Un gouvernement décrié, une administration corrompue, une économie de l’opium florissante : la situation afghane est particulièrement sombre. Pour Mary Kaldor et Marika Theros, la volonté de Barack Obama de concentrer l’effort de guerre américain en Afghanistan ne peut réussir qu’au prix d’un changement complet de stratégie.
Pendant sa campagne électorale, Barack Obama a beaucoup évoqué le sujet de l’Afghanistan. Il a certes dit (d’une manière assez décevante, car la guerre en Irak aurait dû être considérée comme une terrible erreur indépendamment de ce qui se passait en Afghanistan) que la raison pour laquelle il s’opposait à la guerre en Irak était qu’elle détournait l’attention de l’Afghanistan et de la traque d’Al-Qaïda. Il s’est déjà prononcé en faveur d’une application à l’Afghanistan de la tactique de la « déferlante » (« surge ») mise au point en Irak depuis 2007 et il prévoit d’envoyer des régiments de combattants supplémentaires dans cette zone. Il a également dit clairement qu’il était prêt à continuer les « opérations » au Pakistan.
Cependant, la tactique de la « déferlante » sera sans effet si elle n’implique pas également un changement d’approche fondamental. Il existe une tension profonde entre les objectifs de la guerre contre le terrorisme, de la victoire militaire contre les ennemis de l’Amérique, et de la stabilisation et de la protection de la population afghane. Cette tension se reflète dans les deux commandements militaires : celui des forces américaines, connu sous le nom d’opération « Liberté durable » (Enduring Freedom), et celui de la Force internationale d’assistance et de sécurité (ISAF) et des forces de l’OTAN autorisées par les Nations Unies. En dépit des déclarations répétées – dans divers communiqués et forums – des plus hauts représentants des États-Unis, de l’OTAN et des administrations de l’ONU sur l’impossibilité de l’emporter d’un point de vue seulement militaire en Afghanistan, et en dépit de l’adoption par l’OTAN et les États-Unis d’une approche « globale » qui réunit les efforts civils et les efforts militaires afin de résoudre toutes les causes d’insécurité pour les Afghans ordinaires, l’axe central de l’intervention internationale reste dans le cadre d’une vision traditionnelle de la sécurité se concentrant sur la stabilisation militaire de l’État et privilégiant la chasse aux terroristes et aux insurgés sur la protection des civils. Ce qui est nécessaire, ce n’est pas un retrait – dans la mesure où celui-ci laisserait les citoyens afghans à la merci des Talibans, des seigneurs de la guerre et des trafiquants de drogue – mais une nouvelle manière d’envisager la sécurité humaine qui privilégierait la protection des individus en Afghanistan comme dans les États voisins.
L’insécurité quotidienne des Afghans
La situation en Afghanistan est désastreuse. Pendant les trois dernières années, l’intense conflit armé qui oppose les forces alliées à l’insurrection s’est fortement propagé à la population civile, qui est également la victime principale de la résurgence des Talibans. La combinaison de forces terrestres légères soutenues par une puissance de feu dévastatrice au cours d’opérations intenses a inévitablement provoqué de nombreuses victimes civiles et ce que les militaires appellent des « dommages collatéraux ». L’important recours aux frappes aériennes s’explique par le fait qu’il n’y a pas assez de troupes dans ce pays immense et que la protection des troupes passe avant la protection des Afghans. Il est symptomatique des priorités de la guerre que nous sachions qu’il y a eu quelque 1 011 morts parmi les forces de la coalition mais que nous n’ayons aucune statistique officielle concernant les victimes civiles. Elles s’élèvent probablement à des milliers du fait de la puissance de feu engagée, tandis que beaucoup d’autres civils sont morts des effets indirects de la guerre – la maladie et l’absence de logement, par exemple.
En plus des frappes aériennes, d’autres mesures désastreuses comme la torture, les fouilles arbitraires et les détentions ont également mis à mal le crédit des forces multinationales. Ces tragédies sont souvent aggravées lorsque des responsables des États-Unis ou de l’OTAN nient les chiffres des victimes, laissant les Nations Unies ou les journaux les confirmer. Ils en attribuent ensuite la responsabilité à l’insurrection, en disant que les insurgés se mêlent délibérément à la population civile pour échapper à la détection et pour augmenter les victimes civiles à des fins de propagande. Même si c’est le cas, et il s’agit d’une tactique évidemment adoptée par les insurgés, cette manière de se défausser de toute responsabilité montre que les forces internationales ne se soucient pas de protéger ceux que leur intervention avait pour but de libérer. De nombreux rapports indiquent maintenant que les Afghans commencent à contester la présence militaire étrangère qu’ils avaient bien accueillie en 2001, la considérant de plus en plus comme une cause majeure de leur insécurité quotidienne.
