L’étude des familles adoptives et des couples mixtes met en évidence le rôle de la socialisation dans la construction de l’identité raciale. Cette approche permet de saisir l’identité raciale comme un héritage, sans pour autant réinvestir les présupposés naturalistes de l’approche biologique.
Introduction
La manière dont l’identité raciale a été abordée dans les travaux de sciences sociales s’est beaucoup articulée autour d’une approche dualiste, héritée des travaux interactionnistes, qui distingue l’identité pour soi (la manière dont je me perçois et me définis moi-même) et l’identité pour autrui (la manière dont les autres me perçoivent et me catégorisent). Cette approche laisse toutefois des angles morts dans la pensée et la conceptualisation de la race comme rapport social ; c’est qui est apparu au terme d’un travail de recherche que j’ai mené sur la construction et la négociation des identités raciales au sein de deux types de familles mixtes en France – les familles fondées autour de l’adoption internationale et les familles fondées par des couples (racialement) mixtes dans lesquels au moins l’un des parents appartient à la population majoritaire blanche.
Dans cet article, je propose de montrer comment l’appréhension de l’identité raciale en termes de socialisation permet d’en complexifier l’approche et de comprendre la race comme un héritage, sans céder à l’aporie naturaliste qui consisterait à adhérer à une vision biologisante d’un tel héritage. Le cas de Rachel Dolezal, au-delà de sa dimension très individuelle, me semble particulièrement heuristique pour articuler la question de l’identité raciale à une pensée de la socialisation.
Ce que l’« affaire Dolezal » nous invite à penser
En juin 2015, Rachel Dolezal devient internationalement célèbre à la suite d’une interview menée par Jeff Humphrey, journaliste d’une télévision locale de la ville Spokane (Washington). Un extrait de cette interview devient viral : alors que J. Humphrey lui demande si elle est africaine-américaine ou si ses parents sont blancs, R. Dolezal, visiblement prise de court et perturbée par la question, refuse de répondre et quitte précipitamment l’interview. Ces quelques secondes de confusion suffiront à faire de son cas une « affaire » nationale (Brubaker, 2016). Lorsqu’elle est interviewée par J. Humphrey, R. Dolezal est en effet à la tête de la section locale de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) [1] à Spokane et se présente au quotidien comme une femme noire. En mars 2015, elle affirme avoir été la cible de courriers racistes. Alors que J. Humphrey couvre l’affaire, il découvre que R. Dolezal, qui a récemment posté une photo d’un homme africain-américain sur les réseaux sociaux en le présentant comme son père, est en réalité née dans le Montana, de Ruthanne et Larry Dolezal, un couple de fondamentalistes chrétiens, blancs.
Si le cas de R. Dolezal aurait pu être relativement anodin et rejoindre d’autres cas de l’histoire états-unienne de blanc·he·s se faisant passer pour noir·e·s (Roediger 2002, Dreisinger 2004, Beydoun et Wilson 2017), la particularité réside sans doute ici dans le fait que R. Dolezal affirme qu’elle n’est pas une femme blanche déguisée en femme noire, mais une femme noire née dans un corps de femme blanche. Dans l’ouvrage qu’elle publie en 2017, elle se décrit comme une « femme noire née de parents blancs » ainsi que comme une « femme transnoire [a TransBlack woman] ». Elle revendique ainsi explicitement le parallèle avec les expériences des personnes transgenre et le vocabulaire qu’elles utilisent pour décrire leur existence. Dans cette perspective, des parallèles ont été établis entre son cas et celui de Caitlyn Jenner, qui a fait la couverture de Vanity Fair quelques jours avant l’interview de R. Dolezal, et rendu ainsi publique sa transidentité et le nom par lequel elle souhaite désormais être appelée [2]. R. Dolezal elle-même a utilisé cette comparaison avec la transidentité de C. Jenner [3]. Elle affirme ainsi qu’elle s’est toujours sentie en inadéquation avec le fait d’être blanche : citant Dick Gregory ou James Baldwin, elle revendique le caractère socialement construit de la race pour fonder sa légitimité à revendiquer une identité noire (Morning, 2017). Au-delà de la tempête médiatique et de l’indignation [4] suscitées par R. Dolezal, si le cas me semble intéressant, c’est parce qu’il soulève directement la question du concept de race et de ce qu’il recouvre, et qu’il invite à questionner la fluidité des catégories raciales. Pendant plus de cinq ans, R. Dolezal est effectivement « passée » pour une femme noire, c’est-à-dire qu’elle était vraisemblablement perçue comme telle par la plupart des gens avec qui elle interagissait. Pour cela, elle a eu recours à des modifications corporelles temporaires (fond de teint, perruques, extensions, etc.), a adapté sa manière de se vêtir, de parler [5] et a également modifié ou caché des éléments de son passé, faisant notamment publiquement passer un homme noir pour son père.
