Peut-on encore se réclamer de l’histoire des idées ? Cette approche, souvent discréditée, n’a pas dit son dernier mot. Marc Angenot en retrace les apports, et explique comment elle peut enrichir notre connaissance des sociétés.
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Peut-on encore se réclamer de l’histoire des idées ? Cette approche, souvent discréditée, n’a pas dit son dernier mot. Marc Angenot en retrace les apports, et explique comment elle peut enrichir notre connaissance des sociétés.
Marc Angenot a publié en 2014 aux Presses Universitaires de Liège L’Histoire des idées : problématiques, objets, concepts, enjeux, débats, méthodes, première synthèse en langue française sur la question. Invité à Paris par David Simonetta et Alexandre de Vitry dans le cadre du colloque « Histoire et historiens des idées » (Collège de France, 18-20 mai 2016), il a aimablement accepté de nous rencontrer.
Prise de vue et montage : A. Suhamy
La Vie des idées : L’histoire des idées a mauvaise presse en France. L’épais volume que vous lui avez consacré en 2014 contribue à faire bouger les lignes. Il paraît en Belgique, où vous avez été formé avant d’exercer au Canada. En quoi cette position vous a-t-elle permis de dépoussiérer les approches qui avaient jusqu’alors cours dans l’espace francophone ?
Marc Angenot : L’un des mérites de l’histoire des idées, c’est qu’elle a tendance à voir émerger, parfois longtemps avant les faits, quelque chose qui passe à l’acte. L’histoire des idées n’a de sens que si les idées sont passées à l’acte ; les idées qui sont restées de simples délires personnels n’ont aucun intérêt. [Ce qui fait l’histoire], ce sont des idées qui s’emparent d’abord d’un petit groupe, qui font secte, qui se déplacent dans une partie de l’opinion publique, et à un moment donné deviennent action. Les Français ont toujours pensé cela, puisqu’au fond l’histoire de la Révolution française, en commençant par Mornet [4], c’est de supposer que ça commence avec les Encyclopédistes, avec Rousseau, avec Diderot, avec Raynal et puis, un jour, cela devient Robespierre, le Comité de Salut public, et la guillotine en place de Grève. C’est une très bonne manière (un peu caricaturale, certes) de se représenter l’histoire des idées. Cependant, c’est vrai : il y a là un petit mystère que j’ai essayé d’élucider, qui est que la francophonie académique a un gros problème. Elle fait un complexe. Je penserais si j’étais sommaire que les historiens français bloquent, parce que sinon […] des gens aussi différents que Michel Foucault ou Raymond Aron font de l’histoire des idées, au sens intuitif et banal ; simplement d’abord, ils n’ont pas revendiqué cette appartenance, et d’autre part l’un est typiquement – je parle d’Aron – un journaliste philosophe ou un philosophe journaliste ; Foucault aussi, à bien des égards. Et ils ont tous dit : « Je ne fais pas de l’histoire des idées ». Sinon, je crois que c’était la fin de leur carrière.
Je ferai aussi l’éloge du Québec. Tout [y] était à faire. Je suis arrivé dans une société qui avait une énorme dynamique, mais qui sortait d’un état de stagnation cléricale et de sous-développement universitaire extraordinaire. Et donc il fallait tout faire ; on pouvait y aller. Vous pouviez dire « je vais faire un cours là-dessus », et tous mes collègues – Régine Robin et les autres, qui arrivaient de France où ils auraient été bloqués dans ce qui était leur formation de départ, se sont mis à bricoler des trucs (histoire mémoire, histoire culturelle…) – on les a laissés faire. On m’a mis la bride sur le cou, et c’est vraiment la plus grande chance qui puisse arriver à un intellectuel : une institution qui ne vous demande pas vos papiers.
La Vie des idées : À l’étude sur le temps long des grands récits, vous avez ajouté l’examen d’une année particulière, 1889. Geste audacieux, dont on a salué l’efficacité, mais qui a l’inconvénient de favoriser une manière de thématisme. L’histoire des idées y serait donc condamnée ? Cette date (1889) et cette période (la « Belle Époque ») sont l’objet d’une très grande partie de vos travaux. En quoi y voyez-vous un moment de basculement ou d’effervescence particulièrement décisif, à l’image de la Renaissance ou de la fin du XVIIIe siècle, très goûtées elles aussi des historiens des idées ?