Tout en étant victimes de violences, les Afghans font partie des populations les plus pauvres du monde. L’Afghanistan se place au 174e rang sur 178 de l’inventaire 2007-2008 du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Même après sept années de reconstruction et d’assistance au développement, un fort pourcentage de la population souffre d’insuffisances en matière de logement, d’eau et d’électricité, et ne peut suivre le prix de la nourriture qui ne cesse d’augmenter. Les femmes afghanes connaissent les taux les plus élevés d’analphabétisme et de mortalité maternelle au monde, et le chômage se maintient encore entre 40 et 70% avec peu de perspective d’amélioration.
Les niveaux d’aide internationale à l’Afghanistan restent bas et systématiquement inférieurs aux exigences prescrites. Le peu d’aide déjà apporté tend à être déterminé par l’offre et à refléter les préférences du donateur plutôt que le souci de répondre aux besoins réels de la population. Selon le très critique rapport OXFAM/ACBAR paru en mars 2008 sur l’efficacité de l’aide, seuls 15 milliards de dollars ont été versés sur les 39 milliards promis à l’origine. Sur cette somme, un pourcentage « ahurissant » de 40% est revenu aux pays donateurs par les profits de leurs entreprises et les salaires des consultants. Plus de la moitié de l’aide internationale est limitée par des règles nationales qui exigent que ressources et services soient achetés au pays donateur.
La source principale de richesse du pays est l’économie de la drogue. Comme en 2007, l’Afghanistan fournit 93% de l’opium mondial ; cette activité représente 52% du PIB légal du pays et 33% du PIB total. Le tout dernier rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC) prévoit une augmentation de la production dans les parties méridionales du pays en 2008, les zones frappées le plus durement par l’insurrection. On prétend que l’économie de la drogue finance plus d’un tiers des opérations des Talibans. Elle est devenue la plus grande source de revenu aussi bien pour les seigneurs de la guerre, les insurgés et les organisations criminelles, que pour les responsables officiels, y compris la police.
Les États-Unis favorisent les pulvérisations aériennes pour détruire les récoltes, bien que les Nations Unies, l’OTAN et le gouvernement afghan s’y opposent, soulignant qu’elles toucheront les agriculteurs et les pousseront à soutenir les Talibans. Sans autre réelle alternative pour leur subsistance, les agriculteurs pensent que la culture du pavot est le seul moyen de garantir le bien-être de leurs familles. Et cependant, ils ne touchent que 20% du revenu de la drogue tandis que le reste passe dans les poches d’un réseau de trafiquants, d’intermédiaires, de responsables gouvernementaux corrompus et de chefs de factions. L’insistance mise sur les programmes d’éradication du pavot adressés aux agriculteurs ne fait qu’alimenter la colère dans des provinces déjà instables. Cette situation se trouve exacerbée par l’implication active de nombreux responsables gouvernementaux dans le commerce de la drogue et par le fait que le gouvernement n’engage aucune poursuite à leur encontre. Au début de 2007, « pas un seul responsable gouvernemental de haut rang n’a été poursuivi pour corruption liée à la drogue ».
L’État afghan : fragile et corrompu
L’influence du gouvernement Karzaï ne s’étend guère au-delà de Kaboul. La puissance croissante des seigneurs de guerre et des chefs, dont la brutalité et les abus ont précipité le coup d’État des Talibans dans les années 1990, a engendré un climat de crainte, de terreur et d’illégalité. La confiance accordée par les forces de la coalition dirigée par les États-Unis aux milices anti-talibanes afin de vaincre les Talibans en 2001 a abouti à la montée en puissance de ces chefs de factions. Au cours du processus de Bonn, ils ont été récompensés par des portefeuilles ministériels. Cela a enraciné une culture de l’impunité et a de fait abandonné l’État aux seigneurs de guerre et aux chefs de milices. Ce phénomène n’est nulle part plus évident que dans les forces de police afghanes, complètement infiltrées par les seigneurs de guerre et les milices, et que les Afghans ordinaires regardent de plus en plus comme un instrument d’oppression et de prédation. De plus, cette même force de police a été à nouveau chargée des opérations contre l’insurrection par les forces internationales, ce qui la détourne de son rôle d’application de la loi. Ce déplacement des priorités a en outre sapé la tâche principale de la police, qui consiste à protéger les civils et à encourager le règne de la loi, avec pour résultat une grande défiance des civils à son égard.
