Au début des années 1990, l’arrivée du web a vite été comprise par de nombreux chercheurs et chercheuses, notamment en mathématiques et en physique, comme un nouveau moyen de partager rapidement leurs résultats de recherche en les rendant immédiatement accessibles à tous leurs collègues et étudiants partout sur la planète [1]. Libérant la diffusion scientifique des contraintes liées au format imprimé, cette technologie numérique semble converger avec l’idéal de la science moderne que définit Robert Merton (1973 [1942]), selon lequel la science est le produit cumulatif d’une multitude de collaborations qui créent ensemble ce que J.-C. Guédon appelle la « grande conversation scientifique ». Cette conversation devient d’autant plus riche que les articles et livres qui la nourrissent circulent librement et facilement sur le web, en libre accès, au lieu de n’être accessibles que sur abonnement ou en les payant à la pièce, même quand il s’agit de fichiers .pdf. En particulier, la circulation améliorée et rapide des résultats de la recherche évite les redondances et les répétitions inutiles de travaux scientifiques et améliore la qualité de la science en suscitant de nouvelles idées, de nouvelles hypothèses, de nouveaux projets de recherche (Eysenbach, 2006 ; Wilder et Levine, 2016).
Cet argument de la « productivité scientifique accrue » grâce au libre accès est non seulement séduisant aux yeux des gestionnaires de la recherche, mais aussi parfaitement compatible avec l’impératif d’innovation (OCDE, 2015) au cœur des politiques scientifiques actuelles, parfois appelées « stratégies de recherche et d’innovation ».
À cela s’ajoute un argument plus politique en faveur du libre accès [2]. Cet argument prétend que le libre accès contribue à créer une « société du savoir » puisqu’il rend possible l’accès direct aux publications scientifiques par différents publics sans lien avec une université : des non-universitaires, mais aussi des diplômés et diplômées qui peuvent ainsi continuer à se former et à s’informer, notamment les membres des administrations publiques ou des organismes de la société civile, les enseignants et enseignantes pré-universitaires et les journalistes.
Ce dernier argument touche directement les pays d’Afrique francophone subsaharienne dont les universités manquent cruellement de ressources et n’ont certainement pas la capacité de s’abonner aux revues scientifiques onéreuses qui retiennent l’attention des chercheurs et chercheuses du Nord. Le libre accès est-il donc la solution aux lacunes documentaires de ces universités africaines et, ce faisant, un moyen crucial d’y faire décoller la recherche scientifique ? Je voudrais montrer que ce n’est pas le cas, et suggérer que le libre accès peut au contraire devenir un outil néocolonial en renforçant les injustices cognitives qui empêchent les chercheurs et les chercheuses d’Afrique de déployer pleinement leurs capacités de recherche au service du développement local durable de leur pays (voir Piron et al., 2016a). Est-il possible de faire du libre accès un outil d’émancipation et de justice cognitive ? Je réponds à cette question dans la deuxième partie du texte [3].
Le libre accès, outil de rattrapage ou du néocolonialisme ?
Le libre accès aux publications scientifiques est, comme on l’a vu, une occasion d’accélérer et de renforcer la circulation des savoirs autant parmi ceux et celles dont la recherche est le métier que parmi les utilisateurs de connaissances en général. Pourrait-il alors permettre aux universités d’Afrique francophone subsaharienne et d’Haïti [4] de combler leur « retard » en matière de documentation scientifique et ainsi de renforcer leur mission de recherche qui, à vrai dire, est quasi inexistante ?