Marc Angenot : L’histoire des idées avait une sorte de mérite intuitif, d’abord [d’être] une démarche qui verrait émerger sur une assez longue durée, et comme on disait autrefois « s’emparer des masses », des idées qui au départ sont le fait ou d’un seul individu ou d’un groupuscule, et d’autre part, l’historien des idées est dans la plupart des cas quelqu’un qui voit que ces idées qui ont été crues, mobilisantes, enthousiasmantes, démontrées, intéressantes, sont quand il les étudie des idées dévaluées ; moralement, très souvent, comme pourrait être « le passé d’une illusion », à la Furet, et des idées qui ne sont plus crues : les idées sur lesquelles nous vivons ne fonctionnent aujourd’hui que parce personne n’y croit. Personne ne croit à la volonté générale de Rousseau ni au Contrat social, et donc je ne peux étudier le contrat social que comme un phénomène archéologique, aurait dit Foucault.
Un jour je me suis dit – une idée bizarre : « Qu’est-ce qui arriverait si l’on se mettait à lire la totalité de ce qui reste de l’imprimé [en langue française] (de la peinture, si l’on veut, mais essentiellement de la chose imprimée dans cette période qui est celle de l’hégémonie de l’imprimé), si je prenais une année, et je lisais la totalité de ce qui s’est imprimé dans cette année. Il y a deux possibilités : ou les psychologues parlent de psychologie, les théologiens parlent de transcendance, les romanciers faisandés et naturalistes parlent d’adultère mondain, les journalistes parlent de faits divers ; chacun raconterait sa petite salade, et ce serait une juxtaposition thématique ; ou alors il y a quelque chose que les Allemands d’il y a un siècle appelaient le zeitgeist, l’esprit de l’époque, quelque chose qui transcenderait, qui traverserait ces manières de penser, et qui ferait qu’il y ait une sorte d’hégémonie à la fois thématique et cognitive qui traverse 1889, et qui unifie à la fois les secteurs ésotériques de la science, de la philosophie, et les secteurs grand public – j’ai travaillé aussi bien sur la chanson de café-concert que sur la pornographie de la Belle Époque. J’ai fait un livre – Le Cru et le faisandé [5] – qui porte sur la thématisation du sexe dans un même état de société, depuis les manuels de confesseurs jusqu’à l’égaiement parisien d’[…] Émile Blainville, qui signait Karl Marx, parce qu’il avait entendu ce nom-là quelque part, mais il ne savait pas très bien ce que c’était. Donc on peut avoir l’œuvre pornographique de Karl Marx à la Bibliothèque nationale… Je me suis posé la question : « Est-ce qu’une société ne dit pas d’une certaine manière dans tous ses secteurs quelque chose de semblable ? » 1889, c’est l’année de l’Exposition universelle, de la Tour Eiffel, et politiquement de la tentative du général Boulanger – que Sternhell [6] qualifie de préfasciste – qui s’effondre au cours de l’été et va se suicider à Bruxelles un an plus tard. C’était une belle année pour moi : c’est l’année où Zola publie La Bête humaine, l’année où l’on traduit les premiers textes de Nietzsche ; enfin, il se passe des choses, et il y a des chansons de café-concert : « Je suis le chef d’une joyeuse famille, depuis longtemps j’avais fait le projet… ». Est-ce qu’il y a là quelque chose que tout le monde dit ? Cela me paraîtrait fascinant. Prenez des revues de gastronomie ; elles énoncent quelque chose comme « la margarine va remplacer le beurre ». Margarine, du reste, qui est d’importation prussienne, allemande, alors il faut un peu se méfier… Puis vous avez Édouard Drumont et ses pareils, qui disent : « le Juif errant va remplacer le Français enraciné » ; et puis, tous les artistes qui pensent que la Tour Eiffel, cette construction hideuse, va remplacer les traditions du Sacré-Cœur de Montmartre, le gothique, etc. Et puis d’autres artistes disent que le vers libre va remplacer la prosodie régulière. Finalement, j’ai essayé de donner un mot : […] j’ai appelé « déterritorialisation », en reprenant le mot de Deleuze et Guattari, ce sentiment général que des stabilités symboliques de longue durée sont déterritorialisées, déstabilisées par quelque chose qui s’appelle vaguement la modernité. Du reste, ce qui expliquerait le caractère hégémonique de l’antisémitisme dans ces années 1890, c’est : « Quelles sont ces entreprises qui fabriquent de la margarine ? Elles sont la propriété d’industriels juifs allemands… Qui fait du vers libre ? C’est Gustave Kahn... Etc. Autrement dit, ce sentiment qu’il y a un agent fatalement « satanique » qui se trouve derrière cette déterritorialisation générale de la société. J’espérais arriver à montrer en coupe synchronique comment une société – je crois que ce serait vrai de celle de 2016 – a tendance à redire les choses de différentes façons et en différents secteurs.
