La Vie des idées : Est-il légitime de mobiliser la catégorie de race pour penser les rapports sociaux ? Quelle définition opératoire peut-on alors en donner ?
Nonna Mayer : Il est difficile d’aborder sereinement la notion de « race ». C’est au nom de la supériorité de la race aryenne que juifs et Tziganes furent exterminés par les nazis. C’est pour lutter contre ces théories que l’UNESCO, de 1949 à 1978, a multiplié les déclarations récusant la validité scientifique du concept de race, en mobilisant des intellectuels de renom comme Claude Lévi-Strauss [1]. Depuis, le séquençage du génome humain a confirmé à la fois l’unité de l’espèce humaine (99,9% de nos gènes sont communs) et la diversité des individus et des populations qui la composent (le même gène peut avoir plusieurs versions ou « allèles »), tout en montrant que les différences de génotypes, contrairement aux théories raciales du siècle dernier, ne recoupent pas les différences de phénotypes (celles qui tiennent à la couleur de peau, des yeux ou des cheveux).
Mais la race comme barrière imaginaire entre les groupes n’a pas disparu pour autant, et il serait naïf d’imaginer qu’il suffit de supprimer le mot « race » de la Constitution française (loi du 12 juillet 2018) pour mettre fin au racisme. Comme le rappelle la sociologue Colette Guillaumin : « L’idée de race, cette notion, est un engin de meurtre, un engin technique de meurtre. Et son efficacité est prouvée. Elle est un moyen de rationaliser et d’organiser la violence meurtrière et la domination de groupes sociaux puissants sur d’autres groupes sociaux réduits à l’impuissance. À moins que l’on en vienne à dire que, la race n’existant pas, personne n’a pu et ne peut être contraint ou tué à cause de sa race. Et personne ne peut dire cela parce que des millions d’êtres humains en sont morts, et que des millions d’êtres humains sont dominés, exclus et contraints à cause de cela » (« “Je sais bien, mais quand même” ou les avatars de la notion “race” », Le genre humain, 1, 1981).
Les sciences sociales ne peuvent donc faire l’impasse sur cette notion. Il ne s’agit pas de définir a priori des « races », mais de repérer la manière dont chaque société voit des « Autres » (les juifs, les noirs, les roms) et leur prête des traits homogènes et permanents, qui les essentialisent. Le phénomène est d’autant plus insidieux que précisément à cause de ses dérives meurtrières, depuis la Seconde Guerre mondiale, le racisme est devenu tabou et qu’il a évolué vers des formes d’expression détournées, plus acceptables en démocratie. Ainsi aux États-Unis les stéréotypes racistes les plus crus, décrétant l’infériorité physique et morale des Noirs, ont nettement reculé. Mais ils ont été remplacés par un racisme dit « symbolique », fondé sur des différences culturelles et sociales supposées. Les Noirs sont critiqués parce qu’ils ne respecteraient pas les valeurs traditionnelles de l’Amérique, fondées sur une éthique individualiste du travail et de l’effort, en faisant les premiers responsables de leur condition sociale. En Europe de même on note le remplacement d’un racisme « flagrant » par un racisme déguisé ou « subtil », dont l’auteur n’est pas nécessairement conscient, mais qui continue à mettre l’Autre à distance. Ainsi en France la proportion de sondés croyant « qu’il y a des races supérieures à d’autres » décroît régulièrement, passée de 15% au début des années 2000 à 8% aujourd’hui, et les trois-quarts estiment « qu’une lutte vigoureuse contre le racisme est nécessaire ». Mais les comportements racistes persistent, des formes les plus graves (agressions, contrôles au faciès, restrictions à l’accès au logement, à l’emploi, à la santé) aux micro-agressions quotidiennes (plaisanteries, regards), à première vue plus bénignes, mais qui maintiennent les populations racisées à distance, en position d’infériorité.
Gwénaële Calvès : Les termes du problème sont bien connus : la notion de race étant très officiellement discréditée, en Europe continentale, depuis 1945, est-il possible de la détacher de ses usages racistes passés et présents, pour lui faire produire, sans risquer de lui rendre sa légitimité, des effets utiles à la compréhension des rapports sociaux contemporains ? Comment, en d’autres termes, distinguer la « race » du sociologue de la « race » du raciste ?
