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Recension Histoire

Restauration, la mal nommée

À propos de : Emmanuel de Waresquiel, C’est la révolution qui continue ! La Restauration, 1814-1830, Tallandier.


par Bertrand Goujon , le 14 novembre 2016


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Au début du XIXe siècle, la Révolution est décidément « un passé qui ne passe pas ». Dans son dernier recueil, Emmanuel de Waresquiel s’intéresse aux ambiguïtés de la Charte de 1814, au spectre du régicide, ainsi qu’à l’essor du principe parlementaire et de la notion de service de l’État.

En publiant avec Benoît Yvert son Histoire de la Restauration en 1996 [1], puis les biographies – couronnées par les prix les plus prestigieux – d’éminentes figures de la vie politique française des années 1814-1830, telles que Talleyrand, le duc de Richelieu ou Fouché, Emmanuel de Waresquiel s’est imposé comme l’un des réinventeurs de l’histoire de cette période longtemps dénigrée – et durablement occultée dans la mémoire collective et nationale.

Ses nombreux articles et contributions, publiés dans des revues scientifiques, des actes de colloques et des ouvrages collectifs étaient, en revanche, restés dispersés. C’est tout le mérite de l’ouvrage qu’il vient de publier aux éditions Tallandier que de réunir de multiples textes dont la rédaction s’est étalée sur deux décennies, en les mettant en perspective autour de la thématique d’une « poursuite de la Révolution » au cours du premier tiers du XIXe siècle.

L’éventail des possibles

Une telle approche, qui s’inscrit dans la lignée des pistes déjà suggérées, en son temps, par François Furet [2], conforte les travaux et synthèses récentes portant sur la période [3], à laquelle ont par ailleurs été consacrées des manifestations scientifiques internationales dans le cadre du bicentenaire du retour des Bourbons en France et de la promulgation de la Charte. Celles-ci ont témoigné de l’ampleur du renouvellement historiographique qui est en train de s’opérer en Europe sur cette période charnière dans l’histoire du Vieux Continent [4]. À rebours des clichés hostiles à un régime vite qualifié de rétrograde et de réactionnaire par ses adversaires politiques, puis par une certaine vulgate républicaine – ce qui éclaire, pour partie, l’absence de commémorations officielles en 2014 et 2015 –, elle permet de rendre compte des effets de continuité et de discontinuité qui donnent au premier XIXe siècle ce caractère de « modernités désenchantées » récemment souligné par Emmanuel Fureix et François Jarrige [5].

Que le lecteur ne s’attende pas à trouver, dans le dernier ouvrage d’Emmanuel de Waresquiel, un essai d’un seul tenant aux (illusoires) ambitions exhaustives. Bien au contraire : les choix audacieux qui ont présidé à la structuration du livre sont explicitement revendiqués par l’auteur dès son avant-propos. Révisées ou rédigées en vue de cette publication, les contributions y sont juxtaposées dans deux grandes parties, « Les hommes et la politique », et « Les idées, les représentations, les institutions ». La structuration chronologique de la première partie ne masque nullement le fait qu’une partie de la Seconde Restauration – en l’occurrence, les débuts et la fin de l’ « ère Villèle », ainsi que les périodes de gouvernement Martignac et Polignac – ne sont pas abordées.

Emmanuel de Waresquiel a, en outre, délibérément écarté de son propos les aspects économiques et monétaires, pour privilégier les questions politiques et institutionnelles, l’histoire des idées, l’histoire culturelle et, dans une moindre mesure, l’histoire sociale, essentiellement circonscrite aux élites politiques et administratives. De fait, les autres couches sociales – à l’exception du « peuple royaliste » du Midi et de l’Ouest, succinctement évoqué à la faveur de la Terreur blanche de l’été 1815 – n’apparaissent guère qu’en arrière-plan, du fait même des sources qui ont été privilégiées par l’auteur et qui émanent surtout d’instances (la cour, le gouvernement, les Chambres, le Conseil d’État, la haute fonction publique) et d’acteurs (aristocrates, personnalités politiques, grands serviteurs de l’État, essayistes) qui incarnent les pouvoirs à l’échelle nationale [6].

Avec une plume alerte – au risque de certains raccourcis factuels, en ce qui concerne par exemple le statut de port franc vainement revendiqué par le port de Marseille au début de la Restauration, ou d’assertions telles que « les mêmes causes vont évidemment produire les mêmes effets » (p. 198) –, Emmanuel de Waresquiel a le souci de rendre compte de l’éventail des possibles dans leur présentisme : en soulignant les incertitudes des acteurs, il atteste d’expérimentations socio-politiques que l’on ne saurait réduire à une simple Réaction. L’accent est ainsi opportunément mis, au fil des articles réunis dans l’ouvrage, sur quelques-uns des « héritages les plus encombrants que la Restauration se montrera finalement impuissante à combattre » (p. 19).