Selon R. Brubaker, il faudrait lire son cas comme un exemple contemporain de « passing inversé », renvoyant ainsi à la longue histoire d’Africain·e·s-Américain·e·s s’étant fait passer pour blanc·he·s afin d’échapper au traitement réservé aux noir·e·s. Or, si l’on considère que R. Dolezal doit « passer » pour noire, c’est qu’elle ne l’est pas. Le concept de passing est ainsi fondé sur le déguisement, la simulation (Kawash, 1996, p. 62) et l’inauthenticité, dans la mesure où l’identité raciale pourrait seulement s’hériter et non s’acquérir. En cela, le concept de passing repose sur l’hypothèse d’un essentialisme racial. Plusieurs commentateurs·trices, analysant les arguments qui dénoncent l’identification de R. Dolezal en tant que femme noire comme frauduleuse, ont ainsi pointé la contradiction qu’il y aurait à considérer sa revendication comme légitime à la condition qu’elle fournisse la preuve d’une ascendance noire, même lointaine. Pour elles et eux, cela reviendrait à accréditer les thèses essentialistes et la logique de l’hypodescendance, ou « règle de la goutte de sang [6] », et à renoncer ainsi aux conceptions constructivistes de la race.
Au-delà de l’histoire personnelle de R. Dolezal, son cas et les réactions qu’il a provoquées invitent à s’interroger sur ce qui fait l’identité raciale des individus – c’est-à-dire sur ce qui détermine l’appartenance à un groupe – ainsi que ce qui permet ou empêche les frontières raciales d’être franchies. En d’autres termes, la question posée pourrait se résumer à « Qu’est-ce qu’être noir ? » – ou blanc, ou toute autre catégorie raciale. Suffit-il de se grimer en personne noire pour être noir ? Suffit-il de se « sentir noir » pour revendiquer l’être ? Quelle est la place de l’ascendance et de l’héritage biologique dans la racialisation ? L’incorporation raciale est-elle réductible à l’apparence ou implique-t-elle une « épaisseur » (Fassin, 2011) supplémentaire que les modifications corporelles superficielles ne permettent pas d’atteindre ? En somme, pourquoi sommes-nous finalement si réticent·e·s à reconnaître à R. Dolezal la possibilité – ou la légitimité – d’être noire, alors même que nous refusons de céder à un essentialisme biologique selon lequel on considérerait que la race se transmet génétiquement ?
Qu’est-ce que l’identité ? Le point de vue de la sociologie
Dans Peau Noire, Masques Blancs (1952), F. Fanon rend compte du processus de formation de la négritude, c’est-à-dire du mécanisme qui fonde sa revendication d’une identité noire. Il raconte que, face à l’assignation raciste dont il fait l’objet en raison d’une racialisation inexorable de ses traits, il se voit « sur-déterminé de l’extérieur » et n’a donc pas d’autre choix que de « [s]’affirmer en tant que Noir » (p. 113). Dans ce cas, l’affirmation identitaire est directement le produit de, voire la réaction à l’assignation par autrui. Cette dynamique de la formation et l’affirmation des identités renvoie à une conception de l’identité notamment théorisée par la sociologie interactionniste.