Comme le montre la carte des publications scientifiques par pays dressée par J. Alperin, l’Afrique francophone subsaharienne a produit moins de 1 % des articles scientifiques dans le monde en 2011. Ces pays n’ont visiblement pas réussi à mobiliser ou choisi de se donner les moyens de produire les connaissances scientifiques dont ils ont besoin pour appuyer et guider leur développement durable, si bien qu’ils continuent de dépendre des recherches menées au Nord ou financées par le Nord. B. Mvé-Ondo (2005) rappelle le choc subi par les universités africaines au moment des ajustements structurels et de la réduction des budgets publics dans les années 1980 : diminution du nombre de postes universitaires, absence de politique scientifique susceptible de financer des recherches locales, obsolescence des infrastructures de recherche et des programmes d’enseignement, « clochardisation » des enseignants et enseignantes qui doivent chercher des revenus supplémentaires, exode continuel des cerveaux vers les pays du Nord, massification des effectifs étudiants et manque de ressources des bibliothèques universitaires. Notre enquête SOHA sur l’expérience universitaire en Afrique et Haïti confirme ce triste portrait en montrant toutes les injustices cognitives qui empêchent le développement d’activités de recherche scientifique dans ces pays (Piron et al., 2016a). Le libre accès se présente alors aisément comme un moyen de rattrapage, permettant au moins de combler les lacunes des bibliothèques et de l’enseignement souvent désuet.
Toutefois, ce raisonnement ne peut qu’en évoquer un autre bien connu, portant non pas sur le développement scientifique de l’Afrique, mais sur son développement en général. L’Afrique serait en retard sur le monde moderne, ce qui expliquerait son sous-développement, pour résumer brutalement cette conception tristement hégémonique des rapports nord-sud. Par charité, les pays du Nord se sentent alors obligés de l’aider à se développer, ce qui alimente toute l’industrie entourant l’aide au développement.
Cette vision a été puissamment critiquée par des penseurs (e.g. Escobar 2000, 2007) surtout issus des pays des Suds [5] qui estiment qu’elle érige en norme universelle un modèle de développement en fait issu de la modernité européenne, donc tout à fait local et non universel, malgré ses aspirations (Martín Alcoff, 2007).
Ce modèle du retard, violemment imposé par l’Occident au reste du monde par le biais de la colonisation, a été utilisé pour justifier l’exploitation économique et cognitive (Connell 2014) des continents colonisés sans laquelle la modernité n’aurait pu prospérer. La critique de ce modèle considère que l’aide au développement et l’industrie qu’elle a engendrée ont poursuivi cette exploitation même après les indépendances, nuisant à la montée réelle en autonomie des pays des Suds qui restent perpétuellement assistés et dépendants du Nord (Moyo 2009). Selon cette critique postcoloniale, la fracture économique et sociale actuelle entre le Nord et les Suds est la trace de l’impossibilité vécue par de nombreux pays ou communautés des Suds de se développer de manière souveraine, c’est-à-dire selon leurs propres normes et valeurs locales, ancrées dans leur territoire et leur histoire.
Je propose d’appliquer cette critique postcoloniale à l’idée du « rattrapage scientifique » que devrait opérer l’Afrique. N’existe-t-il qu’un seul modèle de développement scientifique, celui de la science occidentale héritière de la modernité colonisatrice, ou bien peut-on imaginer une science différente, africaine, tournée vers les préoccupations du continent ? Mvé-Ondo (2005) rappelle l’origine coloniale de la science africaine, son assujettissement continuel aux projets de recherche du Nord et à ses cadres théoriques (Connell 2016) et sa tendance à vouloir imiter la science occidentale sans effort de contextualisation, notamment dans la structuration et le fonctionnement des universités (Fredua-Kwarteng , 2015) et dans le maintien de l’usage d’une langue coloniale dans l’enseignement universitaire. Si l’on s’en tient à la perspective positiviste selon laquelle « la science » est universelle – même si son « essence » est symbolisée par le magazine américain Science –, alors effectivement la science africaine, c’est-à-dire celle qui se fait en Afrique, est en retard, et il faut l’aider à se développer pour qu’elle ressemble de plus en plus à celle du Nord.