En France, la solution proposée par Colette Guillaumin, dans son livre L’idéologie raciste paru en 1972, est longtemps restée sans écho dans le monde de la recherche. Cette solution tient dans le mot racisation. Elle invite à saisir la « race » comme l’aboutissement d’un processus d’altérisation et d’infériorisation d’un groupe social, auquel on attribue un ensemble de caractéristiques prétendument héréditaires. La société, par son fonctionnement même, crée ainsi des « racisés ». Dans cette approche de type constructiviste, les « races » ne sont donc pas des données naturelles et immuables, mais des productions sociales historiquement situées, différenciées entre elles et, surtout, mouvantes (un groupe naguère « racisé » peut cesser de l’être ; un groupe qui ne l’était pas peut le devenir).
Ainsi entendue, la catégorie de « race » ouvre de beaux chantiers de recherche, notamment d’inspiration comparatiste – d’un pays à l’autre pour le même groupe humain ou, au sein d’un même pays, d’un groupe à l’autre ou d’une époque à l’autre. La « race », en toute hypothèse, est dans l’œil et l’esprit de ceux qui « racialisent ».
L’étude des processus de production, dans un contexte donné, de groupes « racisés », ne va toutefois pas sans risques.
Le premier est lié aux conditions de réception de telles études. Les précautions méthodologiques, les guillemets et les notes de bas de page passent mal – c’est peu de le dire – à la radio ou à la télévision. D’où la situation actuelle, où les « racisés » – car le mot a fait une irruption fracassante dans l’espace médiatique – apparaissent exactement comme ce qu’ils ne sont pas dans l’esprit des promoteurs du concept de racisation : un groupe homogène et largement essentialisé. Quelque chose comme une « race », donc, ou plus exactement une collection de « races » (les « Noirs » et les « Arabes » dans une acception restreinte, tous les « non-blancs » ou « non issus de la diversité » dans une acception large).
Le deuxième risque est celui de l’instrumentalisation. À titre d’exemple, on peut citer la manière dont Nicolas Sarkozy a cherché à s’appuyer sur des chercheurs en sciences sociales lorsqu’il a tenté – en vain – de donner un tour ouvertement ethno-racial à la politique migratoire de la France (projet de quotas d’immigration par origines), puis à un vaste programme de renouvellement des élites (politiques de promotion de la diversité fondées sur une obligation de résultat).
Le dernier danger est celui d’une polarisation excessive sur la notion de « race », dans une société où les rapports sociaux qu’elle permet d’appréhender restent tout de même assez localisés. Appliquées à des mouvements de grande ampleur comme la Manif pour tous, la crise des Gilets jaunes, ou la révolte des femmes contre le harcèlement sexuel, les grilles d’analyse fondées sur la « race » ne livrent pas, me semble-t-il, de résultats particulièrement éclairants.
Ary Gordien : Au moins depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, des chercheurs en sciences humaines et sociales étudient comment, surtout durant les époques coloniales, est apparue l’idée que l’humanité serait divisée en groupes culturellement et biologiquement différents et inégaux. Ces chercheurs ont également mis en lumière la manière dont se reproduisent jusqu’à nos jours des traitements inégalitaires, des violences de masse et des formes d’exclusion liés à cette croyance. Parfois utilisée entre guillemets ou avec un qualificatif, la catégorie de race et ses dérivés (race sociale, racialisation, racisation) servent à nommer et à analyser ces phénomènes. Cela implique une posture éminemment critique. Loin de réhabiliter les idéologies et théories racistes, l’objectif d’une telle démarche est de décortiquer la pensée et le discours raciste tout en rendant compte des mécanismes sociaux, culturels et politiques d’exclusion et d’identification raciales.
