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Le plafond de classe dans les métiers culturels

À propos de : Sam Friedman et Daniel Laurison, The class ceiling : Why it pays to be privileged. Policy Press


par Philippe Coulangeon , le 9 mars 2020


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Deux sociologues anglais mettent en lumière ce qu’ils appellent un plafond de classe à partir d’une enquête minutieuse dans les métiers culturels de Londres : une barrière à la mobilité liée à l’origine populaire des personnes qui investissent ces mondes.

Publié au début de l’année 2019, le livre de Sam Friedman et Daniel Laurison, qui fait suite à un article remarqué des mêmes auteurs dans l’American Sociological review [1], porte sur un des sujets les plus étudiés par les sciences sociales contemporaines, celui de la mobilité sociale, de ses déterminants, de ses conséquences et de ses évolutions.

Tous deux membres du département de sociologie de la London School of Economics au moment de la genèse de l’ouvrage, nettement influencés par la sociologie de Bourdieu, les auteurs semblent a priori éloignés des tendances dominantes dans ce domaine de la recherche, fortement redevable au Royaume-Uni des travaux de John Goldthorpe [2]. L’un des mérites de l’ouvrage est à cet égard de s’appuyer avec rigueur sur les acquis de cette tradition de recherche pour mettre au jour, sur la base d’outils méthodologiques communs, des résultats nouveaux, dans un contexte de crise de l’emploi, d’accroissement des inégalités de revenu et de patrimoine et de recul de l’adhésion aux croyances méritocratiques. Sam Friedman et Daniel Laurison s’intéressent plus particulièrement aux restrictions qui continuent d’affecter l’accès à l’élite des professions, entendue comme l’ensemble des fonctions de gestion et d’administration de niveau professionnel supérieur auxquelles s’ajoute un certain nombre de professions créatives et artistiques, et plus encore, à la disparité des trajectoires observées au sein de ces professions selon l’origine sociale de celles et ceux qui les occupent. Comme le suggère son titre, le livre s’attache à mettre en évidence une sorte de « plafond de classe », analogue au « plafond de verre » évoqué au sujet des inégalités que rencontrent les femmes (ou les personnes issues des minorités ethniques) dans les carrières d’élite, en vertu duquel à qualification égale, les personnes issues des classes populaires connaissent en moyenne dans ces carrières, auxquels ils ont en tout état de cause moindrement accès, des opportunités plus limitées et des rémunérations plus faibles que leurs homologues issus des classes supérieures. Le livre s’attache à établir la réalité de ce phénomène et à en analyser les ressorts. Il s’appuie à cette fin sur l’analyse secondaire, pour le Royaume-Uni, des données issues des vagues successives de l’enquête sur les forces de travail (Labour Force Survey) d’Eurostat de 2013 à 2016, qui donnent accès à des informations détaillées sur la situation et les parcours professionnels de plus de 18 000 personnes occupant des positions au sein des professions de l’élite, et sur une enquête par entretiens et observations au sein de quatre sous-univers particuliers des professions d’élite.

Le plafond de classe dans l’accès aux professions d’élite londoniennes

L’ouvrage écorne en premier lieu la conception méritocratique des destinées sociales en montrant que même lorsqu’elles accèdent aux meilleures universités et aux niveaux de diplômes les plus élevés, les personnes issues des classes populaires ont toujours moins de chance d’être recrutées dans les emplois les plus élevés, les plus prestigieux et les plus rémunérateurs. Ce désavantage est même renforcé pour certaines catégories ethno-raciales. Par ailleurs, l’ampleur de ce désavantage varie sensiblement selon les catégories d’emploi et les secteurs d’activité, il est beaucoup plus prononcé par exemple chez les médecins, les journalistes et les juristes que chez les ingénieurs ou les managers du secteur public et des technologies de l’information.