E. Goffman distingue ainsi entre « identité sociale virtuelle » et « identité sociale réelle » (Stigmate, 1975, p. 12). Cette distinction recoupe celle opérée entre « identité pour soi » et « identité pour autrui », où l’identité pour soi correspond à la « réalité subjective » de l’individu, et où l’identité pour autrui désigne l’assignation par autrui à une identité déterminée. La construction de l’identité est alors placée par E. Goffman dans le cadre d’une négociation identitaire, dont l’enjeu est de minimiser la dissonance entre identité pour soi et identité pour autrui. L’individu a ainsi une marge de manœuvre dans la négociation de son identité, notamment via le travail de « présentation de soi » qu’il opère. Cette conception sera notamment reprise et enrichie par C. Dubar (1991), qui considère l’identité comme duale, où identité « pour soi » et identité « pour autrui » sont inséparables, bien qu’entretenant un rapport problématique. En effet, l’identité pour soi est pour C. Dubar à la fois « seconde », en ce qu’elle intervient seulement après la reconnaissance par autrui et corrélativement à celle-ci, et « problématique », puisque l’individu ne peut jamais avoir accès avec certitude à la manière dont autrui le perçoit. Pour C. Dubar comme pour E. Goffman, l’identité est ainsi le produit d’une transaction entre identité assignée et identité choisie. Envisagée dans sa dimension relationnelle, l’identité affirmée et revendiquée par l’individu naît de la rencontre entre auto-identification et assignation par autrui. Elle est ainsi le produit d’un choix contraint, d’une part par les catégories disponibles d’identification et, d’autre part, par la nécessaire « validation » par autrui de son identité. La formation de l’identité relève, par ailleurs, d’un processus d’identification à un groupe : si le processus de catégorisation sociale – par lequel on assigne autrui à un groupe déterminé et l’on interagit avec lui en tant que membre de ce groupe – participe à organiser le monde et à ajuster ses actions, le fait de s’assigner soi-même à un groupe fait partie intégrante du processus de définition de soi (voir Tajfel et Turner, 1979).
Cette conception de l’identité comme relevant de mécanismes interne et externe d’assignation à des groupes a été abondamment reprise, en particulier dans le champ des études sur la race et l’ethnicité. Dès lors que l’identité est fondamentalement produite au cours de l’interaction sociale, celle-ci est le lieu d’une lutte de classement, dans laquelle l’individu et le sens qu’il a de lui-même rencontrent, voire se heurtent aux catégories et assignations imposées par la société. À ce sujet, W. Roth (2016), qui différencie la perception raciale de soi-même – dont l’auto-catégorisation dans des questionnaires ou recensements ne fournit qu’une approximation – et la race « observée » par autrui, identifie en outre un double niveau de la « race observée », entre ce qui relève de la perception par autrui fondée sur la seule apparence physique et la perception par autrui produite dans l’interaction.
L’identité en deux dimensions : une approche insuffisante ?
Dans cette conception duale de l’identité, la démarche de R. Dolezal correspondrait alors à une stratégie identitaire visant à mettre son apparence et la manière dont elle est perçue en adéquation avec la façon dont elle se sent profondément, c’est-à-dire à mettre en cohérence son « identité (raciale) pour soi » et son « identité (raciale) pour autrui ». Or, si l’on s’en remet à cette identité en deux dimensions, force est de constater qu’au moins pendant quelque temps, la stratégie de R. Dolezal a fonctionné (puisqu’elle était effectivement considérée comme noire) : cela suffit-il à faire de R. Dolezal une personne noire ?
Cette question de la formation des identités et de la négociation des frontières raciales s’est trouvée au cœur de mon travail de recherche sur les familles mixtes, dans lesquelles des enfants racialisés comme non blancs sont élevés par un ou des parents racialisé(s) comme blanc(s). En effet, en tant que lieu essentiel de la reproduction sexuelle et de la reproduction sociale, la famille est aussi par excellence le lieu de la (re)production de la race. Fondé principalement sur 91 entretiens semi-directifs avec des parents adoptifs, des personnes adoptées, des parents en couple mixte et des descendants d’unions mixtes, ainsi que sur des observations, ce travail a permis de mettre en lumière comment les manières de s’identifier et d’être perçu·e par autrui étaient en partie dépendantes de processus de socialisation qui prenaient place à l’intérieur de la famille. En se focalisant sur des configurations familiales atypiques, cette recherche a ainsi permis de rendre particulièrement saillante la dimension spécifiquement raciale de ces processus de socialisation.