Mais si on adopte la perspective critique, alors la science africaine devrait être un savoir africain, ancré dans des contextes africains, qui utilise des épistémologies africaines pour répondre à des questionnements africains, tout en utilisant aussi les autres savoirs du monde entier, y compris occidental, s’ils sont pertinents localement. Pour que cette science-là se développe, Mvé-Ondo propose de passer « d’une occidentalisation de la science à une science vraiment partagée » (p. 49) et appelle à une « mutation épistémologique », une « renaissance modernisante » de la science africaine au carrefour des savoirs locaux et de la science du Nord. Il fait ainsi peut-être écho à l’appel de Fanon (2002) pour une « pensée neuve » dans les pays du Tiers-monde, repris par les militants de la justice cognitive (Hall et Tandon, 2017 ; de Sousa Santos, 2008, 2016). Tant que cette mutation ne se fera pas, la science africaine qui se tourne vers le modèle du Nord souffrira d’une constante aliénation épistémique qui nuit à son développement.
La perspective critique nous amène aussi à « localiser » la science du Nord dans un contexte historique et géographique spécifique. De ce point de vue, cette science, loin d’être universelle, est globale. M’inspirant, comme Keim et quelques autres, de la théorie de Wallerstein (1996), je considère qu’elle est devenue un système-monde dont l’unité marchande est la publication scientifique qui circule entre de nombreuses instances à haute valeur économique, notamment des universités, des centres de recherche, des politiques scientifiques, des revues et un oligopole d’éditeurs scientifiques à but lucratif (Larivière, Haustein, et Mongeon, 2015).
De quoi se compose ce système-monde ? Au centre se trouvent les pays du Nord où sont produites l’immense majorité des publications-marchandises, en particulier les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie. La semi-périphérie est constituée par tous les autres pays, qu’ils soient du Nord ou du Sud « avancé » (Chine, Brésil, Afrique du Sud), qui gravitent autour de ce centre, cherchant à y pénétrer ou à l’imiter en adoptant de plus en plus la langue anglaise comme langue de publication et l’article indexé dans les bases de données américaines Web of Science ou Scopus comme unité de savoir scientifique. La périphérie désigne finalement tous les pays qui sont exclus de ce système, notamment en Afrique subsaharienne francophone : des pays qui ne produisent pas ou très peu de publications scientifiques indexées dans les bases de données américaines et trouvables par les moteurs de recherche usuels [6]. Rappelons que la carte d’Alperin, loin d’être une photographie de l’état général de la science dans le monde, est une image du système-monde que le Web of science essaie de construire et de régenter à partir de ses normes et des 33 000 revues qu’il indexe et dont il traque les citations mutuelles.
En somme, explique P. Hountondji (2001, p. 4),
la recherche scientifique postcoloniale reste fondamentalement extravertie : tournée vers l’extérieur, organisée pour répondre à une demande (théorique, scientifique, économique, etc.) qui vient du Centre du marché mondial. [Cette dépendance s’étend] aux équipements, à la documentation, aux paradigmes scientifiques produits au Centre.
Dans ce contexte, le libre accès peut apparaître comme un outil néocolonial, car il facilite l’accès des chercheurs et chercheuses des Suds à la science du Nord sans assurer la réciproque. Ce faisant, il redouble l’aliénation épistémique de ces chercheurs et chercheuses au lieu de contribuer à l’émancipation des savoirs créés dans les universités des Suds en les libérant de leur extraversion. En effet, en rendant encore plus accessibles les travaux produits au centre du système-monde, le libre accès maximise leur impact sur la périphérie et renforce leur utilisation comme référence théorique ou comme modèle normatif, au détriment des épistémologies locales, ce qui engendre des situations absurdes comme, par exemple, l’utilisation d’un cadre théorique lié au salariat en région parisienne pour analyser le travail des femmes du nord du Mali :
Les conséquences qui en découlent sont, notamment, les enseignants des pays des Suds qui ne citent et ne lisent que des auteurs venus du Nord et les imposent à leurs étudiants et les bibliothèques de nos universités qui font tout pour s’abonner aux revues savantes occidentales alors qu’elles ne traitent pas de nos problèmes. (Mboa Nkoudou, 2016)
Deux exemples illustrent ces effets aliénants du libre accès.