Cependant, même lorsque la race est redéfinie comme une construction sociale, c’est le même mot, historiquement chargé, que l’on continue à utiliser : ce mot qui a justifié l’asservissement, la domination et l’extermination de groupes humains. Malgré les vifs débats qui opposent les chercheurs, on peut estimer que, tant que le sens que les universitaires attribuent à la catégorie de race est clairement défini, il est tout à fait pertinent et légitime pour eux de l’utiliser. La définition des notions fait partie intégrante du processus d’écriture académique. Toutefois, ces débats sont loin d’être cantonnés aux cercles universitaires. Il est même possible de considérer que c’est le politique qui pousse les chercheurs à se saisir de ces phénomènes sociaux comme objets d’étude. Les émeutes urbaines de 2005 ont pu faire croire qu’une question raciale avait subitement émergé en France. Il faudrait en réalité remonter beaucoup plus loin dans le temps pour comprendre les origines du racisme et analyser comment se reproduisent, d’une part, les manières de se représenter l’autre comme néfaste et/ou inférieur et, d’autre part, les rapports sociaux inégalitaires, depuis l’exclusion des Juifs et des Musulmans à la période médiévale et les expériences coloniales et esclavagistes de la France. En outre, une socio-anthropologie plus précise des mouvements associatifs montre que, dès les années 1980, se produisait déjà une mise à l’agenda politique de revendications portées par des minorités ethno-raciales. Dans le champ du militantisme LGBT, dès la fin des années 1990, alors qu’il n’était pas encore forcément question d’intersectionnalité ou de convergence des luttes, différentes associations ont cherché à croiser féminisme, lutte contre le racisme anti-noir, prévention SIDA et combat contre l’homophobie. Le temps court, les (en)jeux électoralistes de pouvoirs inhérents à l’action politique et une presse politique clivante, peu encline à rendre compte des subtilités des débats universitaires en cours, encouragent rarement à faire preuve de modération et de finesse. Face à une telle situation, il convient donc sans doute de demeurer attentif et prudent quant aux usages politiques qui peuvent être faits de la catégorie de race.
Rachida Brahim : Mobiliser la catégorie de race pour penser les rapports sociaux est une entreprise délicate et éprouvante. Délicate, parce que dès lors qu’on prononce ce mot publiquement, on est comme l’enfant qui dit l’inceste au cours d’un dîner de famille. Éprouvante parce que la notion de race est bien entendu abjecte, et admettre qu’elle continue tacitement à déterminer des trajectoires est en soi douloureux. À l’échelle individuelle ou collective, c’est reconnaître la défaite de nos idéaux et devoir composer encore davantage avec l’âpreté du monde social. Je mesure bien ce que cette notion charrie de honte et d’infamie, mais je ne sais pas comment penser, c’est-à-dire rendre intelligible, la mort chronique d’hommes qui se ressemblent sans mobiliser cette catégorie. J’ai consacré ma recherche doctorale à étudier la dénonciation et le traitement des crimes racistes qui ont pris pour cible des migrants et des descendants de migrants maghrébins en France durant les années 1970 à fin 1990. Au cours de ce travail, quel que soit son degré d’ignominie, prendre au sérieux la catégorie de race m’est apparu comme un passage obligé de la pensée. L’usage de cette catégorie a été justifié par les données recueillies. J’ai dépouillé les archives d’associations, de la presse, du Parlement, celles du ministère de la Justice et de l’Intérieur, j’ai pu constituer une base de données comprenant 731 cas d’agressions et de crimes à caractère raciste commis durant cette période de trente ans. À dix exceptions près, les victimes sont des hommes, de milieu populaire et d’origine maghrébine, c’est-à-dire des individus qui forment un groupe à part entière en étant différenciés à partir de critères de genre, de classe et de race.
