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Rendre le butin

À propos de : Maureen Murphy et Felicity Bodenstein, Pourquoi restituer ? Le cas des biens culturels africains, Éditions de la Sorbonne


par Emmanuelle Sibeud , le 10 juillet


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Restituer des œuvres pour réparer l’histoire ? Des pillages coloniaux aux musées contemporains, deux historiennes de l’art montrent la multiplicité des logiques à l’œuvre derrière chaque restitution.

Dans ce petit ouvrage pédagogique au meilleur sens du terme, Maureen Murphy et Felicity Bodenstein, toutes deux historiennes de l’art, entraînent leurs lecteurs et leurs lectrices au cœur des débats sur la restitution des biens culturels africains pillés à la période coloniale. Elles ouvrent, chemin faisant, de multiples perspectives pour relier ces débats aux dynamiques actuelles de patrimonialisation, de remémoration et de commémoration collectives qui traversent la plupart des sociétés, en Europe comme en Afrique. Leur bref essai constitue une stimulante première étude de cas pour la nouvelle collection des éditions de la Sorbonne, « l’ouvroir du patrimoine », et combine de façon convaincante approche empirique centrée sur les objets et leurs biographies, et inventivité critique sur les traces de son illustre modèle, l’ouvroir de littérature potentielle.

Aux envolées lyriques des discours politiques prétendant rendre le « patrimoine africain à l’Afrique » (p. 9-10), ce petit livre substitue d’emblée un constat suivi d’une question. Un nombre important de « biens culturels africains », matériels et immatériels (par exemple les enregistrements sonores réalisés depuis le début du XXe siècle) sont détenus, conservés et exposés (ou non) par des musées situés en dehors du continent africain. Une majorité d’entre eux a vraisemblablement été extorquée d’une façon ou d’une autre dans le contexte violent de la colonisation. Ces prélèvements n’ont pas pour autant anéanti culturellement les sociétés africaines et on peut également faire le pari qu’elles ont su retenir une partie de leurs biens culturels. Aujourd’hui comme hier, il leur appartient de dire ce qu’est leur patrimoine. Intégrés dans les réseaux dominants d’évaluation et d’échange des biens culturels, disputés, les biens culturels africains spoliés sont sans doute les plus visibles, mais ce ne sont pas les seuls. Cette précision posée, reste la question de fond qui traverse tout l’ouvrage : « pourquoi cibler les choses et les corps pour réparer l’histoire coloniale ? » (p. 11). Les transformations induites par les demandes de restitution dans les normes de circulation des biens culturels, dans les espaces et dans les pratiques muséales permettent-elles d’aller vers « la nouvelle éthique relationnelle » que le rapport Sarr-Savoy appelait de ses vœux en 2018 ? À partir de leurs recherches et des débats contemporains, Maureen Murphy et Felicity Bodenstein croisent trois cas de restitution, au Sénégal, au Bénin et au Nigéria, pour examiner « la dynamique des objets » et ce qui se joue autour d’elle.

Contre une lecture à courte vue présentant la restitution comme une rupture radicale, elles dialoguent par citations interposées avec les multiples voix qui tissent les débats depuis plusieurs décennies, de façon retentissante ou plus discrète : hommes et femmes politiques, militants et militantes, artistes, chercheurs et chercheuses en Afrique et sur les autres continents. La petite centaine de notes de bas de page ouvre ainsi de multiples chemins d’accès vers ces voix et ces positions multiples, au-delà des inévitables raccourcis des polémiques médiatiques.

Maureen Murphy et Felicity Bodenstein reprennent en particulier l’analyse de l’archéologue nigérian Ekpo Eyo, qui souligne dès 1994 comment la collecte simultanée de restes humains et d’artefacts dans les sociétés africaines colonisées a renforcé la conviction occidentale qu’il n’y aurait ni artistes, ni propriétaires identifiables dans ces sociétés, où même les restes humains pourraient être traités comme des vestiges que seuls les Occidentaux sauraient lire. D’où l’anonymisation systématique des artefacts et l’intemporalité qui leur est attribuée, l’une et l’autre légitimant leur appropriation sans retour par les musées auxquels ils ont été vendus ou donnés par des intermédiaires coloniaux. La fétichisation des arts dits primitifs par les avant-gardes artistiques au début du XXe siècle a renforcé cette négation des Africains et Africaines comme producteurs et productrices de leurs biens culturels. L’estimation, qui a beaucoup circulé dans les débats, selon laquelle 90 % du patrimoine africain serait détenu dans les musées européens est ainsi un argument fort ambivalent. Elle a le mérite d’avancer un chiffre marquant, mais elle oublie que les collectes coloniales ont été très partielles et en partie réalisées à l’aveuglette. Les productions jugées trop modernes ou trop hybrides ont été écartées et nombre de biens culturels africains sont restés incompréhensibles ou soigneusement tenus hors de portée des Européens. Les biens culturels détenus par les musées non-africains sont à bien égards des dépouilles figées, jalons plutôt que modèles vis-à-vis de dynamiques qui ont continué sans eux. Les restituer est indispensable pour leur redonner plus de sens et il serait vraiment aberrant de retomber à cette occasion dans la très coloniale tentation consistant à définir de l’extérieur « le » patrimoine culturel africain. Maureen Murphy et Felicity Bodenstein invitent à rompre avec cette arrogance aveuglante en réinscrivant la question des biens culturels africains dans l’histoire longue de la restitution du butin de guerre.

