourg quelques groupuscules de gauche radicale qui expriment une certaine forme de critique sociale. Mais cette radicalité purement démonstrative est limitée à de petits cercles urbains qui sont en général passés par des universités étrangères. D’origine sociale plutôt aisée, ces contestataires affichent des tendances anarchistes, fustigent la « société bourgeoise » et se confondent avec d’autres réseaux altermondialistes. Il ne s’agit ni de communistes ni de prolétaires. La maison d’édition Ultrakultura, par exemple, représente bien cette mouvance, qui publie régulièrement des livres critiquant l’« embourgeoisement » de la société russe.

Quant au Parti Communiste, la critique sociale constitue sans aucun doute son fonds de commerce. Mais ce parti est lui-même très proche du pouvoir. En fait, seul un petit milieu d’analystes et de centres de recherche indépendants, comme le Centre Levada, poursuivent une critique du régime et de sa politique. Si la critique formulée par le Centre Levada diffère de celle des acteurs mentionnés précédemment, c’est parce qu’elle se fonde sur des recherches empiriques et des analyses détaillées de l’économie, de la société et des Russes... Cela dit, les possibilités de diffuser de tels travaux dans l’espace public diminuent de jour en jour. Et les analyses des centres de recherche n’ont presque aucune chance d’être relayées par les deux principales chaînes de télévision.

VDI : En produisant des discours sur l’identité russe et la « grandeur » de la nation, le pouvoir propose sa propre « solution » à la crise de l’individu que vous venez d’évoquer. Selon vous, ces discours offrent-ils à Poutine une véritable légitimité, ou faut-il y voir des constructions fragiles qui ne résisteront pas à la première chute des prix du pétrole ou du gaz ?

B.D. : La réponse à cette question dépend du niveau d’analyse auquel on se situe. Au niveau de la société, les citoyens ont atteint un tel degré de passivité que le pouvoir est assuré de gouverner sans opposition constructive. Au niveau du pouvoir en revanche, des signes d’inquiétude se manifestent depuis deux ans. Car il est impossible de gouverner sans perspective, et l’avenir paraît pour le moins bouché en Russie. Le pouvoir commence à prendre conscience de cette difficulté, qui se concrétise autour de la question du renouvellement interne : le chemin pour accéder au pouvoir politique est encore plus étroit aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque communiste. Ce n’est pas un hasard si aucun candidat ne paraît pouvoir remplacer Poutine.

La Russie a déjà connu de nombreuses crises liées au renouvellement du pouvoir politique. Or tous les grands changements sociétaux se sont opérés au moment de ces crises : du « dégel » de Khrouchtchev, à la « nouvelle Russie » d’Eltsine, en passant par la perestroïka de Gorbatchev. On ne peut donc pas exclure qu’un tel scénario se reproduise dans les années à venir, à l’occasion des élections législatives de 2007 ou des présidentielles en 2008. D’ici là, le manque de perspectives d’avenir et de candidats alternatifs à l’équipe actuelle se faire cruellement sentir dans la société.

Propos recueillis par Wojtek Kalinowski et Agnieszka Moniak-Azzopardi

Entretien paru dans La Vie des Idées, n° 10, mars 2006.

par Boris Doubine, le 1er mars 2006

Pour citer cet article :

Boris Doubine, « Silence au pays de Poutine. Entretien avec Boris Doubine sur le déclin de l’espace public russe », La Vie des idées , 1er mars 2006. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Silence-au-pays-de-Poutine

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Notes

[1NdlR : Nikita Khrouchtchev, successeur de Staline dont il a dénoncé les excès lors du XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique en 1956.

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