En outre, même lorsqu’elles sont recrutées, les personnes d’origine populaire subissent en moyenne dans les professions d’élite une pénalité salariale de l’ordre de 16 % par rapport aux personnes d’origine privilégiée. Et ce phénomène, qui apparaît plus prononcé encore chez les femmes et dans certaines minorités ethniques, en particulier dans certains secteurs tels que la finance, le droit, la médecine, la comptabilité, ou chez les comédiens, résiste au contrôle, au moyen d’analyses multivariées, des principales caractéristiques des personnes concernées. Âge, genre, origine ethnique et niveau d’éducation n’expliquent ainsi que la moitié de l’écart observé. Deux processus distincts se combinent ainsi, celui d’une discrimination dans l’accès à ces professions à l’égard des personnes issues des classes populaires (« getting in  », pour reprendre les termes des auteurs) et celui d’une pénalité salariale (« class pay gap  ») pour celles qui parviennent malgré tout à s’y faire recruter (« getting on »). L’articulation des deux processus revêt toutefois des caractéristiques variables selon les professions. Certaines, comme la profession d’ingénieur, apparaissent à la fois relativement ouvertes en termes d’accès et peu sujettes au « class pay gap  ». D’autres sont restrictives en termes d’accès, mais relativement égalitaires en termes de carrière (architecture, télévision).

D’une manière générale, les auteurs pointent les limites des explications individualisantes rapportant l’impact de l’origine aux différences de confiance en soi, de contrôle ou d’estime de soi et insistent davantage sur la nature des ressources auxquelles les personnes ont accès que sur leurs inclinations ou leurs traits de caractère. Cette orientation de l’analyse s’appuie sur l’enquête de terrain menée dans quatre contextes distincts : celui d’une chaîne de télévision, celui d’une firme multinationale d’expertise comptable, celui d’une agence d’architectes, celui, enfin, du monde des comédiens de théâtre. Le trait commun de ces quatre terrains est d’être tous londoniens, ce qui renvoie, selon les auteurs, à l’une des explications des écarts observés. La centralisation des carrières d’élite à Londres, où le coût de la vie est, de longue date, sensiblement plus élevé que dans le reste du pays, constitue à leurs yeux l’une des causes plausibles de la capacité différentielle de se saisir d’opportunités de gains et de carrière qui supposent d’acquitter des coûts d’entrée que les fils et filles d’origine populaire sont moins à même de supporter que les enfants issus des classes supérieures. Les auteurs soulignent à ce titre l’importance du soutien financier apporté par l’entourage familial (« the bank of Mum and Dad  »), notamment à l’entrée dans la carrière, et plus particulièrement dans les univers professionnels dans lesquels les phases probatoires peuvent s’avérer particulièrement longues, comme c’est en particulier le cas chez les comédiens.

Le choix de l’approche par étude de cas manifeste aussi l’intérêt prêté par les auteurs à la composante contextuelle et relationnelle des phénomènes observés, que les sources statistiques mobilisées ne permettent pas d’isoler. Aux analyses en termes d’aversion différentielle au risque, familières à la théorie du choix rationnel, les auteurs substituent un raisonnement fondé sur les opportunités associées au système des relations – amicales, familiales, professionnelles – dans lesquels s’inscrivent les trajectoires des personnes et les potentialités inégales dont elles sont porteuses.

Cette même logique semble s’appliquer aux relations de parrainage qui prévalent dans certaines professions d’élite, comme on le voit dans la firme multinationale d’expertise comptable étudiée dans le livre. Ces relations de parrainage, qui s’établissent le plus souvent sur la base des affinités culturelles (goûts partagés, passions communes, loisirs communs, type d’humour, etc.) tendent à fonctionner comme des marqueurs de classe qui renvoient les prétendants au poids de leur trajectoire antérieure et de leur origine, comme on l’observe aussi dans l’entreprise de production télévisuelle retenue parmi les quatre études de cas, où, de manière un peu inattendue dans un univers dédié à la production de divertissement grand public, la familiarité avec l’univers des arts et de la culture légitimes semble particulièrement valorisée.

Les formes de la distinction

Friedman et Laurison montrent aussi combien l’aisance des héritiers, qui se manifeste dans une grande variété de comportements (manières de parler, de se vêtir, etc.) s’oppose à la « bonne volonté culturelle » et au conformisme des transfuges de classe. Or cette « distance au rôle », confiance en soi dénuée d’arrogance, règne de l’ironie et du second degré, des formes non-verbales de communication, etc., est une compétence étroitement liée à l’origine et à la trajectoire sociales qui, dans un certain nombre de professions d’élite, se manifeste à divers stades de la carrière et tend à fonctionner davantage comme une barrière à la progression que comme une barrière à l’entrée.

