Depuis 1994, dans la sphère médiatique comme dans la recherche académique, le génocide des Tutsis a fait l’objet de nombreuses publications [1]. Plusieurs chercheurs ont engagé des enquêtes de terrain, dont la parution a débuté en 1999, avec le monumental ouvrage collectif dirigé par Alison des Forges, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, ouvrage suivi d’autres publications universitaires, dont un premier ensemble était disponible en 2008 [2].
Aussi, après plus de deux décennies de travaux, une publication faisant le point des connaissances et accessible à un large public était-elle souhaitable. En 2017, dans le champ francophone, Filip Reyntjens a été le premier à proposer une telle synthèse [3]. Un an après, celle que publie Florent Piton dispose de l’espace beaucoup moins étroit d’un « Repère ».
Le génocide
L’élaboration du « Repère » a été menée conjointement à un processus de recherche et de rédaction universitaires. Florent Piton a récemment enquêté au Rwanda sur l’histoire des notabilités dans l’ancienne préfecture de Ruhengeri (située au nord du Rwanda) de 1950 à 1994, le génocide constituant l’horizon de sa thèse. C’est dire que l’auteur connaît et maîtrise les travaux de recherche sur le génocide et, plus largement, sur l’histoire politique du Rwanda.
En dépit du titre de l’ouvrage, seulement deux chapitres sur six sont consacrés à la perpétration du génocide. Les deux premiers chapitres relatent l’histoire politique du royaume, de la période coloniale (1894) à l’indépendance (1959), puis celle du Rwanda indépendant et républicain jusqu’au 1er octobre 1990, date du début de la guerre. Celle-ci a été engagée, à partir de l’Ouganda, par le Front patriotique rwandais (FPR), une organisation politico-militaire issue de la seconde génération des Tutsis exilés à la suite des violences d’État exercées contre eux depuis la fin des années 1950.
Le troisième chapitre décrit les bouleversements militaires, politiques et sociaux de la période allant du début des affrontements entre l’armée du FPR et les forces gouvernementales (FAR), jusqu’au 6 avril 1994, date de l’attentat contre l’avion du président rwandais Habyarimana. Cet attentat a entraîné la reprise de la guerre et ouvert la voie à des autorités extrémistes, qui ont constitué le gouvernement organisateur du génocide.
Le dernier chapitre de l’ouvrage, « Sortir du génocide (juillet 1994-2018) », aborde un ensemble de questions portant, entre autres, sur la justice et la politique mémorielle. Plutôt que de consacrer le plus grand nombre de pages aux connaissances acquises par les chercheurs sur les modalités des tueries qui durèrent trois mois (jusqu’au 18 juillet 1994, date de la victoire militaire du FPR), l’auteur a choisi de retracer l’histoire du Rwanda sur le temps long du XXe siècle.
Imaginaire racial et collectifs ethniques
Durant les trois dernières semaines du mois d’avril 1994, la majorité des victimes du génocide, soit plusieurs centaines de milliers de Tutsis, ont été tuées, piégées dans des églises, des enceintes communales, des stades, des écoles, traquées dans les champs, les bananeraies et les marais, assaillies dans leurs maisons. Leur mise à mort a donné lieu à des cruautés extrêmes.
Cette rapidité d’exécution des massacres serait inexplicable sans la participation massive d’une partie de la population hutue, essentiellement des paysans, qui ont contribué à la dénonciation, à la poursuite, à l’assassinat des Tutsis qui vivaient dans leur secteur communal, quand ils n’étaient pas leurs voisins. C’est cela qu’il s’agit de décrire et d’analyser, au plus près des pratiques meurtrières, de leur déroulement et de leur organisation.
Il s’agit aussi d’expliquer comment, dans quel contexte historique et en raison de quels intérêts politiques, ont été constitués en collectifs ethniques les Tutsis, descendants de pasteurs, et les Hutus, descendants d’agriculteurs, tous ayant vécu dans un espace commun durant des siècles, parlé la même langue, partagé le même univers sacré et s’étant intermariés. Des collectifs ethniques ont été théorisés au début du XXe siècle par les Européens, lorsqu’ils décidèrent de s’appuyer sur les milieux tutsis dominants pour former l’administration coloniale du royaume placée sous mandat de la Belgique en 1919 (le traité de Bruxelles avait reconnu, en 1910, le Rwanda comme possession allemande).