À ce titre, ce travail suggère la possibilité d’ajouter un troisième niveau à la dialectique identitaire telle que présentée plus haut. En prenant au sérieux le rôle des héritages familiaux dans les processus de formation raciale et en considérant les appartenances et positionnements raciaux comme des rôles sociaux, l’enquête montre qu’il est en effet heuristique d’envisager la socialisation comme une dimension à part entière des processus de formation des identités.
La socialisation raciale
La notion d’héritage est particulièrement mobilisée dans la définition des identités raciales, puisque la race a été historiquement comprise comme renvoyant au biologique et à l’ascendance, par le biais de l’hérédité. Toutefois, accorder de l’importance à la dimension héritée des identités n’oblige pas à revenir à une conception naturaliste, dès lors que l’on considère la place de la socialisation dans la formation des identités et la définition des positions sociales. Dans son ouvrage de référence sur la notion, M. Darmon définit la socialisation comme « l’ensemble des processus par lesquels l’individu est construit […] par la société globale et locale dans laquelle il vit, processus au cours desquels l’individu acquiert […] des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement. » (Darmon, 2010, p. 6) En cela, elle correspond à « l’incorporation », largement non consciente, « des conditions sociales et des expériences passées » (Bourdieu, 2001, p. 17). La socialisation détermine à la fois les dispositions à agir des individus et leurs dispositions corporelles, c’est-à-dire leurs manières de faire autant que leurs manières (y compris somatiques) d’être et d’exister. Jusqu’ici, la sociologie française s’est largement intéressée aux socialisations de classe, perspective dans laquelle le concept a été initialement forgé. Des travaux ont également exploré les socialisations de genre, documentant comment les « manières d’être, de se comporter et de penser » propres à la position de genre des individus s’apprennent et se transmettent (voir par ex. : Mennesson, 2005 ; Monnot, 2009 ; Court, 2010). En revanche, la race comme rapport social n’a pas encore été abordée sous cet angle en France. Pourtant, de même que les identités de classe et de genre relèvent d’un apprentissage et d’une socialisation particulière, il n’y a a priori pas de raison de supposer que la race échappe à un tel apprentissage.
La prise en compte du rôle de la socialisation dans la formation des identités ethniques ou raciales n’est d’ailleurs pas une idée nouvelle. F. Barth, dont on reconnaît l’apport fondamental pour la pensée constructiviste de la race et de l’ethnicité, développait déjà une idée similaire, en considérant que les identités ethniques sont étroitement liées à des rôles sociaux imposés et intériorisés, dont découlent des prescriptions dans les manières de se comporter, et des sanctions sociales si l’individu déroge à ces prescriptions (Barth, 1969). La sociologie états-unienne s’est aussi penchée sur la question de ce qu’elle appelle la « racial socialization », adoptant toutefois une définition de la socialisation souvent simplement synonyme d’éducation, passant ainsi sous silence les dimensions moins stratégiques et plus inconscientes de la socialisation comprise dans son sens de dispositif d’intériorisation, voire d’incorporation, des dispositions.
Sans renoncer à cette conception plus française du concept, il me semble que prêter attention aux dimensions à la fois explicites et implicites ou inconscientes de la socialisation dans les processus de racialisation permet d’enrichir la compréhension de la formation raciale à l’échelle microsociologique, y compris dans le contexte français, dans une perspective constructiviste et interactionnelle. Dans cette perspective, l’identité serait le produit de la perception et la catégorisation de l’individu par les autres, de la perception et la compréhension intime de soi-même et, troisièmement, de la socialisation, c’est-à-dire de la manière dont l’individu intériorise et incorpore des manières spécifiquement racialisées d’être et de faire. Autrement dit, la formation de l’identité et le fait de s’identifier et d’être identifié comme membre d’un groupe ou d’un autre dépendrait (en partie) à la fois de la manière dont on a été socialisé aux catégories et à leur maniement (et leur revendication), mais aussi des manières spécifiques d’être et de faire qui ont été intériorisées.