« Contorsions de mémoire »

En revenant sur les racines mêmes du principe de légitimité dont Louis XVIII s’attache à s’ériger en seul détenteur dès ses années d’émigration, il éclaire les ambiguïtés de la Charte de juin 1814, socle d’un compromis concédé par le roi à défaut de sceller un véritable pacte constitutionnel entre la Couronne et la nation : « Moins vécue comme une transition que comme une transaction » (p. 61), celle-ci procède de « contorsions de mémoire » (p. 76) qui imprègnent jusqu’à ses formulations et que devaient raviver les ambivalences du serment et du cérémonial du sacre de Charles X en 1825. Hantée par la question – centrale et pourtant implicite – du régicide, dont les enjeux devaient être réactivés et instrumentalisés à des fins politiques après l’assassinat du duc de Berry en février 1820, elle parachève l’affirmation de l’État central face aux corps intermédiaires qu’avaient amplifiée la Révolution et le Consulat.

Ce faisant, la monarchie restaurée prend le risque de se couper des royalistes purs, qui sont par ailleurs ulcérés par la politique royale d’amnistie et auxquels les Cent-Jours apportent un opportun argument pour justifier les surenchères et violences de la Terreur blanche, qui voit les partisans des Bourbons régler leurs comptes dans le sang et en dehors de tout contrôle légal avec les bonapartistes (ou supposés tels) dans le Midi languedocien, rhodanien et provençal durant l’été 1815. Au sein de la Chambre introuvable (septembre 1815-1816), ils se font les chantres du principe parlementaire face à une prérogative royale qu’ils jugent alors abusivement modératrice et illusoirement réconciliatrice avec les « traîtres », fidèles ou ralliés à Napoléon.

Ils se retrouvent à fronts renversés par rapport à ce qui sera leur posture des années 1816-1820 : minoritaires dans les Chambres, les ultras placent alors leurs espoirs dans une réforme électorale propre à asseoir la prépondérance politique d’une aristocratie départementale fondée sur la grande propriété foncière et dominée par la noblesse d’Ancien Régime, qu’ils appellent de leurs vœux, faute d’avoir les moyens d’entraver par la voie parlementaire les mesures gouvernementales libérales et philanthropiques impulsées par les doctrinaires et formalisées par le Conseil d’État.

Il est vrai que cette dernière institution, conservée par la Charte, retrouve rapidement ses prérogatives politiques, amputées en 1814, quoique les Bourbons ne renouent pas avec l’implication personnelle dont y avait fait preuve Napoléon ; loin de se cantonner à sa seule fonction contentieuse, elle participe pleinement de la fabrique législative sous la Restauration. Le Conseil d’État constitue, à ce titre, un vivier, ainsi qu’un lieu d’éducation politique décisif pour toute une jeune génération opposée aux tentations ultracistes.

Quant aux événements de juillet 1830, Emmanuel de Waresquiel choisit de ne pas se concentrer sur la crise des ordonnances proprement dite, déjà bien connue, et préfère retracer « le dernier voyage de la Légitimité » qui conduit Charles X de Saint-Cloud à Cherbourg sur la route de l’exil. Il souligne combien cet épisode donne à voir la réactivation – et l’instrumentalisation orléaniste – des traumatismes royalistes du 5 octobre 1789 et de la fuite à Varennes, la préservation jusqu’au-boutiste de l’étiquette aulique par la monarchie déchue au nom de la légitimité bourbonienne et la cristallisation des ressorts sentimentaux qui feront les beaux jours du légitimisme et du chambordisme.

Si la conclusion du livre, en réinterrogeant la symbolique du drapeau tricolore et de la barricade au cours des « Trois Glorieuses », s’inscrit dans la lignée des analyses déjà menées par Maurice Agulhon et Alain Corbin dans une perspective d’histoire culturelle du politique, elle y introduit judicieusement les questionnements sur les incertitudes des acteurs et les modalités de (re)construction de l’événement qui font notamment écho à l’analyse des journées insurrectionnelles parisiennes de juin 1832, telle qu’elle a été menée par Thomas Bouchet [7].

Des élites au défi de l’héritage révolutionnaire

Cette relecture discontinue d’une sélection d’événements et de jalons chronologiques de la Restauration va de pair avec une analyse à nouveaux frais de plusieurs aspects saillants dans la culture et les représentations des élites. À partir d’une documentation en partie inédite et restée en mains privées, Emmanuel de Waresquiel démontre, d’une part, que les portraits aristocratiques mettent désormais l’accent sur les fonctions exercées par ces grands notables plus que sur leur qualité nobiliaire ou leur ascendance – ce qui traduit une intériorisation de la notion de service de l’État comme critère décisif du statut social. Il souligne, d’autre part, combien la représentation iconographique de ces individus au sein de leur cellule familiale réduite à sa dimension nucléaire prolonge la propagande mise en œuvre par le régime monarchique autour de la famille royale.

Le regain mémoriel que suscite et cristallise le « bon roi Henri IV » entre 1814 et 1830 procède quant à lui d’une logique à la fois dynastique et politique. Il s’agit d’exorciser la hantise du régicide dans une visée cathartique, et de capter cette figure emblématique de la réconciliation des Français au bénéfice de la monarchie restaurée.

