À travers l’étude comparée de deux pèlerinages, Emma Aubin-Boltanski met en lumière les fragmentations de la société palestinienne et souligne les ambiguïtés qui sous-tendent les relations entre le fait religieux et le nationalisme en « Terre Sainte ».
Recensé : Emma Aubin-Boltanski, Pèlerinages et nationalisme en Palestine. Prophètes, héros, et ancêtres, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2007.
« Personne ne sait exactement où Moïse est enterré […] Personne ne sait où la tombe de Moïse se trouve exactement » explique Abu Ismail à Emma Aubin-Boltanski (p. 33). L’échange a lieu un jour d’avril 1999 à Nabî Mûsâ, en Palestine occupée, près d’Arîhâ (c’est-à-dire Jéricho). Emma Aubin-Boltanski est anthropologue. Abu Ismail, lui, est gardien de tombeau – en l’occurrence, du tombeau de Mûsâ (c’est-à-dire Moïse), où se déroule l’entretien.
Le lecteur ne doit craindre ni le paradoxe, ni, a fortiori, ses effets dévastateurs sur les certitudes les mieux établies, pour suivre la descente dans le quotidien du fait religieux à laquelle Aubin-Boltanski l’invite dans Pèlerinages et nationalisme en Palestine. Il doit être prêt à s’étonner, par exemple, de ce qu’il comprenait, utilisait peut-être, l’expression « Terre Sainte », sans jamais s’être demandé au fond ce qu’on veut dire par là. Certes, la Palestine est historiquement une terre de prophètes, consignée comme telle dans les textes, et elle abrite certains monuments du judaïsme, du christianisme et de l’islam. Mais pourquoi, et comment, cette histoire compte-t-elle au présent ? Voilà une question si dérangeante qu’on tend à s’en débarrasser à la hâte, par le déni (« le conflit israélo-arabe est par essence politique, pas religieux ») ou au contraire par l’observation résignée selon laquelle la croyance, conçue comme fait de conscience incommensurable, fonderait ici une altérité indépassable et sans issue politique.
Le travail d’Emma Aubin-Boltanski détonne par sa profondeur dans ce débat impatient. En dépit de la modestie apparente de ses ambitions – l’étude de deux pèlerinages palestiniens relevant du registre du local plus que de la tradition majeure –sa portée est considérable puisqu’il nous restitue dans sa spécificité le fait religieux d’al ard al muqadasse, la « Terre Sainte » arabe et musulmane, comme tradition vivante toujours en prise avec son contexte historique, accessible à travers les pratiques et le langage ordinaires. Le résultat est un livre dense et précieux, parfois enchanteur, comme la visite en rêve d’un ami de Dieu, souvent aussi extrêmement sinistre, comme la condition palestinienne au début du XXIe siècle.
Les sanctuaires et les divisions de la société palestinienne
Pèlerinages et nationalisme en Palestine s’organise autour de la comparaison systématiquement menée des formes de dévotion individuelles et collectives attachées à deux sanctuaires musulmans de Cisjordanie : Nabî Salîh dans le petit village du même nom à vingt kilomètres au nord-ouest de Ramallah, et Nabî Mûsâ dans les espaces désertiques qui séparent Jéricho de la Mer morte. Le projet initial proposait d’y documenter, à la fin des années 1990, la revitalisation par le pouvoir politique palestinien de rassemblements religieux à bout de souffle, asphyxiés par l’hégémonie croissante, au sein de l’islam, d’un discours méfiant à l’égard des intercesseurs, et par les restrictions imposées à la population arabe par les autorités israéliennes dans les territoires conquis en 1948 puis 1967. Ainsi posée, la question, explique Emma Aubin-Boltanski, paraît rétrospectivement inadéquate. Du moins dut-elle en revoir profondément les termes sous l’effet d’une double nécessité, d’ordre à la fois événementiel et méthodologique, qui ne manquera pas de fasciner ceux qu’intéresse le jeu réciproque du contingent et du structurel dans la construction de l’expérience et l’élaboration d’une pensée anthropologique. L’événementiel, c’est, au milieu de l’enquête, l’effondrement du processus d’Oslo, la seconde intifada, et la reprise en main brutale par Israël des territoires palestiniens – événement critique qui, en enterrant durablement la possibilité pour deux États d’exister côte à côte, semble aussi avoir été marqué chez les acteurs du conflit israélo-palestinien par un changement de régime d’historicité, une tendance renouvelée, et pessimiste, à lire les soubresauts de l’actualité à la lueur de l’histoire multiséculaire de la région. La méthode et l’écriture, qui combinent avec brio l’anecdote quotidienne, l’enquête systématique, l’observation participante, l’entretien, la référence aux publications antérieures et le travail d’archives, révèlent dans les réalités considérées une épaisseur en regard de laquelle la question initiale, et notamment le départ strict qu’elle suppose entre politique et religieux, paraît bien pauvre.