Dans une perspective historique et sociologique, la race est ce qui précède et détermine le destin social d’un individu sans qu’il soit nécessairement lui-même parvenu à se représenter en ces termes. C’est l’ensemble des traits physiques et culturels auxquels une valeur négative a été attribuée. La dépréciation de ces traits, initialement ordinaires, s’inscrit dans une opération de stigmatisation qui permet de distinguer et d’inférioriser les membres du groupe concerné. Je crois qu’on mobilise cette catégorie quand les faits s’entêtent et qu’il devient indispensable de trouver un cadre de pensée qui puisse mettre en évidence la violence faite depuis plusieurs décennies aux corps qui tentent de se mouvoir dans les lieux déshumanisés à la périphérie des villes, dans les cités, les foyers, les usines, les commissariats, les postes-frontière... On admet alors que, du commerce d’esclaves africains aux migrations les plus récentes en passant par l’expansion de l’empire colonial, les catégories raciales ont été et restent une des formes majeures de différenciation sociale de l’époque moderne et contemporaine. Un soupçon d’illégitimité pèse constamment sur ces catégories parce que leur dévoilement contredit ouvertement l’idée véhiculée depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale selon laquelle les races n’existent pas. Suite au traumatisme de l’Holocauste, cette affirmation répondait à un besoin impérieux et parfaitement justifié. Mais la lancinante répétition de cette simple phrase n’a pas suffi à annihiler la construction des catégories raciales, pour la simple raison que la race ne relève pas seulement d’une pensée idéologique, elle est un critère de classement qui participe à l’établissement de l’ordre social. Je mobilise cette catégorie pour mettre en évidence la manière dont, à l’échelle macrosociale, elle fixe des rapports de pouvoir, conditionne l’accès aux ressources et les trajectoires biographiques. J’emploie par ailleurs le terme « ethnicité » comme un synonyme. Il présente l’avantage d’être moins chargé, il est socialement plus acceptable. J’emploie également comme des synonymes les adjectifs « ethnique », « racial » ou « ethnoracial ». Ce dernier terme est de plus en plus usité parce qu’il permet de mettre en évidence le rejet qui se fonde à la fois sur des critères culturels et sur l’apparence physique des individus.
Magali Bessone : Si la catégorie de race peut être pertinente pour l’analyse de notre monde social, c’est à partir de l’hypothèse fondamentale que les groupes sociaux qui forment notre société ne sont pas des donnés, des ensembles homogènes et toujours déjà là, mais qu’ils existent et sont construits dans et par des relations réciproques. En ce sens, les groupes et les catégories qui les désignent sont construits par des « rapports sociaux » qui les constituent comme différents et les situent dans des positions inégalitaires ou une hiérarchie de statuts. Un rapport social peut être défini avec Danièle Kergoat comme « une relation antagonique entre deux groupes sociaux, établie autour d’un enjeu » [2]. Cette conception permet de dénaturaliser et d’historiciser la race.
La catégorie de race résulte ainsi d’un type particulier de relation socio-politique et économique qui a produit des groupes racisés ou racialisés (je ne fais pas ici de différence entre ces deux termes). Le contenu de la catégorie dépend de la valeur politique assignée à cette relation dans un contexte déterminé. Il est variable dans le temps et dans l’espace et peut donner lieu à contestation selon l’interprétation donnée à la relation.
La définition opératoire que l’on peut donner de la race renvoie donc à un processus de construction de relations contextuelles bien davantage qu’un contenu substantiel. Dans notre contexte français, si je mobilise et adapte la définition proposée par Sally Haslanger [3], il est important de pouvoir mettre en évidence le fait que des groupes sociaux sont racisés, c’est à dire placés en position subordonnée ou privilégiée dans de nombreux domaines sociaux, juridiques, politiques, économiques. La position privilégiée bénéficie notamment du « privilège » de ne pas se percevoir comme racisée et de se voir réservées les ressources socio-politiques et épistémiques de la racisation. Ce qui distingue ce processus d’autres phénomènes de production du désavantage ou du privilège (par les rapports sociaux de genre, de classe, par exemple), c’est que les groupes racisés le sont via l’usage de deux facteurs : d’une part, un repérage corporel (l’appartenance raciale se voit ou s’imagine, se projette, dans les corps) ; d’autre part, l’inscription de ces caractéristiques corporelles dans une filiation ou un héritage ancestral à la fois biologique et culturel. Les groupes racisés le sont ainsi à la fois en raison de leur visibilité (réelle ou imaginaire) et de leur généalogie. La catégorie de race est utile si elle permet de rendre visible la construction de ce positionnement spécifique afin d’en étudier les mécanismes et les effets sociaux.