Comme la police, le système judiciaire souffre d’une corruption rampante et d’une absence de capital humain ; il est de plus exposé aux pressions politiques, avec pour résultat un vide que les Talibans, en de nombreuses zones, s’empressent de remplir par l’instauration d’administrations parallèles. La sévérité de leurs tribunaux présente un plus haut degré de prévisibilité et de fiabilité que les tribunaux officiels corrompus, lents et inefficaces. Ils prononcent des règlements rapides sur nombre de questions criminelles et civiles, y compris les conflits cadastraux, les conflits familiaux, les conflits liés aux prêts, le vol et le meurtre. Ils accomplissent, en somme, les tâches fondamentales de gouvernance que la police et le système judiciaire devraient accomplir.
Les Talibans semblent également plus habiles dans l’utilisation des différentes tribunes médiatiques pour exagérer leurs forces, se présenter comme un mouvement national et exploiter les doléances légitimes de la population locale. En situant le conflit dans le contexte plus large d’une guerre contre l’Islam, les Talibans font appel aux sentiments nationaux et religieux afin d’obtenir un plus large soutien public. Leurs messages sont simples et ils se présentent comme une force juste opposée au gouvernement afghan corrompu. À l’opposé, le gouvernement et les forces multinationales tendent à diffuser auprès de la population des messages stratégiques venus d’en haut, souvent incohérents et qui contredisent généralement l’expérience quotidienne des citoyens afghans.
À la différence de la police et de l’appareil judiciaire, l’Armée nationale afghane (ANA) gagne plus ou moins la confiance et le respect des Afghans, et est considérée comme la moins corrompue des nouvelles institutions du pays. Construite à partir de rien, elle est aujourd’hui forte de près de 70 000 hommes que les programmes actuels visent à augmenter jusqu’à 130 000 sur les cinq prochaines années. Mais en dépit de son professionnalisme accru, cette armée manque encore de l’habileté et des ressources nécessaires pour affronter l’insurrection. En fait, un rapport récent publié aux États-Unis a montré que cette armée souffre d’inquiétantes insuffisances d’équipement, qu’elle est incapable de conduire des opérations sans le soutien des forces internationales et qu’elle connaît un fort taux de désertion.
Au niveau opérationnel, l’effort international en Afghanistan reste fragmenté et souffre d’un manque de cohérence et d’unité. Cette structure internationale confuse s’est révélée être l’un des obstacles majeurs aux opérations en Afghanistan. Les divisions, les rivalités et le « tribalisme organisationnel » de la communauté internationale ont empêché le développement d’une stratégie cohérente, unifiant et intégrant les différents éléments de l’effort de stabilisation et de reconstruction. Le simple nombre des acteurs complique les efforts pour améliorer les structures de coordination. En plus des deux commandements militaires séparés, il y a plusieurs agences des Nations Unies, trois représentants civils spéciaux (Nations Unies, Union Européenne et OTAN), des douzaines d’agences bilatérales de développement et des milliers d’organisations non gouvernementales, ainsi que des entrepreneurs engagés pour reconstruire le pays.
Finalement, bien sûr, la guerre s’étend. Bien qu’ils aient signé une promesse de non interférence lors de la déclaration de Kaboul de 2002, les six États voisins conservent, par mesure préventive, leurs liens avec leurs réseaux de clientèle en Afghanistan, lesquels sont capables de déstabiliser le pays. Le sanctuaire et la base de recrutement des insurgés au Pakistan restent l’un des plus grands défis posés à la stabilisation de l’Afghanistan. Les attentats de Bombay ont fait ressortir la complexité des ramifications régionales de ce conflit persistant.
Les principes d’une nouvelle approche
Qu’est-il donc possible de faire ? Comment une nouvelle conception de la sécurité humaine pourrait-elle permettre de relever ces défis considérables ? Avant tout, un modus operandi soucieux de la sécurité humaine mettrait un terme aux frappes aériennes et réorienterait la tactique militaire en n’attaquant plus les insurgés pour se tourner vers la protection et l’engagement au niveau local. Aux États-Unis, on parle d’adopter le genre d’approche centrée sur la population que le Général Petraeus a expérimenté avec la « déferlante (« surge ») en Irak. Mais, indépendamment des questions que l’on a posées sur l’efficacité de cette stratégie, ce serait une entreprise encore plus difficile en Afghanistan, dans la mesure où les populations y sont bien plus éparpillées et où le territoire est bien plus difficile à parcourir. Cela exigerait une autre forme de coopération avec la population locale qui commencerait par l’instauration d’un cadre de gouvernance locale protégeant les populations civiles et faisant en sorte que la loi soit respectée. De plus, il faut établir de nouvelles lignes d’opérations afin que les troupes travaillent en liaison avec les chefs civils locaux pour comprendre et développer des stratégies et des tactiques de sécurité locales. C’est seulement en s’engageant directement et en coopérant avec les Afghans ouvertement et dans la transparence que ces unités apporteront leur contribution à un plan d’ensemble de sécurité humaine qui les rendra légitimes aux yeux du public, diminuera le nombre des insurgés et établira les conditions préalables au développement.