L’analyse comparée de deux centres de pèlerinages permet de passer en revue diverses variables dont la combinaison rend compte des variations entre les pratiques observées à Nâbî Salîh et Nâbî Mûsâ. La figure prophétique vénérée, les ramifications territoriales du pèlerinage (respectivement vers Ramleh et Al Qods/Jérusalem), le repliement ou l’accessibilité relative du sanctuaire, l’implication enfin, ou le désengagement, de grandes familles attitrées à la garde de chacun des lieux (les Tamîmî et les Husaynî) dans le projet politique de relancer les célébrations sont ainsi quelques-unes des dimensions explorées en détail. Emma Aubin-Boltanski montre finement que les célébrations, portées à bout de bras à la fin des années 1990 par l’Autorité Palestinienne, réunissent autour d’un centre vide des acteurs dont les projets et les univers de référence sont profondément hétérogènes. Leur caractère disjoint et le sentiment d’absence, de déception et de détachement subi que les fidèles expriment en revenant de Nâbî Salîh et Nâbî Mûsâ, réfractent les lignes de fragmentation d’une société émiettée, comme les territoires, par le ratage d’Oslo : fractures entre élites politico-économiques et perdants du processus de paix ; entre modernistes laïcs sur le déclin, modernistes islamistes affermis, et laissés-pour-compte de la modernité ; entre socialités locale, nationale et diasporique ; enfin entre groupes lignagers que la lutte quotidienne pour la survie pousse à resserrer les rangs. Cette dispersion a parfois quelque chose de comique – ainsi quand on lit de la tombe de Moïse que sa mise en valeur put être imaginée par divers acteurs de ce tout petit monde alternativement comme lieu de la mémoire blessée de la nation palestinienne, centre de désintoxication « islamique » sous la baguette d’un sheikh néo-soufi, hôtel de luxe pour touristes fortunés ou « lieu de carnaval comme au Brésil » –, mais le diagnostic, très sombre, augure mal de la capacité politique du peuple palestinien à faire valoir à moyen terme ses revendications autour d’un projet commun.