L’imaginaire racial de l’époque a été convoqué pour justifier le clivage ethnique entre Tutsis et Hutus, les premiers étant considérés comme naturellement supérieurs aux seconds. Des cartes d’identité ont été créées, qui mentionnaient l’ethnie du porteur. Au début des années 1960, des leaders politiques hutus ont mis fin à la royauté, avec l’assentiment des autorités belges (la République est proclamée en 1961), avant d’obtenir l’indépendance en 1962.
Ces événements ont été précédés de graves violences à l’encontre des Tutsis (17,5% de la population à l’époque), si bien que des dizaines de milliers d’entre eux se sont exilés. Les nouvelles autorités républicaines ont fondé leur légitimité sur le fait d’avoir combattu la domination « féodo-colonialiste » ; ils ont fait de l’ethnisme anti-tutsi une ressource idéologique de leur pouvoir.
Éléments de débat
Florent Piton a construit un récit limpide et instructif, clairement articulé par un jeu de titres et de sous-titres qui précisent les questionnements. Des tableaux, des cartes et des encadrés reproduisant des extraits de discours ou de textes significatifs complètent utilement les développements. Si l’auteur mentionne quelques points de discorde, il adopte le plus souvent une narration lisse et surplombante qui évacue toute polémique et lui laisse le dernier mot. Le lecteur non spécialiste en retirera une connaissance bien documentée de l’histoire rwandaise depuis le XIXe siècle, mais sans doute percevra-t-il insuffisamment combien l’historiographie du Rwanda est marquée par l’intensité des controverses et des débats, ainsi que par la pluralité des interprétations [4].
Nous ne procéderons pas, faute d’espace, à une lecture en spécialiste. Nous nous en tiendrons à deux réflexions. En premier lieu, lorsqu’il consacre une longue partie de l’ouvrage aux décennies précédant 1994, l’auteur tend à « prédire » l’inexorabilité du génocide et ce, dès les « théories raciales forgées dans les cabinets scientifiques européens au XIXe siècle » (p. 21). Certes, il écrit à plusieurs reprises que le génocide n’était pas prévisible dès les massacres de 1959, mais le plus souvent la rédaction suggère le contraire. En témoigne, entre autres exemples, le sous-titre « L’indépendance au risque du génocide ? » (p. 43) ou encore ce commentaire des massacres de 1963-1964 : « À certains égards, ces massacres préfigurent ceux du génocide, même si l’ampleur des transgressions n’atteint pas celle de 1994 » (p. 48) [5]. Cette tendance à une lecture téléologique s’appuie sur l’affirmation de la prégnance du « racisme anti-tutsi » dans la population.
De fait, nous remarquerons – et c’est notre second point – que les notions de racisme ou d’ethnisme sont utilisées indifféremment dans cet ouvrage, alors qu’elles recouvrent deux phénomènes distincts. Le racisme d’origine européenne établissant une hiérarchie entre groupes fondée sur un déterminisme biologique et une pseudo-caractérologie stigmatisante n’allait pas de soi au Rwanda, sinon parmi des éléments hutus de la minorité occidentalisée, ainsi que dans les propagandes extrémistes diffusées durant les années 1990-1994. Mais un ethnisme politique existait bien : les Tutsis n’étaient pas traités en citoyens à part entière.
Il reste que la différenciation ethnique n’induisait pas systématiquement des formes d’antagonisme, que ce soit dans les milieux occidentalisés ou dans la paysannerie. C’est encore l’un des défis de la recherche que d’étudier comment, après le déclenchement de la guerre, les politiques acharnées de la haine aboutirent à ce que les Tutsis soient identifiés comme les ennemis mortels des Hutus.
Florent Piton, Le Génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2018.