Rendre le butin est une opération classique accompagnant toute sortie de guerre ou de situation de domination. Il importe donc d’analyser les dispositifs mis en place par les ex-métropoles pour s’en dispenser à partir des années 1930. En s’appuyant sur les recherches juridiques, Maureen Murphy et Felicity Bodenstein montrent comment et à quel moment s’est construite une législation de protection des biens culturels africains, puis toute une argumentation de refus des restitutions adossées aux législations nationales et plus paradoxalement à l’élaboration des règles internationales de protection du patrimoine. Cette évolution s’inscrit dans une séquence à cheval sur la période coloniale et les deux premières décennies des indépendances (fin des années 1930 – fin des années 1970). Le refus de la restitution des biens culturels africains doit ainsi être requalifié comme une dérogation construite de toutes pièces par le droit, dans une logique de réaction ulcérée à la décolonisation, à venir ou effective, partagée par la plupart des États européens. Retracer précisément cette histoire invite, comme le montrent Maureen Murphy et Felicity Bodenstein, à réfléchir à ce que nous en faisons. D’une part, il serait absurde de ne pas réformer les dispositifs nés d’une crispation politique conjoncturelle par le droit puisqu’ils en sont les produits. D’autre part, les études postcoloniales notamment proposent de nombreux outils pour dépasser cette crispation.

Les objets à restituer ou déjà restitués sont au cœur du livre. Politiquement, le geste de restituer et sa mise en scène importent plus que ce qui est effectivement restitué et, sans surprise, les regalia – par exemple les statues des souverains du royaume du Dahomey volées en 1892 – restent les objets de prédilection pour essayer d’inverser la symbolique des pillages coloniaux. Il est tentant également de donner la parole à ces objets, comme le fait le film Dahomey de Mati Diop, récompensé par l’Ours d’or de la Berlinale 2024. Cette approche présente néanmoins le risque d’éclipser une fois encore les groupes pour lesquels ces objets font sens et auxquels le film donne la parole de façon peu convaincante en intégrant les extraits d’un débat dont ni l’objet ni les participants ne sont présentés.

De façon plus classique, Maureen Murphy et Felicity Bodenstein mobilisent deux approches complémentaires en histoire de l’art, auxquelles les débats autour de la restitution donnent une nouvelle pertinence : d’une part, la recherche de provenance pour sortir les biens culturels africains de l’anonymat factice qui leur est encore imposé dans bien des musées non-africains et qui permet d’éviter de mentionner le cadre colonial de leur acquisition. D’autre part, la reconstitution la plus complète possible de la biographie de chaque bien culturel pour saisir la succession et la concurrence de ses usages sociaux. Les recherches dans ces deux directions passent par des échanges avec des acteurs et des actrices vivant dans des sociétés différentes et n’ayant pas le même usage des objets, diversité qui les rend aussi passionnantes que fécondes notamment pour la transformation des pratiques muséales vers davantage d’inclusivité sociale et interculturelle. La présentation du cas des objets de Benin City au Nigéria, notamment des bronzes, pillés en 1897 et éparpillés par leur vente sur le marché de l’art est à cet égard parlante. D’autant plus que leur restitution est réclamée depuis 1935/. Les autrices évoquent également les mues difficiles du Musée royal de l’Afrique centrale ou AfricaMuseum de Tervuren et de l’Humboldt Forum de Berlin, qui signalent la diversité des solutions dégagées, au-delà du cas français.

Il y a donc beaucoup à glaner dans ce bref essai, très réussi, et on ne peut qu’espérer qu’il convaincra de nombreux lecteurs et lectrices de rejoindre les chantiers de recherche et de réflexion collective suscités par la nécessaire restitution des biens culturels africains.

Maureen Murphy et Felicity Bodenstein, Pourquoi restituer ? Le cas des biens culturels africains, Paris, Éditions de la Sorbonne, « L’ouvroir des patrimoines » 1, 2023, 72 p., 9 €.

par Emmanuelle Sibeud, le 10 juillet

Pour citer cet article :

Emmanuelle Sibeud, « Rendre le butin », La Vie des idées , 10 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Rendre-le-butin

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