Les pèlerins, les prophètes et le doute
Pourtant, la leçon n’est pas que celle, négative, d’un démembrement symbolique et social concomitant à la fragmentation territoriale. L’analyse permet aussi de montrer qu’en tant que tradition, la visite, individuelle ou collective, à Nâbî Salîh et Nâbî Mûsâ, est sous-tendue par une rationalité spécifique dont la portée est considérable pour saisir l’épaisseur historique et existentielle de la Palestine comme terre de prophètes pour ses habitants arabes. Quelques éléments méritent d’être soulignés dans cette tradition discursive qu’Emma Aubin-Boltanski reconstitue en s’en tenant à l’évidence profuse de petits faits têtus. Le premier, d’ordre théologique, c’est que ces tombeaux visités n’en sont pas vraiment. Autrement dit, l’appel qui émane de sanctuaires comme ceux de Nâbî Salîh et Nâbî Mûsâ ne repose pas sur la présence physique de supposées reliques prophétiques. C’est bien plutôt une incertitude essentielle sur la présence de la figure intermédiaire qui, en engageant sur ce sujet-là d’abord le pèlerin à rehausser sa foi et à s’en remettre à Dieu, fonde logiquement les virtualités bénéfiques, voire miraculeuses, du lieu. L’entretien d’un doute a donc une place fondamentale dans ce dispositif. Il est garanti par la multi-localisation, acceptée de bonne grâce par les fidèles et promue par la tradition, de sanctuaires supposés abriter la même figure tutélaire : il est connu et reconnu qu’il y a en Palestine plusieurs Nâbî Salîh et plusieurs Nâbî Mûsâ. Le doute est aussi inhérent au langage dévotionnel ordinaire, qui décrit la présence du prophète sur le mode de l’habiter : il entre dans le sanctuaire, s’y « tient debout », en sort. Ce scepticisme fondateur est enfin soutenu par une incertitude intrinsèque à la tradition de l’islam sunnite concernant la licéité du culte rendu aux intercesseurs.
L’enquête historique et auprès des fidèles révèle ensuite qu’on chercherait en vain une formule pure du pèlerinage islamique (mawsim) en Palestine. L’analyse généalogique de pratiques pérégrines comme celles de Nâbî Salîh et Nâbî Mûsâ montre au contraire que la sanctuarisation de l’espace palestinien est une sanctuarisation agonistique, qui implique une bonne dose de défiance et de reconnaissance entre la tradition islamique d’une part, et les traditions juive et chrétienne de l’autre. La remarque n’est pas que d’ordre historiographique : ou plutôt, l’histoire est ici bien vivante dans les consciences, comme le montre l’étiologie largement mise en avant par les acteurs contemporains, et globalement vérifiée sur le plan historique, qui fait remonter au lendemain des Croisades (plus mythiquement, à la figure héroïque de Salah el Din) la constitution d’un réseau de tombes de prophètes, compagnons et combattants musulmans en Palestine. Les mawsims auraient ainsi été conçus à des fins défensives : répondre à l’afflux de pèlerins chrétiens sur Jérusalem au moment de Pâques – convergence tolérée mais rendue suspecte par les tentatives d’appropriation des Croisés – par des rassemblements de Musulmans sur des hauteurs stratégiques. Le sanctuaire prophétique fonctionne ici au présent comme témoin de cette histoire partagée, avec son lot de jonctions, de gestes généreux et d’amers désappointements. Il permet d’appuyer un discours généalogique sur la vérité du présent comme épisode, guère plus, dans une série d’engagements qui témoignent du caractère exceptionnel et œcuménique de la terre de Palestine.
La réactivation politique des pèlerinages
L’analyse permet enfin de suivre la montée progressive au XXe siècle, en réaction au colonialisme européen et/puis sioniste, d’une reformulation moderniste et nationaliste des pratiques pérégrines, marquée par un appauvrissement de leur grammaire originale et une certaine aliénation à l’égard de la tradition rituelle. Dans cette nouvelle formule, l’incertitude spirituelle inhérente à l’acte de foi de la visite au sanctuaire est remplacée par un nouveau discours de vérité historique qui se pose en récusant d’emblée les possibilités thaumaturgiques du lieu. Le prophète intercesseur est éclipsé, dans son rôle de figure rassembleuse, par celle, plus palpable, du guerrier (Salah el Din, Baybars), fondateur réel et malin du mawsim sur lequel est projeté le dessein d’instrumentaliser le pouvoir mobilisateur des processions religieuses à des fins politiques profanes. Circulant largement des élites palestiniennes et des experts folkloristes vers les fidèles, cette reformulation désenchantée aboutit à la fin du XXe siècle à un nouveau consensus qui donne aux mawsims le statut ambigu, à la fois magnifié et dévalorisé, de turath (« patrimoine »), pratique-vestige propre à fixer une identité collective désormais privée de son support territorial. Étrange reformulation, en même temps typique de cette « folie d’être Palestinien » dont parle le regretté Mahmoud Darwish, puisque le désir barré de l’ordinaire, de la plénitude d’une existence banalement souveraine, s’accomplit alors paradoxalement dans le pèlerinage comme mise en parenthèse du quotidien – fuite éphémère dans un espace-temps simplifié où les coordonnées de l’existence se réduisent à celles de l’appartenance nationale exaltée. La topique du travail de deuil inaccompli, empruntée à Ricœur (et par lui aux fameuses analyses de Freud sur la mélancolie), est un outil puissamment suggestif pour restituer cette dynamique fantasmatique qu’Emma Aubin-Boltanski voit sous-tendre la réactivation nationaliste du mawsim. Le risque est peut-être celui d’implicitement naturaliser et entériner, avec la notion de « deuil », la perte de la Palestine arabe, et ainsi d’esquiver la question difficile, dérangeante et éminemment politique, de l’irréversibilité d’une injustice infligée par des hommes à d’autres hommes, clairement établie en outre par les paramètres du droit international.
