Recensé : Philippe Urfalino et Martha Zuber (dir.), Intelligences de la France. Onze essais sur la politique et la culture, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 2010. 264 p., 22 €.
Rares sont les ouvrages collectifs qui conservent un fil conducteur malgré la diversité des textes. Le présent ouvrage réussit là où d’autres échouent, en réunissant les contributions de onze chercheurs, américains, anglais et français, qui analysent avec brio la France contemporaine à partir de l’œuvre féconde de Pierre Grémion. Grâce à ses travaux sur la modernisation de l’État français, le rôle des intellectuels dans la vie publique et les relations de la France avec les États-Unis et les deux Europe, Grémion s’est imposé, selon Philippe Urfalino, comme « l’un des auteurs qui a le plus contribué à l’intelligence de la France de l’après-guerre ». Cet « historien du politique passé par la sociologie » s’est distingué dans l’art de « montrer ce qui se défait », soit l’usure, peut-être irréversible, de « l’universel politique française ». Or cet hommage possède les qualités qu’on reconnaît à Grémion : sans mener ni à la « délectation morose ni à la crispation nostalgique » les onze textes mettent au jour des « aveuglements, des ratés et des effacements » qui éclairent finement la politique et la culture en France. On pourrait penser, à leur lecture, qu’est fini le temps de la grandeur gaullienne, mais aussi du grand intellectuel engagé, de l’utopie communiste, de la division est-ouest, de l’État jacobin, etc. Toutefois, comme le suggèrent certains essais, le portrait n’est pas si simple.
La France dans l’impasse ?
Ainsi, il y a lieu de se demander si vraiment la France actuelle est dans l’impasse. À cette question, Stanley Hoffman offre la réponse la plus convenue. Comparée à la démocratie américaine, la démocratie française serait affligée de plusieurs maux : le décrochage entre les élites et le grand public, la faiblesse de la société civile, l’allergie au compromis, la force rhétorique des avocats du statu quo et le défaut d’autorité politique et pédagogique. Hoffman avoue même sa nostalgie du verbe gaullien. Le professeur de Harvard crédite néanmoins à la France d’être moins engoncée dans le conformisme et moins obsédée par le travail que les États-Unis.
Plus originale, Suzanne Berger conteste l’idée même d’impasse. Elle rappelle comment la situation présente est analogue à celle de 1957 : même pessimisme, même impression de surplace. Berger soutient que les intellectuels tendent à privilégier des explications postulant l’intégration et la stabilité, comme si seuls des chocs massifs précipitaient le changement. Proche du Marx du Dix-huit brumaire, elle préfère penser que le changement politique est possible en l’absence d’hommes extraordinaires. Une impasse apparente recouvre souvent un équilibre précaire. À ne voir que les contraintes structurelles, l’affaiblissement de l’État-nation ou le poids de l’histoire on négligerait les faits nouveaux, comme l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération née après 1945. Pour Berger, la France d’aujourd’hui ne manque pas de ressources pour affronter l’avenir ; il se peut, reconnaît-elle toutefois, que l’optimisme des moyens minimaux ne suffise pas.
Le britannique Jack Hayward s’intéresse aux avatars de l’État jacobin, longtemps analysé sur la prémisse d’une « France périphérique paralysée par un État hypercentralisé ». Or, Grémion a su démontrer que le dirigisme français s’appuyait sur l’autonomie des notables, cultivant avec l’État des liens informels et horizontaux qui minimisent le changement. Le dirigisme déconcentré pratiqué entre 1964 et 1982 a révélé un État faible, où les décisions prises à Paris ratifient des arrangements locaux. Si Grémion a illustré la force du système nobiliaire, il n’a pas prévu que la décentralisation en viendrait à formaliser le rôle des notables. La loi Deferre de 1982 a mis en place un maquis fortement intriqué, à la faveur duquel l’État remet aux départements et aux régions le soin de gérer la pénurie. Sans renforcer le tissu associatif, la décentralisation a multiplié les paliers périphériques, au risque de favoriser la corruption endémique parmi des élus cumulards. Selon Hayward, la poursuite de la décentralisation sous les gouvernements Jospin et Raffarin ne semble pas avoir mis un frein à la collusion entre les élites qu’encourage ce système nobiliaire.