L’exemple de la socialisation auprès de parents blancs
Au cours des entretiens menés avec des personnes adoptées dans des familles blanches et des descendant·e·s de couples mixtes ayant un parent blanc, la question de l’ « (in)authenticité » est revenue à plusieurs reprises. Par exemple, Hoang Rouanet [7], 45 ans, ingénieur, dont la mère est vietnamienne, née au Vietnam et le père est français sans ascendance migratoire, raconte :
Avec un père français et une éducation complètement française, c’est plus l’éducation à la française qui a fait qu’on se sentait français. […] Pour nous, voilà, on est 100 % Français, dans notre tête. Et ça se ressent beaucoup, parce que… aux premiers mots échangés avec un Vietnamien, il comprend. Il comprend tout de suite que je ne suis pas vietnamien. […] Voilà, y’a un terme comme ça assez marrant, ils me traitent de “banane”, dans le sens où banane, c’est jaune à l’extérieur et blanc à l’intérieur. C’est exactement ça, en fait. […]La façon dont on s’exprime, la façon dont… on voit bien effectivement où on a grandi, quoi. Et par qui on a été éduqué, et comment. (Hoang Rouanet, 45 ans, ingénieur, père (adoptif) français sans ascendance migratoire, mère vietnamienne née au Vietnam)
Ici, les propos de Houang Rouanet signalent l’intrication étroite de la question nationale et de la question raciale dans la construction identitaire. S’il n’est pas reconnu comme véritablement vietnamien, c’est que sa manière de se comporter est perçue comme le rapprochant des Français et, in fine, des blancs. Sans utiliser le mot, Hoang Rouanet fait référence à sa socialisation pour expliquer cette qualification – qu’il ne conteste pas : il invoque son « éducation française » qui a façonné jusqu’à ses manières d’agir et de s’exprimer. Si celle-ci a influencé son sentiment d’appartenance, elle agit également sur la manière dont Hoang est perçu, au-delà de son phénotype.
Au cours des entretiens menés, j’ai plusieurs fois entendu l’expression de « banane », utilisée par Hoang Rouanet, ainsi que son équivalent, « bounty » (qui est censé désigner des personnes « noires à l’extérieur et blanches à l’intérieur »), Ces expressions sont à la fois utilisées dans le cas de l’adoption (par certains professionnels de l’adoption, certains parents adoptifs et certaines personnes de l’entourage des adopté·e·s), mais sont aussi adressées à certain·e·s descendant·e·s de couples mixtes. En cela, elles font référence à la manière dont leur intériorisation d’une « culture blanche » les rendait finalement semblables aux blanc·he·s – apparence extérieure exceptée. Agathe Bressac (26 ans, adoptée au Sénégal) raconte ainsi que pendant ses études d’infirmière, on lui a dit qu’elle était « une fausse noire » et « une blanche à la peau noire ». De même, Sofia Assous (25 ans, née au Maroc d’une mère française sans ascendance migratoire et d’un père marocain), se voit qualifiée de « babtou » par son frère qui lui reproche de se comporter et de parler comme les « petits blancs parisiens » qu’elle côtoie en colonie de vacances. Robin Carré (29 ans, adopté au Sri Lanka) se souvient également que lorsqu’il a appris à ses amis du collège – issus de familles immigrées – que ses parents étaient blancs, son identification raciale a changé : « J’étais plus comme eux. Du coup ils me disaient : “Ben non, mais toi du coup t’es un blanc !” » De son côté, Paul-Mathieu Charton (38 ans, adopté au Rwanda) rapporte que pour ses « potes rebeus », il est considéré à la fois comme noir, en raison de son apparence physique, et comme blanc, en raison de son inscription familiale (« je suis un gaouli, […] puisque mes deux parents sont blancs ») et de sa manière d’être, sa « mentalité française », et les « codes, savoir-être et savoir-faire » qui, aux yeux de ses proches, font de lui un blanc.