L’accent mis par les auteurs sur le rôle de ces compétences relationnelles, qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans les nécessités fonctionnelles des professions exercées et comportent leur part d’arbitraire social, rappelle la notion de capital culturel telle que théorisée par Bourdieu et Passeron [3]. Sam Friedman et Daniel Laurison soulignent toutefois que ces compétences n’interviennent pas uniformément dans l’ensemble des professions d’élite, comme le montre l’écart qui sépare les professions les plus techniques – les architectes ou les ingénieurs, notamment – qui nécessitent la maîtrise de compétences opérationnelles spécifiques, , des professions dont l’exercice s’appuie davantage sur des savoir-être que sur des savoir-faire, comme c’est notamment le cas dans les métiers du conseil ou du consulting.

Enjeux politiques et scientifiques

L’ouvrage se clôt sur une double intention prospective, en revenant tout d’abord sur la dynamique historique observée au Royaume-Uni et sur ses contradictions. Dans le passé, le développement, dans l’immédiat après-guerre, d’une forte demande d’emplois qualifiés d’ingénieurs et de techniciens dans les secteurs de l’industrie, de l’énergie et de la construction, a pu offrir aux jeunes issus des classes populaires des opportunités de mobilité ascendante qui s’appuyaient davantage sur l’acquisition de compétences techniques que sur l’accumulation de capital culturel, par contraste avec les professions (libérales) d’élite traditionnelles du droit et de la médecine. Le développement contemporain des professions associées à l’émergence de technologies nouvelles, en particulier dans le secteur de l’informatique et du numérique, qui requièrent l’acquisition de compétences émergentes, semble pour partie renouer avec cette dynamique. Ces professions apparaissent ainsi plus ouvertes et moins pénalisantes pour les enfants des classes populaires que les professions d’élite qui valorisent davantage l’accumulation des formes plus traditionnelles du capital culturel. Mais le développement de ces professions produit des effets ambivalents, puisque celles-ci sont aussi parmi les moins féminisées et les plus désavantageuses pour les femmes.

En second lieu, l’ouvrage développe une série de recommandations élaborées en concertation avec les membres d’une organisation non-gouvernementale dédiée à la promotion de la diversité socio-économique dans le domaine de l’enseignement supérieur et de l’emploi (The bridge group) pour briser le « plafond de classe » mis en évidence dans les chapitres précédents de l’ouvrage, en insistant sur la nécessité de documenter, à l’échelle des entreprises, l’existence de ce phénomène et de promouvoir les pratiques propres à en limiter les effets (formaliser l’informel, prendre au sérieux les questions d’intersectionnalité, réfléchir à la définition des critères de talent, prohiber la pratique des stages et périodes probatoires non-rémunérées).

Si on le replace dans la vaste littérature consacrée aux questions de mobilité sociale, l’ouvrage de Sam Friedman et Daniel Laurison présente une contribution dont l’apport et l’originalité peuvent se décliner en trois points. Tout d’abord, ce livre rompt avec une routine fondamentale de la recherche traditionnelle sur les questions de mobilité qui s’intéresse prioritairement aux déplacements d’une génération à l’autre entre les positions sociales d’origine et de destination et délaisse assez largement la question des mobilités en cours de carrière. L’intérêt premier de la démarche adoptée ici est précisément, en puisant à la littérature des inégalités de genre et des discriminations ethno-raciales, de prêter attention à cette dynamique temporelle des carrières.

La deuxième particularité de l’ouvrage tient à l’attention accordée aux différences entre professions et entre secteurs d’activité, en allant au-delà des schémas de classes sociales agrégées généralement mobilisés dans les travaux sur la mobilité sociale. Cette perspective est consubstantielle au parti-pris méthodologique adopté, fondé sur l’articulation d’analyses statistiques et d’enquêtes de terrain menées à un niveau propre à faire ressortir le rôle des organisations et des cultures professionnelles dans la genèse d’inégalités de trajectoires liées à l’origine.