La France partagée entre ses mondes et ses utopies
Une autre question centrale de ce livre est la lutte contre le communisme et l’utopie révolutionnaire chez les intellectuels français, partagés entre les États-Unis et les deux Europe. Marc Lazar montre qu’en dépit du déclin du communisme, le progressisme qui avait marqué la gauche française au beau temps où régnaient le PCF, Sartre et les agrégés de l’université, s’est recomposé au tournant des années 1990. Plutôt que de disparaître, comme l’avait pensé un temps Grémion, il renaît sous la forme d’une gauche de la gauche qui dénonce la mondialisation, le néolibéralisme et le « social-libéralisme ». Si l’ancien progressisme cultivait la défiance à l’égard de l’État, le nouveau se porte à la défense du service public et de l’État-nation contre l’Europe ; sociologiquement, il s’appuie sur une part significative des électeurs de la fonction publique, infidèles au PCF et au PS. En cultivant la prééminence de l’État et le changement radical, cette nouvelle gauche réactive le passé « en croyant tracer une route vers le futur » estime Lazar.
Volker Berghahn s’est penché sur un volet de la diplomatie culturelle américaine à l’époque de la guerre froide, soit l’action du Congrès pour la liberté de la culture (CCF) auquel Grémion consacra un ses livres. Regroupant des intellectuels tels Aron, Russell, Croce, Jaspers, le CCF dut être refondé, après la révélation de ses liens avec la CIA, et prit un nouveau nom avant de disparaître en 1977. Berghahn fait ressortir les tensions internes à l’organisation, et notamment le conflit philosophique qui sépare Européens et Américains, à travers la figure ambivalente de Pierre Emmanuel. Contre l’optimisme américain imprégné de libéralisme pragmatique, les intellectuels européens sont restés attachés à une vision pessimiste de la modernité.
Pierre Hassner et Jacques Rupnik examinent pour leur part les relations Est-Ouest. Le premier essaie de comprendre les raisons de la rupture du dialogue entre les intellectuels des deux Europe depuis 1989. Il est clair que cette rupture se nourrit de l’éclipse des intellectuels, de l’idée européenne et de la démocratie représentative. Paradoxalement, le désamour à l’égard de l’Europe ne se double pas d’un surcroît de confiance dans l’avenir des nations. La rupture du dialogue Est-Ouest s’explique aussi par des divergences géopolitiques et intellectuelles. Alors qu’à l’ouest s’affirme l’anti-américanisme, les intellectuels de l’est font plus confiance aux États-Unis qu’à l’Europe face à une Russie redoutée. À l’ouest priment le pacifisme et l’anti-impérialisme ; à l’est, sauf exception, l’appui à la puissance américaine prolonge l’antitotalitarisme. Hassner estime que ces divergences ont atteint leur limite et qu’un dialogue transeuropéen peut naître, pour penser un monde où « l’Europe elle-même n’est plus centrale ».
Rupnik examine la relation Paris-Prague, révélatrice du nouvel ordre européen au XXe siècle. Si cette relation a connu un âge d’or avant la Deuxième Guerre mondiale, elle s’étiole par la suite, au point que le printemps de Prague a creusé un grand fossé entre Français et Tchèques. Le printemps pragois était mû par le désir de liberté contre le totalitarisme révolutionnaire ; le printemps parisien mariait mythe révolutionnaire et ambitions libertaires. Le mai parisien a mis au pouvoir une nouvelle génération ; le printemps pragois a sacrifié toute une génération. L’exil de Tchèques a certes rétabli des passerelles entre les deux capitales et le printemps de velours de 1989 momentanément scellé des retrouvailles. Mais de nouveaux malentendus refirent bientôt surface. Le duo franco-allemand ou le rêve français d’une Grande Europe passent mal en Europe centrale. Vue de Prague, la France apparaît même comme un pays déclinant aux vieux combats.
