Recensé : Benoît Guillou, Le pardon est-il durable ? Une enquête au Rwanda, Paris, Éditions François Bourin, 2014, 247 p., 16 €.
L’auteur a conduit plusieurs enquêtes de terrain au Rwanda entre 2003 et 2006. Il en a tiré un objectif : décrire et analyser comment, à cette période, des acteurs très divers étaient engagés dans des discours et des pratiques qui mobilisaient le thème du pardon. Aborder ces questions en sociologue n’avait pas de précédent pour le cas du Rwanda, du moins dans les travaux en langue française [1].
Une politique volontariste du pardon
L’enquêteur restitue ce qui l’a frappé d’emblée. Dès les premières années suivant le génocide, le langage du pardon avait pris une importance grandissante dans l’espace public. Pourtant, un tel langage contrastait avec les haines et les peurs réciproques, très présentes dans les relations ethniques. 800 000 Tutsis ont été assassinés dans le génocide. Le plus grand nombre des rescapés, dont les familles avaient été décimées, vivaient dans des conditions misérables. Par ailleurs, des centaines de milliers de Rwandais hutus, inquiets de l’avancée du FPR, avaient fui au Congo durant les années 1994-1997.
Le nouveau gouvernement travaillait à mettre en place un système pénal pour juger et punir ceux qui avaient participé au génocide ; les prisons étaient surpeuplées de suspects le plus souvent arrêtés sur simple dénonciation. C’était un moment envahi par la douleur et les ressentiments, sans rapport avec ce que l’État et l’Église catholique entreprirent alors : une politique volontariste du pardon. Cherchant à promulguer l’un et l’autre le modèle d’un pardon institutionnalisé, d’ordre religieux ou laïc, ces deux puissances s’interposaient entre les génocidaires et les victimes, incitant les premiers à demander un pardon que les seconds seraient censés leur accorder [2].
Qu’il s’agisse d’une stratégie n’engageant pas les criminels dans une démarche sincère de repentir et les victimes au don d’un pardon authentique, mais contribuant à soutenir le projet politique d’une « justice transitionnelle », un interlocuteur rwandais de Benoît Guillou le reconnaissait volontiers : « Le pardon par l’Église passe toujours par la parole de Dieu. Le pardon de l’État passe par décret. Avec le gouvernement, c’est un impératif : “Il faut”. À l’église, on vous dit : “Si vous ne pardonnez pas, vous n’entrerez pas au ciel” » (p. 150).
L’enquête se déroule durant des années décisives pour l’instauration des juridictions gacaca [3]. Des campagnes étaient organisées, incitant les suspects de crimes commis durant le génocide à plaider coupable et à demander leur pardon aux victimes. Un synode gacaca chrétien avait été organisé, dès 1998, afin de préparer le jubilé célébrant les deux mille ans du christianisme, en même temps que le centenaire de l’Église catholique au Rwanda. Il s’agissait d’inciter les fidèles à l’apprentissage du pardon. Dans cette ligne, en février 2000, à l’ouverture de l’année jubilaire, l’archevêque de Kigali demanda solennellement pardon au nom de l’Église pour le manque de courage de certains de ses membres et pour les crimes commis par des chrétiens. C’était un euphémisme. Des travaux ont montré la participation de prêtres aux massacres et l’action meurtrière des personnels religieux dans certaines paroisses catholiques, ainsi que dans des paroisses presbytériennes [4].
Durant la décennie suivant le génocide, que ce soit au cours des cérémonies commémoratives nationales et locales ainsi qu’aux inhumations de victimes, que ce soit par des textes législatifs et des arrestations, les autorités politiques ont pratiqué une constante dénonciation des génocidaires et incriminé massivement la population hutue complice. Quant aux massacres de civils hutus commis au Rwanda et au Congo par le FPR (le Front Patriotique Rwandais, parti au pouvoir depuis la fin du génocide), leur mention était proscrite par les autorités : ils ne tombaient pas sous la juridiction des gacaca, toute manifestation publique de deuil était interdite et ceux qui se risquaient à rappeler que les crimes commis contre les Hutus restaient impunis encouraient de lourdes représailles.