D’ailleurs, explique Emma Aubin-Boltanski, les signes abondent – rêves toujours hantés par les prophètes intercesseurs, visites individuelles discrètes mais intenses, frustrations, aussi, exprimées quant aux manœuvres d’appropriation trop grossières des mawsims par l’Autorité Palestinienne – que ce nouveau discours de vérité, par lequel folkloristes, politiciens et fidèles se disent lucides et modernistes en se distanciant ostensiblement de pratiques rituelles bonnes seulement à être politiquement mobilisées au profit de la nation défaite, ne les convainc ni satisfait entièrement. Comme si, sur les sites de pèlerinage, l’absorption du religieux par le politique ne pouvait pas aboutir tout à fait. Est-ce un effet de l’effondrement institutionnel du politique avec la seconde intifada et sa répression violente ? Ou bien la visibilité renouvelée d’un lien entre les fidèles, les prophètes et Dieu que la modernité, dans sa version laïque ou islamiste, n’aurait pas rompu, et dont le sanctuaire, plus encore par sa présence muette que par les cérémonies que l’autorité nationale tenta laborieusement d’y organiser, serait le lieu d’expression ?
L’échec relatif de la relance des pèlerinages de Nâbî Salîh et Nâbî Mûsâ révèle paradoxalement que ce qui s’attache à ces sanctuaires importe toujours, et de façon considérable. Pourquoi ? En des lignes finales magnifiques, Emma Aubin-Boltanski fait entendre un écho entre le moment sceptique intrinsèque à la visite à la demeure du prophète – l’épreuve d’une présence incertaine (« Prophète, es-tu là ? ») qui fonde l’acte de foi et la possibilité d’un miracle – et l’incertitude existentielle des Palestiniens, « constamment mis en demeure d’apporter la preuve de leur légitimité à “être là” » en tant que peuple dépositaire de la terre des prophètes. Cette correspondance profonde suggérée entre l’incertitude du présent et une tradition rituelle et théologique quasi reniée en apparence est une fulgurance osée, qui tranche avec la prudence et la rigueur du reste de l’ouvrage, mais le conclut de façon tout à fait convaincante.
L’auteure fait du même coup la démonstration que la compréhension profonde du conflit israélo-palestinien et – s’il n’est pas trop tard pour rêver – la possibilité d’une coexistence pacifique sur cette terre trois fois sainte ne peut pas faire l’impasse sur ses paramètres religieux. Elle montre en outre que ceux-ci, pendant longtemps, n’ont pas eu le caractère dogmatique et exclusiviste que le sécularisme moderne se plaît à leur prêter. Puisse sa leçon, discrète mais magistrale, ne pas retenir l’attention des spécialistes seulement, mais aussi de ceux qui couvrent le conflit ou prétendent, d’une manière ou d’une autre, œuvrer à le résoudre.
Sylvain Perdigon, « Religion et politique en Palestine »,
La Vie des idées
, 30 octobre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Religion-et-politique-en-Palestine
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