Le « pouvoir spirituel » en France
Olivier Mongin et Goulven Boudic étudient les métamorphoses du « pouvoir spirituel ». Mongin met à l’épreuve l’hypothèse d’une éclipse durable des intellectuels à notre époque de modernisation progressiste étudiée par Grémion. Les « Trente Glorieuses » eurent un volet culturel, que Mongin restitue en dépeignant l’intellectuel humaniste qui œuvre dans le « bloc institutionnel » formé par le trio Le Monde-Esprit-Seuil, auquel s’oppose le bloc progressiste, hégémonique. Même dans ce premier bloc la figure du Grand écrivain faiblit, ne survivant que par le style. Attaqué par les philosophies structurales et le radicalisme soixante-huitard, le monde humaniste implose après 1968. La révolution congédie la résistance, la structure le récit, l’événement le lien historique. L’intellectuel anti-humaniste impose le formalisme et le culte de l’événement, et accélère ainsi la disparition du Grand écrivain. Mongin est catégorique : le « pouvoir spirituel » français « tourne à vide », incapable de penser le capitalisme mondialisé et de l’inscrire dans un cycle historique. Condamné à la répétition et à la déconnexion depuis 1981, il évoque un pouvoir religieux communiquant avec l’universel.
Boudic entre dans l’histoire interne de la revue Esprit dont l’unité procède, outre d’un contenu intellectuel, de la dynamique d’un « collectif d’amitiés » qui s’est distingué par son style, c’est-à-dire la manière dont il « gère » ses dissensions. L’aura du fondateur Emmanuel Mounier n’expliquerait donc pas à lui seul la cohésion de la revue, qui n’a recouru qu’une seule fois à l’expulsion.
Les médias et la recherche. Fin de l’exception française ?
Finalement, que reste-t-il de l’exceptionnalisme français, notamment dans les domaines des relations de l’État avec les médias et de la recherche universitaire ? Après la guerre, la France, à la différence de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, étatise le contrôle de l’information, érigée en service public névralgique.
Ainsi Antoine de Tarté restitue le passage d’un système de monopole public sur la radiodiffusion, puis sur la télévision, à celui d’un pluralisme libéral. Mai 1968, observe-t-il, a précipité la remise en cause de l’audiovisuel public, qui a perdu sa crédibilité, et accentué le divorce entre l’État et la presse ; le monopole public a fini par peser sur l’État lui-même, si bien que sous Giscard une première réforme introduira une libération partielle de l’audiovisuel, vite contestée par la génération de mai 1968. Puis, en 1983, les socialistes concrétisent l’abolition du monopole public. Ce pluralisme libéral, s’il met la France en phase avec plusieurs démocraties occidentales, rappelle aussi le régime de liberté de la presse sous la IIIe République. Les dernières réformes de Sarkozy en matière audiovisuelle n’ont fait qu’accélérer en France ce qu’on observe ailleurs : la « disparation du service public de la communication ».
Dans le domaine de la recherche universitaire, la France a su mieux conserver sa spécificité, non sans quelque mal. Catherine Vikas examine la modernisation récente du CNRS, la plus grande agence de ce type en Europe, faite entre 1988 et 1994 sous l’impulsion de son directeur général François Kourilsky. Malgré les efforts entrepris pour décloisonner les disciplines, réformer la direction et décentraliser la recherche afin d’affirmer la capacité stratégique de l’organisme, les quinze dernières années du CNRS ont fragilisé ses assises.
Ainsi se révèle la France située entre trois mondes. Elle est elle-même tout un monde… qui n’a ni vraiment basculé dans un autre, ni naufragé. Si la France d’aujourd’hui s’est déprise un peu de certaines de ses passions, de ses mythes et de son État, c’est qu’elle s’est refaite, plutôt que défaite, suivant des chemins qu’il reste encore à baliser.