Dans ce contexte, quelle signification pouvait avoir, pour les rescapés tutsis du génocide, ce pardon qu’il leur était demandé d’accorder aux assassins de leurs proches ? Les coupables auraient-ils, de leur plein gré, approché les survivants pour manifester leur repentir ? L’une des réussites du travail de Benoît Guillou est d’avoir décrit ce qui se passe pour les individus et entre les individus, dès lors que sont ravivées leurs expériences de violence extrême.
Pardon institué, pardon médiatisé
Prenant appui sur ses enquêtes dans les prisons de Kigali, l’auteur analyse la mise en œuvre d’une politique d’État instituant le « plaider-coupable », assorti d’une demande pardon. Cette procédure permettait la libération provisoire de milliers de prisonniers qui revenaient chez eux en attente de leur procès. Cette politique n’aurait pas abouti sans l’intensité des interventions effectuées auprès des inculpés par des médiateurs, appartenant le plus souvent à des associations religieuses.
Des années durant, divers dispositifs – rituels religieux spécifiques, comités de prisonniers organisant des séances de sensibilisation, multiples activités pastorales exercées par des religieux, déclarations d’aveux publiques – ont « sensibilisé » la population carcérale, composée des génocidaires « de proximité ». L’observation se fait ethnographique pour décrire cérémonies et prêches encadrant la quotidienneté et recueillir les réactions de prisonniers : certains déclaraient qu’ils refusaient d’avouer, d’autres qu’ils évaluaient les risques et les avantages d’aveux partiels stratégiquement dosés, et parfois, certains se disaient soulagés d’avoir témoigné sans omettre la cruauté de leurs crimes. Jean Hatzfeld a rapporté les déclarations de tueurs qui finissaient, eux aussi, par détailler les atrocités commises durant le génocide [5].
Benoît Guillou estime que les autorités ont instrumentalisé la perspective religieuse de la confession et du repentir pour aboutir à ce que les détenus remplissent un formulaire relatant le crime ou les délits, donnant des informations sur les complices et s’achevant sur la présentation d’excuses aux victimes. Ainsi, la demande de pardon, qui n’était pas exprimée dans un face-à-face avec les parents de victimes, est-elle devenue une formalité.
Les incitations et les procédures développées dans les prisons sont répercutées par une médiatisation qui déborde le monde carcéral. En effet, des associations religieuses et des ONG étrangères, œuvrant auprès des prisonniers, importent un savoir-faire acquis dans des situations internationales de post-conflit et médiatisent amplement, auprès de divers publics, leurs interventions. L’ouvrage restitue les scénographies du pardon associant repentis et victimes, déployées en divers espaces : prisons, paroisses, et jusqu’aux manifestations nationales où se côtoient autorités politiques et responsables religieux.
Le pardon à l’échelle d’une paroisse
De manière dominante, les travaux récents consacrés au Rwanda se départagent sur la césure de l’année 1994 : il s’agit soit d’études sur les modalités du génocide [6], soit de recherches sur les institutions et les pratiques caractéristiques du pouvoir d’État établi après le génocide [7]. Le récit de Benoît Guillou tire son originalité du projet d’écrire une micro-histoire qui tient ensemble le génocide et l’après-génocide. Cette micro-histoire est celle d’une paroisse catholique, Musha, située non loin de Kigali.
Ayant rencontré des survivants tutsis, des Hutus accusés d’avoir tué et des Hutus non inculpés, tous témoins de massacres, Benoît Guillou reconstitue le déroulement local du génocide et confronte entre elles les significations que peuvent avoir les impératifs de pardon pour une population immergée dans un tel passé d’inhumanité. Le génocide y dura douze jours : il débuta au lendemain de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais et fut arrêté, le 19 avril, par les forces du FPR qui investirent le secteur.