Deuxièmement, il y a un besoin urgent de rééquilibrer les efforts économiques et les efforts militaires pour donner la priorité à la fourniture de services de base et de moyens légitimes pour assurer la subsistance de chacun. Les chefs de l’OTAN ne cessent d’évoquer l’importance de la reconstruction, mais la voient comme un supplément à l’effort militaire et se plaignent que les civils n’en font pas assez. Mais les activités économiques sont impossibles sans sécurité ; elles ne peuvent avoir lieu que dans le contexte d’une nouvelle manière d’appréhender la sécurité qui privilégie la protection et la stabilisation. Les façons légitimes de gagner sa vie comprennent les alternatives agricoles à la production de drogue ou la production légale d’opium pour des médicaments tels que la codéine et la morphine, comme l’organisation non gouvernementale française Senlis l’a proposé.
Troisièmement, l’instauration d’une autorité politique légitime et la fin de la culture de l’impunité sont les clés à la fois de la sécurité et de l’instauration d’une économie légale qui fonctionne. Les élections afghanes à venir en 2009 et 2010 peuvent donner une occasion nouvelle de regagner la confiance de la population par la mise en œuvre d’un processus d’enquête et de réclamations rigoureux afin d’empêcher les candidatures d’individus impliqués dans des atrocités et le crime organisé – ce que les élections antérieures n’ont pas permis de faire. En plus de l’enquête sur les candidats, il est très important de fournir des ressources techniques et financières qui puissent aider à instaurer des lois véritablement appliquées et des institutions dotées des procédures d’enquête appropriées pour la police et les juges, les affaires intérieures, les règles de surveillance et d’exploitation. De plus, il est nécessaire de continuer à renforcer et à construire une armée nationale efficace, légitime et indépendante qui puisse progressivement remplacer les forces internationales. Cela aidera également à répondre aux rumeurs concernant l’installation de bases américaines permanentes et une occupation à long terme que les insurgés exploitent avec succès à des fins de propagande et qui alimentent les inquiétudes dans les pays voisins de l’Afghanistan.
La légitimité des institutions exige également l’engagement de citoyens afghans dans le processus politique, particulièrement les femmes. Elle impliquerait également de parvenir à toucher les éléments de l’insurrection avec lesquels une conciliation est envisageable. La majorité des fantassins de l’insurrection sont des individus mécontents, sans emploi, qui en ont assez de la corruption et de la mauvaise gouvernance. Il faut repenser les communications stratégiques : elles ne devraient pas venir d’en haut, mais constituer un mode d’expression authentique, qui donnerait voix aux doléances afghanes, non seulement par les médias, mais également par des débats dans la société civile, des assemblées locales consultatives (shouras) et autres forums.
Quatrièmement, il faut mandater les Nations Unies pour agir en tant que coordinateur stratégique principal fournissant une direction, une orientation et une autorité. En outre, l’opération « Liberté Durable » dirigée par les États-Unis devrait signer un Status of Force Agreement (SOFA, c’est-à-dire une entente juridique avec le pays dans lequel des forces étrangères sont stationnées) avec le gouvernement afghan et être située dans le cadre d’un mandat des Nations Unies. Ce vide juridique a laissé les forces américaines sans contrôle, ce qui a engendré des problèmes importants touchant les pratiques de détention, l’usage de la torture et l’impossibilité de comptabiliser les morts civiles.
Enfin, il est nécessaire d’instituer un cadre régional multilatéral impliquant les gouvernements et les sociétés civiles de tous les États voisins et au-delà. Sans pourparlers avec l’Iran, le Pakistan, l’Inde et les États d’Asie centrale, la paix et la stabilité de la région resteront illusoires.
La nouvelle administration pourra-t-elle, avec ses alliés de l’OTAN, réaliser l’ensemble de ce programme ? Le danger est que la traque d’Oussama Ben Laden ne reste le souci dominant et que cette stratégie centrée sur la population, que la nouvelle administration est censée adopter, ne soit qu’un moyen en vue d’une fin, à savoir la victoire contre Al-Qaïda. Tant que ces priorités ne seront pas inversées et que la protection des Afghans ne sera pas considérée comme ayant une importance égale à la protection des Américains, le pronostic restera sombre : un conflit qui s’étend à toute la région et qui pourrait faire retour de manière effrayante sur l’Occident, comme c’est arrivé fin 2008 à Bombay.
Mary Kaldor & Marika Theros, « Sécuriser l’Afghanistan »,
La Vie des idées
, 2 février 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Securiser-l-Afghanistan
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