La Vie des idées : Les processus de construction des inégalités raciales interagissent-ils, et si oui comment, avec des logiques de classe, de religion, de genre, d’âge, etc. ?
Nonna Mayer : Chaque personne appartient à divers groupes auxquels elle peut s’identifier. Cela permet de se repérer et de se situer dans la société, à la fois comme semblable (nous) et différent (eux) des autres. Ces solidarités et ces antagonismes interagissent, et ils varient en fonction du contexte et de l’interlocuteur. Une blague sexiste activera l’identité de femme, une discrimination raciste fera réagir en fonction de ses origines. Saisir l’interaction entre les identités raciales et celles que dessinent la classe, la religion, le genre, l’âge, la manière dont elles se cumulent ou parfois se compensent, est donc indispensable. Femme, noire, et pauvre, l’Américaine Gloria Jean Watkins, plus connue sous son nom de plume bell hooks [4] a été la première à dénoncer la difficulté de cumuler ces handicaps, au sein d’un mouvement féministe dominé par des femmes blanches appartenant aux classes moyennes, et d’un mouvement d’émancipation des Noirs dominé par les hommes. Un des slogans du mouvement féministe noir résumait ironiquement ce dilemme : « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses ».
Le terme d’intersectionnalité a été forgé à la fin des années 1980 par la juriste américaine noire Kimberlé Williams Crenshaw pour désigner l’imbrication de ces rapports de domination, et les dilemmes stratégiques et identitaires qu’ils peuvent générer chez une personne. Aux États-Unis c’est l’articulation de la race et du genre qui a été la plus étudiée et dans le domaine électoral son impact est déterminant. Globalement le vote Démocrate est plus marqué chez les femmes que chez les hommes, quelle que soit la race, et chez les Noirs que chez les Blancs, quel que soit le sexe. Mais le gender gap ou survote démocrate des femmes, observé depuis les années 1980, tient essentiellement aux Afro-Américaines. Lors de l’élection présidentielle de 2008, qui porte pour la première fois un Noir à la présidence, 96 % d’entre elles ont voté pour Obama (contre 87% des hommes noirs), contre 42 % des femmes blanches (et 35% des hommes blancs). Parce que le taux de mobilisation électorale des femmes noires est supérieur à celui des hommes de leur communauté et que l’écart va croissant, leur voix devrait particulièrement porter dans les prochaines consultations électorales.
En France, le concept d’intersectionnalité est plus controversé, comme l’illustre le numéro spécial que vient de lui consacrer la revue Mouvements (février 2019). Il heurte les tenants d’une approche marxiste de la société, hostiles à une focalisation sur les identités raciales, religieuses ou de genre parce qu’à leurs yeux la classe sociale est le principe explicatif majeur, et ceux qui y voient une lecture ethnicisante des rapports sociaux, contraire à l’universalisme républicain. Alors que, loin de s’opposer, ces lectures sont complémentaires.
Ary Gordien : À partir du XVIIe siècle, plusieurs facteurs économiques et géopolitiques ont conduit à la mise en esclavage massive de captifs africains dans les colonies des Amériques et de l’océan indien. A été théorisée à ce moment-là l’idée selon laquelle ces captifs africains étaient mis en esclavage parce que « noirs ». En miroir, les colons européens devenaient des maîtres « naturels » en leur qualité de « Blancs ». Au Brésil, aux États-Unis ou encore dans les collectivités et départements français d’outre-mer, le statut des descendants de personnes mises en esclavage questionne sur la reproduction de cette racialisation des rapports sociaux. Indépendamment des nombreuses évolutions survenues depuis les abolitions de l’esclavage, les inégalités raciales et les rapports sociaux contemporains découlent plus ou moins directement, selon les cas de figure, de l’expérience coloniale et esclavagiste. Par exemple, la surreprésentation des descendants de colons, dits békés, dans les secteurs clés des économies antillaises doit être analysée à la fois comme un processus sociologique de reproduction de rapports de classe et comme une dynamique raciale. Édith Kovàts-Beaudoux avait montré dans les années 1970 que, parallèlement à la dimension économique, persiste un souci de « préservation de la race », à savoir une volonté affichée de maintenir un lignage blanc en pratiquant une endogamie plus ou moins stricte [5]. En Guadeloupe, des entrepreneurs blancs créoles que j’ai interviewés durant ma thèse reconnaissaient la persistance d’un relatif séparatisme racial. Ils en faisaient néanmoins une lecture plus sociale que raciale, et insistaient sur les évolutions notables survenues : l’augmentation des couples et cercles de fréquentations « racialement » mixtes. Cela appelle donc une ethnographie plus précise qui rende compte de la subtilité de la dimension raciale de ces rapports sociaux.