Les tueries ont été terriblement meurtrières : dans la cellule (la plus petite division territoriale de la commune) où l’auteur a particulièrement enquêté, résidaient trois familles tutsies dont vingt et un membres furent tués. Le 13 avril, un carnage fut perpétré dans l’église et l’enclos paroissial où s’étaient réfugiés des milliers de Tutsis. Militaires, gendarmes et miliciens les cernèrent, lancèrent des grenades, tirèrent sur la foule à l’extérieur et à l’intérieur de l’église puis ordonnèrent aux villageois, qui participaient à l’attaque, d’achever les blessés. Peu survécurent. Enfin, lorsque les troupes du FPR établirent une base à Musha, elles tuèrent un grand nombre de paysans hutus qui n’avaient pas pris la fuite.
L’auteur propose une chronique des situations qu’il a observées ou qui lui ont été relatées : messes dominicales, cérémonies de commémoration du génocide, communautés ecclésiales de base, marchés, mitoyenneté des parcelles de culture, où, par nécessité, coexistent victimes se refusant à un pardon extorqué, « repentis » provisoirement libérés n’effectuant aucune démarche personnelle de repentance auprès des survivants, paysans hutus désertant les commémorations du génocide parce qu’elles n’honorent que les Tutsis tandis que sont niés leurs propres morts [8].
Il fallait une approche ethnographique fine, telle que l’a pratiquée l’enquêteur, pour mettre à l’épreuve les dispositifs institutionnels d’appel au pardon et à la réconciliation. Ce qui lui est dit, ce qu’il observe, c’est combien les comportements attendus par les autorités restent de pure façade. Après les exactions massives encore si présentes dans les mémoires, les discours tendant à la réconciliation ont perdu toute crédibilité pour la plupart des survivants. Même les sentiments chrétiens n’ont plus de prise, ainsi que l’exprime un Tutsi : « De nos jours, je remarque que Dieu n’est plus indépendant, il est manipulé par les hommes » (p. 148).
L’impossible « pardon du cœur »
Les rescapés, rencontrés par l’enquêteur, ont expliqué qu’ils opposaient au « pardon politique » réclamé par l’État un « pardon du cœur » (umutima), pardon qu’ils n’étaient pas prêts d’accorder [9]. Sauf exception, du moins à l’époque de l’enquête. C’est le cas de Xavérine, une paysanne rescapée du génocide, avec qui l’auteur a mené de longs entretiens. La perte de son mari et de ses trois fils l’a rendue « comme folle » durant quelques mois, enragée de vengeance, dénonçant le plus possible de voisins pour les faire arrêter, même si elle ignorait leur participation réelle aux tueries, jusqu’au jour où elle tente de se noyer. Sauvée par une vision où elle trouve la force de regagner la rive, elle s’engage dans une démarche de pardon aux assassins de sa famille et s’investit d’une mission : prêcher la réconciliation dans sa paroisse, dans des prisons, et jusqu’à Kigali au cours d’une cérémonie publique organisée par l’Église catholique en 2001 [10].
Deux ans plus tard, Karinda, l’assassin de l’un de ses fils, se présente pour lui avouer son crime, s’en repentir et lui demander pardon. Depuis lors, les deux protagonistes prient ensemble, s’entraident dans les travaux, se rendent dans des associations religieuses et à la prison centrale de Kigali pour relater une expérience qu’ils considèrent comme une délivrance, comme une conversion spirituelle qui leur a permis d’échapper à l’« enfer ». Solitude de ces convertis : Xavérine est durement critiquée par les survivants tutsis de sa cellule, et Karinda devra quitter précipitamment la commune, se sentant menacé par les tenants du refus à avouer.
Le livre de Benoît Guillou prend appui à la fois sur des enquêtes de terrain, une recherche documentaire efficace (littérature grise émanant de praticiens religieux et laïcs de la réconciliation), une attention constante aux travaux théoriques classiques consacrés au thème du pardon (ceux de Jankélévitch, Arendt, Derrida), mais aussi sur une attention experte aux textes de théologiens chrétiens. Enfin, il tire parti des recherches et débats de la sociologie pragmatique. Cette combinaison d’intérêts et d’observations lui permet de montrer la diversité des gestes et des paroles mobilisés par les différents acteurs engagés dans des processus de pardon, processus sous contrainte commune, celle du pouvoir d’État.