A contrario, l’historiographie libérale des années 1820 adopte une posture de combat lorsqu’elle engage une vigoureuse – et polémique – relecture de l’histoire nationale et du miroir anglais, afin de mettre en avant l’affirmation historique de contre-pouvoirs face à l’autorité royale et de servir les intérêts des élites nouvelles. Elle participe ainsi, au même titre que les voyages outre-Manche que multiplie l’élite libérale et doctrinaire, d’une anglomanie dont la sélectivité et la partialité sont propices à toutes les instrumentalisations.

En rouvrant les dossiers des usages politiques de l’émigration, des réformes auliques sous le règne des derniers Bourbons et de l’hérédité de la pairie à partir des débats parlementaires et des analyses développées par Benjamin Constant dans ses Réflexions sur les constitutions (1814), ses Principes de politique (1815) et dans des articles de presse publiés au fil de la Restauration, Emmanuel de Waresquiel remet en effet en perspective les lignes de clivage intra-élitaires qui mettent les nostalgiques des hiérarchies d’Ancien Régime aux prises avec les partisans – et bénéficiaires – d’un élitisme méritocratique traversant toute l’histoire institutionnelle et socio-politique de la Restauration. Si les polémiques qui en résultent sont vives, comme en témoigne la réactivation du topos révolutionnaire du « complot aristocratique » durant la Première Restauration, au lendemain de la Terreur blanche et lors de l’examen du projet de loi du « Milliard des émigrés » en 1825, elles n’excluent pas de subtils compromis : il n’est ainsi pas anodin que les recrutements aux charges de cour fassent une part croissante aux titrés du Premier Empire et aux roturiers à partir de 1820, alors même que les ultras dominent la vie politique. Loin d’être résolue par les Trois Glorieuses, cette rivalité génératrice de conflictualité se prolonge jusqu’à la fin du XIXe siècle, au prix d’une recomposition des argumentaires – telle la volte-face opérée par Benjamin Constant quant à l’hérédité de la pairie, érigée en 1814 en « meilleur rempart de la liberté » et conspuée en 1830 comme contraire à « l’égalité la plus absolue des droits » – et d’un déplacement des enjeux – le journaliste pacifiste Urbain Gohier mobilisant, en pleine affaire Dreyfus, le souvenir de la Contre-Révolution militaire et le thème des « deux France » pour vilipender un état-major qui serait infiltré par les héritiers des officiers de l’armée de Condé.

Emmanuel de Waresquiel réinterroge également les fondements d’une notabilité désormais conçue comme « une magistrature inamovible, transmissible dans les mêmes familles » (p. 365), mais irréductible à l’ancienne noblesse et confrontée à l’affirmation croissante d’un égalitarisme individualiste. Jusque (sinon en particulier) dans les plus hautes sphères de la société française, la Révolution est décidément « un passé qui ne passe pas » durant le premier tiers du XIXe siècle et que ne règle nullement l’alternance dynastique de 1830.

De fait, elle demeure un défi persistant pour les classes dirigeantes et les expériences institutionnelles et politiques qu’elles mettent en œuvre : comme la monarchie restaurée en 1814-1815, le régime de Juillet devait en faire la périlleuse expérience.

par Bertrand Goujon, le 14 novembre 2016

Pour citer cet article :

Bertrand Goujon, « Restauration, la mal nommée », La Vie des idées , 14 novembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Restauration-la-mal-nommee

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À lire aussi


Notes

[1Emmanuel de Waresquiel, Benoît Yvert, Histoire de la Restauration, 1814-1830 : naissance de la France moderne, Paris, Perrin, 1996 (rééd. en 2002).

[2François Furet, La Révolution de Turgot à Ferry, 1770-1880, Paris, Hachette, 1988.

[3Francis Démier, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour du passé, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2012 ; Bertrand Goujon, Monarchies postrévolutionnaires (1814-1848), Paris, Le Seuil, « L’Univers Historique », 2012 (rééd. « Points Seuil », 2014).

[4Voir notamment les actes des colloques organisés en 2014 à Clermont-Ferrand et à Paris et réunis dans : Jean-Claude Caron, Jean-Philippe Luis (dir.), Rien appris, rien oublié ? Les Restaurations dans l’Europe postnapoléonienne (1814-1830), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

[5Emmanuel Fureix, François Jarrige, Modernités désenchantées. Relire l’histoire du XIXe siècle français, Paris, La Découverte, 2015.

[6On notera, à cet égard, une attention particulière aux récits des mémorialistes et diaristes, aux correspondances familiales, aux essais des polémistes et aux portraits aristocratiques dont Emmanuel de Waresquiel est un éminent connaisseur et un fin analyste, comme il l’avait déjà démontré dans L’Histoire à rebrousse-poil : les élites, la Restauration, la Révolution, Paris, Fayard, 2005 (rééd. Tallandier, 2014).

[7Thomas Bouchet, Le Roi et les Barricades. Une histoire des 5 et 6 juin 1832, Paris, S. Arslan, 2000.

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