Dans un tout autre domaine, mes premiers travaux consacrés aux hommes antillais et noirs s’identifiant comme gais m’ont permis de m’intéresser à la manière dont la race, la classe et l’orientation sexuelle intervenaient dans les trajectoires sociales des individus. Tout en cherchant à rendre compte des logiques de domination conjuguées, j’ai surtout tâché de saisir les motivations, stratégies et modalités d’action politique des hommes que j’ai côtoyés durant cette enquête. Comme l’ont analysé les sociologues de la migration antillaise, compte tenu de l’origine sociale de la grande majorité des Antillais (prolétaires urbains et ruraux) et des inégalités persistantes entre la France hexagonale et les territoires d’outre-mer, les ressortissants de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane se trouvent dans des situations socioéconomiques relativement défavorisées. Du fait de leur couleur de peau et de leur expérience de migration, ils sont souvent assimilés à des immigrés non français [6].
Toutefois, dans le cas de la population à laquelle je me suis intéressé, pratiquement aucune expérience de racisme ne m’a été rapportée, notamment au sein des groupes d’hommes issus des classes sociales moins favorisées qui cherchaient par ailleurs à maintenir un entre-soi antillais. La violence physique et symbolique à laquelle ils ont parfois dû faire face aux Antilles du fait de leur non-conformité de genre et de leur sexualité motivait chez eux un désir de retrouver à Paris des espaces de sociabilité homosexuels sûrs, qui ciblent dans le même temps une population noire ou antillaise. Comme l’a également constaté Damien Trawalé [7], l’entre-soi communautaire ethnoracial semblait minimiser la confrontation ou la sensibilité aux éventuelles expériences de racisme ou de discrimination. Cependant, ceux des hommes interrogés issus de classes sociales plus élevées ou ayant connu une trajectoire sociale ascendante étaient inclus dans des milieux où les minorités ethnoraciales étaient quasi invisibles. Ils manifestaient une conscience raciale et politisée d’être noirs et antillais, qu’ils cherchaient à articuler avec un intérêt pour l’activisme LGBT voire un engagement militant. Cela se traduisait par différentes initiatives visant à créer des associations de lutte contre l’homophobie et de prévention SIDA qui ciblent précisément une population antillaise ou plus largement domienne ou encore noire tout en luttant contre le racisme.
Ces analyses appellent une étude de plus grande envergure qui intègre la problématique spécifique des femmes et notamment des lesbiennes pour saisir l’impact du genre. D’autres variables devraient également être introduites afin de comparer ces expériences avec celles de personnes issues aussi bien d’autres minorités ethnoraciales que de la population blanche majoritaire, issue de différentes catégories socioprofessionnelles.
Magali Bessone : Pour mener une analyse pertinente des constructions des inégalités sociales, il est important non seulement de cesser de jouer les logiques de rapports sociaux les unes contre les autres (en particulier dans le contexte français la classe contre la race – comme si étudier l’une interdisait de voir l’autre), mais également de se donner les moyens d’étudier les interactions fines qui sont en jeu dans la construction de positionnements socio-politiques différenciés : effectuer un diagnostic précis des effets d’inégalité suppose de penser une matrice de la domination où race, classe, religion, genre, âge, mais aussi nationalité, orientation sexuelle ou handicap, pour ne mentionner que ces déterminants-là (mais je rappelle que la liste des motifs prohibés de discrimination en droit français comprend plus de 25 motifs, voir la loi n°2008-496 du 27 mai 2008), sont à prendre en compte, toujours de manière relationnelle et contextuelle, pour penser les oppressions spécifiques qui s’exercent sur les sujets et les positionnent dans leur rapport aux autres sujets et aux institutions.