Research4life
Research4life est le nom collectif de 4 programmes en place depuis 2002 : Health Access to Research (HINARI), Research in Agriculture (AGORA), Research in the Environment (OARE) et Research for Development and Innovation (ARDI). Son slogan est « L’accès à la recherche pour les pays en développement » et sa mission est d’« offrir aux pays en développement un accès gratuit ou peu coûteux à du contenu scientifique et technique en ligne, évalué par les pairs, [afin de] réduire le fossé scientifique entre les pays à haut revenu et les pays à bas et moyens revenus ».
D’après son site web, ce programme d’aide au développement par la réduction de la fracture scientifique a, jusqu’en 2017, donné accès gratuitement ou à faible coût à plus de 77 000 revues scientifiques dans 8200 institutions de plus de 115 pays en développement. Les pays bénéficiaires sont classés en deux catégories : les pays A (72 pays) et les pays B (45 pays). Les pays de catégorie A bénéficient d’une gratuité totale alors que ceux de catégorie B doivent payer une somme forfaitaire pour accéder à ces ressources scientifiques. Notons qu’il existe d’autres programmes de ce type, par exemple le Low Cost Journals Scheme, aussi connu sous l’appellation de Protecting the African Library Scheme within Africa, The Journal Donation Project (un projet de la New School of Social Research), la JSTOR’s African Access Initiative et The Developing Nations Access Initiative.
Research4life et les programmes qui lui sont apparentés offrent à mes yeux un exemple parfait du néocolonialisme scientifique qui se cache sous l’apparence d’un geste charitable et généreux inspiré par l’idéal du libre accès. Il y a d’ailleurs une grande parenté entre la mission que se donne Research4life et la conception coloniale et postcoloniale du développement comme « rattrapage », comme si la seule façon de lutter contre l’injustice cognitive et la fracture scientifique était de distribuer charitablement le savoir du Nord au Sud, gratuitement ou à faible coût. Plusieurs aspects du fonctionnement du programme le montrent très clairement.
Tout d’abord, le consortium à l’origine de Research4life est loin d’être à but non lucratif ou désintéressé, puisqu’il inclut la International Association of Scientific, Technical & Medical Publishers et plus de 185 éditeurs scientifiques à la recherche de nouveaux marchés pour leurs produits, les revues scientifiques du Nord. Ensuite, les bibliothèques universitaires des Suds qui participent au programme ne peuvent pas choisir les revues qu’elles reçoivent, puisqu’il s’agit de « bouquets de revues » prédéfinis par des éditeurs du Nord. N’ayant pas de contrôle sur les revues qu’elles offrent à leurs lecteurs et lectrices, elles ne peuvent pas les sélectionner en fonction de leur pertinence pour les enjeux locaux, autre forme subtile d’aliénation épistémique. Troisièmement, ce programme encourage la perpétuation de la dépendance de ces bibliothèques envers un programme externe, conçu au Nord et mettant en valeur les produits du Nord, alors qu’il pourrait disparaître dès que cette volonté philanthropique s’épuisera ou dès que les partenaires commerciaux n’y trouveront plus de bénéfices.
Non seulement cet état de dépendance nuit à la découverte du véritable libre accès sur le web par les bibliothèques universitaires des pays des Suds, par exemple le moteur de recherche Base-search et son moissonnage des archives institutionnelles ouvertes, mais il mène à des situations absurdes, comme celle que j’ai constatée lors d’une visite en juin 2015 dans une bibliothèque universitaire d’Afrique francophone qui participait à Research4life. Le programme y avait installé deux ordinateurs donnant accès à ses revues. Mais pour éviter que des personnes non autorisées y aient accès, ces ordinateurs étaient protégés par des mots de passe qui changeaient tous les mois ! Lors de ma visite, les bibliothécaires avaient perdu le fil de ces changements, si bien que les ordinateurs de Research4life étaient inutilisables.