Ces exemples signalent à plusieurs titres que la question des héritages familiaux et de la socialisation complexifient l’appréhension des positions des individus dans l’espace social racialisé. En effet, la recherche menée a été l’occasion de montrer comment les façons de se percevoir, se définir, ainsi que d’être perçu·e par autrui sont en partie liées aux socialisations telles qu’elles s’expriment dans la famille. Ainsi, selon que les parents s’engagent dans des pratiques qui visent à socialiser leurs enfants à la position raciale minoritaire par la stimulation d’un sentiment de fierté et par la préparation aux discriminations qu’ils ou elles risquent de subir, ou qu’ils adoptent des pratiques socialisatrices davantage colorblind, les enfants ne connaissent pas les mêmes trajectoires identitaires. Les entretiens menés avec les personnes adoptées et les descendant·e·s de couples mixtes permettent par ailleurs d’analyser comment leurs manières d’être et d’agir au quotidien, façonnées par leurs socialisations familiales, sont racialement codées dans leurs interactions sociales extra-familiales. Ces individus, qui menacent de troubler les frontières raciales, se voient ainsi évalués à l’aune d’une « authenticité » raciale qui détermine les modes d’assignation auxquels ils sont soumis – qui ne manquent pas d’influencer, en retour, leur propre perception d’eux-mêmes. Ainsi, si les personnes adoptées par des parents blancs et les descendant·e·s de couples mixtes enquêté·e·s sont parfois accusé·e·s de se « comporter comme des blanc·he·s » par leurs pairs, l’effet des socialisations semble aller plus loin encore. Intériorisant ces cadres de pensées, certain·e·s enquêté·e·s dont il me paraissait a priori impossible qu’ils ou elles puissent être perçu·e·s comme blanc·he·s étaient persuadé·e·s qu’ils ou elles l’étaient et se présentaient en tout cas comme tel·le·s. Dans certains cas, le fait d’avoir été élevé·e et socialisé·e par des parents blancs semble influencer y compris l’expérience que certain·e·s enquêté·e·s font (ou disent ne pas faire) du racisme. L’analyse met ainsi au jour la dimension relationnelle et performative des appartenances raciales.
En essayant de prêter attention à la manière dont les individus apprennent à faire la race, c’est-à-dire à agir selon des scripts qui sont ensuite interprétés selon les catégories raciales disponibles dans une société donnée (West et Fenstermaker, 2006), l’étude menée a donc visé à comprendre de quelle manière et à quelle(s) condition(s) les identités raciales et positionnements de part et d’autre des frontières raciales sont aussi transmis par le biais de pratiques socialisatrices, qui façonnent l’incorporation de pratiques et de perspectives fortement racialisées sur soi, sur les autres et sur le monde.
Invoquer la dimension en partie performative de la race ne revient toutefois pas à priver le corps de toute matérialité, dans la mesure où la perception par autrui est toujours nécessairement arrimée à la physicalité du corps (Fassin, 2011, p. 428) et où la performance elle-même passe par l’incorporation, au sens littéral, des manières de faire, d’être et de percevoir. En revanche, en explorant la dimension de transmission et d’apprentissage des identités et positions raciales, cette approche permet d’approcher les processus de reproduction sociale de la race (notamment par le biais de la famille), en accordant notamment une place particulière à la dimension intergénérationnelle de cette reproduction, dont il me semble qu’elle est constitutive de la particularité de la race comme rapport social (par rapport au genre, par exemple).
Conclusion : pour une approche empirique de la socialisation raciale
L’étude des familles adoptives et des couples mixtes et leurs descendant·e·s offre un point de vue précieux sur la formation des identités raciales dans le contexte français, en mettant notamment au jour la dimension racialisée des socialisations familiales. À ce titre, ce travail appelle à complexifier l’approche de l’identité, en ajoutant à la perception par autrui et l’auto-identification la prise en compte de la socialisation. C’est, il me semble, à partir de ces trois dimensions que l’on peut saisir les mécanismes de catégorisation et d’appartenance identitaires de manière complète. Cela permet notamment d’inclure dans l’analyse la dimension collective de l’expérience raciale, et la transmission familiale de ces expériences, héritages, traumatismes, fiertés, etc., qui, ensemble informent la position raciale des individus. Considérant qu’il est productif d’envisager la race comme procédant de la combinaison de dimensions multiples, possiblement non congruentes, la triangulation de la formation identitaire proposée permet aussi d’envisager que les différentes dimensions de l’identité soient dissonantes, comme dans les exemples présentés ci-dessus.
Dans le cas de Rachel Dolezal, il devient alors possible de reconnaître qu’elle peut se sentir « intimement » noire, qu’elle a même pu être perçue comme telle par les autres, tout en n’ayant pas fait l’expérience d’une socialisation primaire [8] en tant que personne noire, c’est-à-dire tout en n’ayant pas vécu les expériences sociales qu’impliquent le fait d’être élevée dans une famille noire aux États-Unis, avec tout ce que cela comporte d’événements socialisateurs propres et d’expérience collective de la race et du racisme. À ce titre, cette prise en compte de la socialisation dans l’étude des processus de formation raciale est à la fois utile et prometteuse, et appelle à être poursuivie empiriquement dans le contexte français.