La Vie des idées : Vous avez longtemps présenté votre travail comme une analyse du discours social, avant d’en venir à vous considérer comme historien des concepts ou des idées : faut-il y voir un infléchissement de la même perspective, ou un changement de méthode ?
Marc Angenot : J’ai eu vingt ans dans les années 1960, à l’époque de la narratologie, la sémiotique textuelle et, à Bruxelles, la nouvelle rhétorique exhumée par Chaïm Perelman [7], qui était mon professeur. Il y avait tout un matériau qui émergeait, dont s’emparaient les littéraires. J’étais, de fait, littéraire de formation, mais j’avais le sentiment que ce n’étaient pas vraiment les belles lettres au sens canonique qui allaient m’intéresser. J’y suis allé, avec une bonne formation, en linguiste, en philologue, en connaissant bien la narratologie de Propp [8], la rhétorique de Perelman, […] et j’avais besoin d’une étiquette. J’ai appelé cela « analyse du discours », parce que le mot était dans l’air. Simplement mon « analyse du discours » était perelmanienne, avec une dimension de rhétorique argumentative. Mon point de départ, c’est qu’une idée, c’est un ensemble de raisonnements, ou d’arguments, ou d’exemples qui viennent soutenir quelque chose qu’on peut appeler une thèse. Après ça, j’ai été en effet un peu dans tous les sens. À un moment donné, j’ai fait le travail de coupe synchronique dont on vient de parler, pour voir ce qu’une société se raconte à elle-même ; à d’autres moments, j’ai essayé de travailler sur la longue ou la moyenne durée. Je me suis posé la question – qui est celle de tout le monde (les questions sont bêtes comme chou ; les réponses sont compliquées, mais les questions sont toujours assez fondamentales) : « Qu’est-ce qui est arrivé aux socialistes utopiques, à Saint-Simon et Fourier, à ce qui s’est appelé le marxisme – qui doit probablement assez peu de chose au nommé Karl Marx –, aux idées, aux grands systèmes politiques du XXe siècle, y compris en version bolchevique ? » Là, je prônais au contraire un travail tout à fait diachronique, dans la longue durée, en essayant de voir à la fois des émergences, des diffusions, des disséminations, et surtout des transformations. Des transformations qui ne sont pas celles que l’on prévoit, qui sont souvent un peu inopinées. Vous voyez du temps de Charles X ou de Louis-Philippe apparaître ces groupes que l’on appelle socialistes utopiques (les saint-simoniens, les cabétistes), il y a là quelque chose qui vient d’émerger dans le monde occidental, et qui va se développer ultérieurement. Je me suis mis à faire pas mal de travail sur l’émergence de ce qui s’appellera un jour fascisme ou socialisme révolutionnaire, ou marxisme… Tous les « -ismes ». Je n’étais pas tout seul sur ce terrain… Il y avait tous les politologues et les historiens des idées politiques. Je veux bien changer d’étiquette ; je veux bien appeler cela histoire des idées ; je l’avais appelé « analyse des discours »… Je crois que cela n’a pas beaucoup d’importance. J’ai des relations non seulement cordiales, mais un sentiment de contiguïté de recherches avec Pascal Ory. Il appelle son travail « histoire culturelle » – c’est son droit le plus strict ; d’autres appellent « histoire intellectuelle » ce que j’appelle pour l’instant « histoire des idées ». Il y a là une très vaste machine : comment collectivement les humains parviennent à adhérer à ce que les historiens appellent des représentations ; comment des mentalités s’imposent collectivement, puis finissent par se dissoudre, se disperser ou subir des mutations.
La Vie des idées : On reproche depuis des décennies à l’histoire des idées de ne pas être assez sensible aux individualités sociales ; d’être trop abstraite, désincarnée. Peut-on continuer à s’en réclamer aujourd’hui ?
Marc Angenot : L’histoire des idées sert en général à déclencher des polémiques avec d’autres sortes d’intellectuels et historiens qui considèrent que les idées sont des épiphénomènes : pas seulement – ils ont certainement disparu de l’horizon – les vieux marxistes mécanistes qui pensaient que [dominaient] les déterminations économiques (les idées venaient simplement se surajouter, la réalité, c’était la crise du capitalisme ; les idées fascistes [n’étaient qu’un] simple bricolage surnuméraire). L’histoire des idées déclenche à chaque coup le vieux problème de Collingwood, le fondateur anglais de l’histoire des idées. Collingwood dit : « toute l’histoire est une histoire des idées », ce à quoi j’adhèrerais à titre heuristique. Il n’y a pas de mouvement politique, de changement social qui ne tienne nécessairement et préalablement, logiquement, à des sortes de système d’idées.