En outre, la combinaison des approches méthodologiques et la confrontation raisonnée d’orientations théoriques plutôt habituées aux disqualifications réciproques n’est pas le moindre des mérites des deux auteurs de l’ouvrage, dont l’ouverture ne vire pour autant pas au syncrétisme. S’ils créditent le courant dominant de la recherche sur les questions de mobilité de la richesse et de la robustesse de la documentation et de la modélisation des tendances observées en longue période, ils s’inscrivent principalement dans un univers théorique qui puise en grande partie aux théories de la reproduction sociale de Bourdieu et Passeron, comme le montre l’accent mis sur l’importance des forces de rappel de l’origine sociale dans l’explication du « plafond de classe ».

L‘articulation des méthodes quantitatives et qualitatives évite de son côté l’écueil qui consiste, dans les recherches à dominante ethnographique, à mobiliser des données statistiques de cadrage sans réel apport explicatif ou, en sens inverse, dans les travaux plutôt fondés sur le traitement secondaire de données et la modélisation statistique à cantonner les éléments d’enquête qualitative à l’illustration ou l’exemplification de raisonnements auxquels ils n’apportent pas à proprement parler de supplément analytique. Ici, les enquêtes de terrain font émerger les hypothèses explicatives d’un plafond de classe dont le traitement des données montre la robustesse et dont les entretiens et observations fournissent en retour les clés d’interprétation en donnant notamment accès à la subjectivité des acteurs et en faisant ressortir la variété des coûts – matériels, psychologiques, sociaux et émotionnels – associés à l’expérience de la mobilité ascendante.

L’ouvrage suscitera à n‘en pas douter l’intérêt des lecteurs intéressés aux questions de mobilité sociale. L’un de ses principaux apports tient à la mise en évidence du rôle des appariements par affinités, notamment culturelles, dans la dynamique des carrières propre à certaines professions d’élite. Ces appariements affinitaires écornent au passage la thèse de la force des liens faibles de Mark Granovette , puisque les liens les plus efficaces tendent, dans ce contexte, à être les plus chargés d’affect et d’intersubjectivité. Laurison et Friedman soutiennent que la logique de ces appariements affinitaires, fondés sur le partage de codes et de références culturelles très dépendants de l’origine sociale, joue contre les salariés issus des classes populaires. Ceci est d’autant plus le cas que l’assimilation de ces codes et références est plus implicite et plus éloignée de la forme scolaire de la transmission, qu’elle sollicite davantage le second degré et le relâchement des canons traditionnels du goût classique qui signe la forme contemporaine de la distinction culturelle, comme l’ont particulièrement montré les travaux situés dans le sillage du modèle « omnivore/univore » de Peterson [4].

Le livre provoquera aussi immanquablement la discussion. On pourra en particulier interroger l’accent mis par les auteurs sur ces phénomènes affinitaires de sélection par « cultural matching » [5], qui figurent certes parmi les hypothèses plausibles d’explication de la disparité des destinées sociales au sein des professions d’élite, mais dont les données exploitées dans l’ouvrage, tant qualitatives que quantitatives, ne permettent pas d’affirmer qu’ils soient toujours prépondérants. Les auteurs demeurent du reste prudents dans leurs conclusions, en soulignant que les résultats présentés restent dépendants du choix des terrains abordés, et dont la disparité suggère que la réplication d’enquêtes de ce type dans d’autres contextes mettrait sans doute au jour des résultats partiellement différents. De ce point de vue, l’ouvrage vaut aussi par sa dimension programmatique.

Sam Friedman et Daniel Laurison, The class ceiling : Why it pays to be privileged. Policy Press, 2019.

par Philippe Coulangeon, le 9 mars 2020

Pour citer cet article :

Philippe Coulangeon, « Le plafond de classe dans les métiers culturels », La Vie des idées , 9 mars 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sam-Friedman-Daniel-Laurison-class-ceiling-Why-pays-privileged

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Notes

[1Cf. Daniel Laurison et Sam Friedman. « The class pay gap in higher professional and managerial occupations », American Sociological Review 81.4 (2016) : 668-695.

[2Voir notamment John Goldthorpe et Robert Erikson, The constant flux : a study of class mobility in industrial societies, Oxford, Clarendon Press 1992.

[3Cf. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970.

[4Voir par exemple Richard A Peterson, « The rise and fall of highbrow snobbery as a status marker. » Poetics 25.2-3 (1997) : 75-92.

[5Cf. Lauren A. Rivera, « Hiring as cultural matching : The case of elite professional service firms. » American sociological review 77.6 (2012) : 999-1022.

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