Ce qui est intéressant dans l’analyse en termes d’intersectionnalité (proposée par Kimberlé Crenshaw), d’hybridité (proposée par les féministes décoloniales, par exemple Maria Lugones), ou de consubstantialité (proposée par les féministes matérialistes, notamment Danièle Kergoat), c’est qu’au-delà de leurs différences, elles montrent toutes qu’on ne peut procéder de manière mathématique pour diagnostiquer les inégalités. On ne peut se contenter de situer les sujets à l’intersection géométrique de plusieurs lignes de fractures (l’âge, le genre, la préférence sexuelle, etc.) qui traverseraient la société de manière homogène et s’exerceraient indépendamment, chacune à sa façon, sur leur positionnement. On ne peut pas non plus penser selon un modèle arithmétique ou additif, où chacun des effets s’ajouterait simplement aux autres. Dans ces interprétations mathématiques, une femme blanche bourgeoise ne subirait par exemple que l’inégalité liée à son « identité de genre », le sexisme, alors que pour une femme noire prolétaire, à l’inégalité sexiste s’ajouterait l’inégalité de race et l’inégalité de classe. Ces interprétations sont erronées, car elles donnent l’illusion d’un modèle « pur » ou simple de sexisme, de racisme, de classisme ou d’âgisme – qu’on pourrait repérer dans certains cas et qui serait contaminé ou complexifié dans d’autres par l’ajout de déterminants supplémentaires. Construire les catégories par les rapports sociaux (et non l’inverse) exige au contraire de parvenir à penser que la nature même des rapports sociaux est toujours multiple d’emblée et que les rapports sociaux de classe, de race, de genre, etc. s’interpénètrent constamment pour produire des situations différenciées. Ainsi les catégories produites (femmes, racisé.e.s, prolétaires, vieux…) n’existent que lorsque les sujets décident d’accorder plus ou moins d’importance à tel enjeu social dans les coalitions qui les structurent en sujets politiques.
Rachida Brahim : Les inégalités sociales relèvent d’un processus complexe. Il est possible d’appréhender cette complexité en considérant les sociétés modernes comme un système de classement. Dans ce système, les critères comme la classe, le genre, la race, la religion, l’orientation sexuelle ou encore l’âge permettent de classer les individus dans des groupes qui ne jouissent pas tous d’un même accès aux droits, aux biens et aux services disponibles sur un territoire donné. Dans ce cadre, la race, au même titre que les autres critères, permet d’établir des frontières entre les groupes sociaux. Elle interagit avec les autres logiques dans la mesure où plus un individu cumule de critères socialement excluants, plus il sera impacté par les inégalités qui surviennent dans différents domaines, en matière d’éducation, de travail, de logement, de santé ou de justice. Par exemple, la manière dont ces critères interfèrent est visible lorsqu’on observe historiquement les représentations de « l’homme arabe », notamment celles des migrants maghrébins et de leurs enfants. Dans ce cas, l’accumulation des critères de genre, de race, de classe, de religion et d’âge a renforcé l’externalité de leur position en formant un agrégat de préjugés. Dans la lignée de la période coloniale, ces hommes ont souvent été représentés sous l’angle d’une menace. Dans les années 1960 et 1970, on insiste dans les arènes politiques et médiatiques sur la « criminalité nord-africaine ». En 1973, à Marseille, un Algérien n’ayant plus toutes ses facultés mentales tue un chauffeur de bus suite à une altercation. Le lendemain, la presse rapporte les faits. Un journal d’extrême droite en tire une conclusion générale et demande l’exclusion de tous les Arabes en raison du danger qu’ils représenteraient pour les citoyens français. Dans la semaine qui suit, six hommes arabes sont retrouvés morts suite à des expéditions punitives. À une autre échelle, à la même période, le ministère de l’Intérieur justifie la nécessité de mettre un terme à l’immigration post-coloniale en dressant des rapports dans lesquels les hauts-fonctionnaires soulignent la surreprésentation du « fait criminel nord-africain » en mettant directement en cause la culture des migrants.