Bibliographie
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• Beydoun, K. A., Wilson, E. K., « Reverse Passing », UCLA Law Review, 64(2), 2017, p. 282-354.
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• Brubaker, R., « The Dolezal affair : race, gender, and the micropolitics of identity », Ethnic & Racial Studies 39 (3), 2016, p. 414-448.
• Court, M., Corps de filles, corps de garçons : une construction sociale, Paris, La Dispute, 2010.
• Darmon, M., La socialisation, Paris, Armand Colin, 2010.
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• Goffman, E., Stigmates : les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975
• Kawash, S., « The Autobiography of an Ex-Coloured Man : (Passing for) Black Passing for White », in E. K. Ginsberg (dir.), Passing and the Fictions of Identity, Durham, Duke University Press, 1996.
• Mennesson, C., Être une femme dans le monde des hommes. Socialisation sportive et construction du genre, Paris, L’Harmattan, 2005.
• Monnot, C., Petites filles d’aujourd’hui : l’apprentissage de la féminité, Paris, Éditions Autrement, 2009.
• Morning, A., « Race and Rachel Dolezal ». Contexts, 16 (2), 2017, p. 8-11.
• Roediger, D. R., Colored White : Transcending the Racial Past, Berkeley, University of California Press, 2002.
• Roth, W., « The multiple dimensions of race », Ethnic & Racial Studies, 39(8), 2016, p. 1310-1338.
• Tajfel H., Turner, J., « An Integrative Theory of Intergroup Conflict », in The Social Psychology of Intergroup Relations, William G. Austin et Stephen Worchel (dir.), Chicago, Nelson-Hall Publishers, 1979, p. 33-47.
• West C. et Fenstermaker, S., « ‘Faire’ la différence », traduit par L. de Verdalle et A. Revillard, Terrains & travaux, n° 10, 2006, p. 103-136.
Pour citer cet article :
Solène Brun, « Race et socialisation »,
La Vie des idées
, 19 novembre 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Race-et-socialisation
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[1] La naacp est une organisation états-unienne de défense des droits civiques, fondée en 1909. Elle est l’une des plus anciennes organisations antiracistes du pays.
[2] Jenner était autrefois nationalement connue comme athlète masculin du décathlon, médaillé d’or lors des jeux Olympiques de 1976. Notons que les comparaisons ont été dénoncées à de multiples reprises par des militant·e·s transgenres. Voir, pour une analyse croisée des cas Jenner et Dolezal dans une perspective sociologique, l’ouvrage de Brubaker (2016), dont Sarah Mazouz a fait la recension dans la Vie des Idées.
[3] Dans son interview par la sociologue Ann Morning dans Contexts (2017), R. Dolezal affirme au sujet de C. Jenner : « Dans la mesure où nous avons toutes les deux été catégorisées à la naissance comme quelque chose d’autre que ce que nous sentions – et certaines personnes ne nous considéreront toujours qu’à l’aune de nos catégories de naissance et jamais plus loin – il y a un parallèle. » (p. 10).
[4] Les revendications identitaires de Rachel Dolezal ont à la fois suscité l’indignation de nombre de personnes noires aux États-Unis, qui voyaient dans sa posture une fraude et une appropriation illégitime de leur vécu, et de personnes transgenres, qui ont dénoncé le parallèle fait avec leurs existences.
[5] Son père a rapporté au New York Post qu’elle a modifié sa façon de parler lorsqu’elle a postulé pour une bourse à l’Université de Howard.
[6] La « one drop rule » en anglais : elle est la règle qui a longtemps prévalu aux États-Unis, selon laquelle une seule goutte de sang noir suffisait à ce qu’une personne soit considérée comme noire.
[8] La socialisation dite « primaire » concerne la socialisation qui intervient dans les premières années de la vie de l’individu, principalement auprès de sa famille. On la distingue généralement des socialisations « secondaires » qui peuvent intervenir plus tard dans la vie de l’individu, et par d’autres instances (scolaires, professionnelles, institutionnelles, etc.).