Les arbres cachent la forêt ; à moins de faire un gros effort de repli méditatif, un travelling arrière sur notre propre société, nous ne voyons pas les idées prédominantes et nous avons tendance à mettre des noms propres sur des choses qui sont anonymes. L’histoire des idées est largement une histoire anonyme, dans laquelle à l’occasion et en note en bas de page apparaît un nom propre. Un jour, on aura oublié les gens dont on parle à la télé, à la radio, etc., et il y aura pour décrire la France de 2016 des sortes de configurations, de valeurs, de tabous, des choses dont émane un certain mana, quelque chose qui s’appellera en effet de l’histoire des idées. Elle est très difficile [à faire].
C’est pour cela que je me méfie un peu des biographes. Les biographes ont tendance à attribuer des idées à leurs biographés. Cependant si vous faites une biographie de Karl Marx, quelles sont les idées de Marx qui lui sont strictement propres, qui ne sont ni dans Adam Smith, ni chez les économistes classiques, ni chez Ricardo, ni chez Hegel, ni chez les socialistes utopiques ? Vous allez trouver très peu de choses : un certain bricolage particulier d’idées anonymes. L’histoire des idées oblige à une certaine modestie, à une reconnaissance que les sociétés inventent très peu de choses ; que ceux qui inventent ce sont les siècles, et pas réellement les générations.
par & , le 3 juin 2016
– Un riche échantillon des travaux de Marc Angenot sur son site
– L’ensemble des conférences prononcées au colloque « Histoire et historiens des idées »
du Collège de France (18-20 mai 2016).
Sarah Al-Matary & Alexandre de Vitry, « Rafraîchir les idées. Entretien avec Marc Angenot », La Vie des idées , 3 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Rafraichir-les-idees
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[1] Marc Angenot, Dialogues de sourds : traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits, 2008 ; paru d’abord en deux volumes à Montréal, Discours social, 2006.
[2] Voir par exemple Les Champions des femmes. Examen du discours sur la supériorité des femmes, 1400-1800, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1977.
[3] Voir notamment L’Utopie collectiviste : le Grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, Paris, Presses Universitaires de France, 1993 et Les Grands récits militants des XIXe et XXe siècles : religions de l’humanité et sciences l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2000.
[4] Daniel Mornet (1878-1954), auteur des Origines intellectuelles de la Révolution française, 1715-1787, Paris, Armand Colin, 1933. Cet ouvrage pionnier, qui se fonde notamment sur une étude systématique du contenu des bibliothèques, et inclut des données matérielles (prix des ouvrages circulant sous la manteau, etc.) s’est trouvé au cœur de la polémique opposant l’École des Annales aux historiens de la littérature. Voir notamment Lucien Febvre, Combats pour l’histoire.
[5] Le Cru et le faisandé. Sexe, discours social et littérature à la Belle Époque, Bruxelles, Labor, 1986.
[6] Dans Maurice Barrès et le nationalisme français (Paris, Armand Colin, 1972), La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme (Paris, Seuil, 1978) et Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France (Paris, Seuil, 1983), Zeev Sternhell montre qu’aux côtés du légitimisme, de l’orléanisme et du bonapartisme supposés structurer la droite française et rendre le pays imperméable aux influences fascistes, comme l’avancent René Rémond et d’autres historiens, il a existé en France plusieurs courants hétérogènes annonçant le fascisme, parmi lesquels le boulangisme. Sternhell répond à ses adversaires dans « Morphologie et historiographie du fascisme en France », préface à la réédition bruxelloise de Ni droite ni gauche (Complexe, 2000).
[7] Chaïm Perelman (1912-1984), fondateur de la « nouvelle rhétorique » ou « École de Bruxelles », qui souligne le rôle de l’argumentation dans le traitement pratique des situations quotidiennes. Il est notamment l’auteur d’un Traité de l’argumentation (PUF, 1958, 2 t.), coécrit avec Lucie Olbrechts-Tyteca.
[8] Vladimir Propp (1895-1970), formaliste russe qui gagne une notoriété internationale à partir des années 1960, grâce à sa Morphologie du conte. L’ouvrage, daté de 1928, n’est publié en France qu’en 1970. Il marque notamment les structuralistes.