À compter des années 1980, les « jeunes de banlieue » ont hérité des stigmates attribués à leurs pères et réactualisés au gré du développement des grands ensembles et des tensions locales ou internationales. Le recours à l’émeute comme moyen d’entrer dans le débat public et de contester les inégalités a consacré l’image de jeunes délinquants puisqu’on a davantage insisté sur la violence des protagonistes que sur les raisons de leur colère. Parallèlement, les débats sur l’islamisme et sur la place de l’islam en France ont favorisé un amalgame. Dès lors, les manifestations d’une identité religieuse appartenant au monde arabo-musulman ont pu être perçues comme un défaut d’assimilation, une entrave à la laïcité et dans les cas les plus extrêmes comme une menace terroriste. Les hommes qui cumulent les critères de genre, de race, de classe, de religion et d’âge se retrouvent ainsi à l’intersection d’un ensemble de représentations culturelles et de pratiques discriminatoires. Cette intersectionnalité des critères de classements peut freiner l’insertion socio-économique et plus généralement la citoyenneté des individus impactés.
Gwénaële Calvès : Avant d’essayer de répondre à la question, je me permets de signaler que la xénophobie existe toujours en France, et qu’il est un peu surprenant d’envisager la question de la « race » et de ses interactions avec d’autres caractéristiques personnelles sans intégrer le critère de la nationalité. Il est vrai que cet oubli est désormais systématique : les étrangers, dans les sciences sociales contemporaines, n’intéressent plus grand monde, sauf à pouvoir être considérés, a priori, comme des « racisés ».
Il y aurait d’autres remarques à formuler sur les termes de votre question, la notion d’« inégalités raciales » n’allant certainement pas de soi dans un contexte français : la répartition des individus entre différentes « races » n’a rien d’officiel (elle ne fait l’objet d’aucune saisie juridique ou statistique), et je ne crois pas qu’il existe un consensus scientifique sur les catégories ethno-raciales qui permettent d’appréhender la diversité de la population française. Le World Factbook de la CIA estime qu’elle se compose, en métropole, de deux groupes principaux, les Celtes et les Latins, tout en décelant la présence d’importantes minorités teutonnes, slaves, nord-africaines, indochinoises et basques. C’est une classification comme une autre. Les chercheurs qu’elle n’intéresse pas, ou qui ne la jugent pas pertinente, sont évidemment libres d’élaborer leur propre grille.
Mais j’en viens aux outils qui, dans les recherches contemporaines sur les inégalités et les discriminations, permettent d’envisager d’autres formes de combinaisons que le simple cumul de désavantages (du type « mieux vaut être jeune, riche et bien portant que vieux, pauvre et malade »).
Ces outils, élaborés dans le cadre d’une réflexion sur le fonctionnement du droit de la non-discrimination, aux États-Unis comme en Europe, permettent de saisir des situations nées de l’interaction entre plusieurs traits dont un individu est porteur. Ils visent à analyser la manière dont ces traits s’imbriquent les uns aux autres, pour rechercher comment, dans une situation donnée, ils se renforcent mutuellement (discrimination additive ou multiplicative), font naître une discrimination sui generis (discrimination intersectionnelle), se neutralisent partiellement, ou conduisent l’un d’entre eux à prendre le pas sur les autres.
La construction de tels kaléidoscopes vise à saisir plus finement les situations concrètes – individuelles ou collectives – d’infériorisation, de désavantage ou de discrimination. Elle prémunit contre la double tentation du réductionnisme (puisque chacun est ici porteur de plusieurs traits, voire d’« identités ») et du fixisme (ces traits ou « identités » varient selon le contexte, nul ne pouvant être tout le temps « noir », femme, catholique etc., en tout cas pas sur le même mode). À cet égard, il est bien évident que plus on intègre d’éléments dans le kaléidoscope – classe, religion, genre, âge, mais aussi orientation sexuelle, état de santé, handicap, lieu de résidence… –, plus on a de chances d’appréhender la réalité dans toute sa complexité.