Ce programme produit donc une situation à l’opposé de ce qu’il annonce en fanfare sur son site, à savoir que « l’accès à la littérature scientifique améliore les conditions de vie des communautés du monde entier », phrase hélas vide de sens. Ce programme améliore surtout les débouchés des éditeurs du Nord sans contribuer à l’empowerment durable des bibliothèques universitaires des Suds.
Payer pour publier
Dans les pays du Nord, de nombreux chercheurs et chercheuses, surtout en STEM (Björk et Solomon, 2012) [7], estiment (à tort) que le libre accès signifie désormais « frais de publication demandés aux auteurs » (Kozak et Hartley, 2013). En effet, depuis le début des années 2000 (Marincola, 2003), plusieurs revues scientifiques se sont mises à demander des « frais de publication » (pouvant aller jusqu’à 5000 $ US par article) aux auteurs et auteures qui leur fournissent des articles gratuitement, indiquant que c’est le prix à payer pour leur passage au libre accès : si les lecteurs et lectrices ne doivent plus payer, alors ce sont les auteurs et les auteures qui paieront, d’autant plus que leur carrière ou leur désir de prestige exigent qu’ils et elles publient toujours plus : une nouvelle clientèle captive est née !
Même si, d’après des décomptes récents (Kozak et Hartley, 2013), environ un tiers des revues en libre accès imposent de tels frais, cette innovation commerciale semble actuellement porter ses fruits, puisque ces frais en viennent à sembler naturels aux chercheurs et aux chercheuses du Nord qui en transfèrent tout aussi naturellement le fardeau à leurs subventions de recherche, c’est-à-dire aux fonds publics. Ainsi, notre enquête à l’Université Laval (Piron et Lasou, 2015) montre que la moitié des personnes consultées pensent que toutes les revues en libre accès font automatiquement payer les auteurs et les auteures.
Pour les universitaires africains ou haïtiens qui doivent travailler dans des conditions matérielles très difficiles et qui n’ont qu’exceptionnellement accès à des fonds de recherche, tout ceci n’a aucun sens. Certes, la plupart des éditeurs scientifiques pratiquant les frais de publication annoncent qu’ils offrent charitablement des exemptions aux auteurs et auteures des pays les plus pauvres qui souhaiteraient publier chez eux. Mais les obstacles à de telles publications sont tellement nombreux, à commencer par la langue, l’absence de subvention de recherche ou d’équipement, etc., que cette charité semble bien hypocrite, et a fortiori arbitraire, puisqu’elle peut cesser à tout moment. Le libre accès apparait ici comme une nouvelle corde à l’arc du capitalisme cognitif florissant dans les pays du Nord, fondé sur un modèle d’affaires lucratif qui mise sur la captivité d’auteurs et d’auteures qui ne connaissent que la loi « publier ou périr ». Non seulement cette pratique commerciale est dénuée de toute pertinence au regard des conditions matérielles du travail intellectuel dans les universités africaines ou haïtiennes, mais elle va à l’encontre de la multiplication espérée de leurs publications scientifiques. C’est une injustice cognitive.
L’utopie du libre accès
Découvrant au fil de notre projet de recherche-action les avantages possibles du libre accès pour leurs travaux, c’est-à-dire l’accès gratuit à une documentation scientifique et technique non accessible autrement, les étudiants et étudiantes que nous avons rencontrés en Afrique francophone subsaharienne et en Haïti ont souvent pointé un paradoxe douloureux : « comment en profiter alors que notre accès au web, à un ordinateur et même à l’électricité n’est pas garanti ? » Les conditions déplorables de l’accès à Internet dans les universités africaines et haïtiennes où nous avons travaillé font du libre accès une utopie lointaine. L’accès à ces millions d’articles est-il vraiment libre s’il n’est pas matériellement possible ? Je réponds toujours à cette plainte parfaitement justifiée qu’il vaut mieux avancer à petits pas avec ceux et celles qui peuvent suivre qu’attendre, pour agir, que l’Afrique et Haïti soient parfaitement connectées…
Trouver des articles pertinents en libre accès sur le web exige des compétences numériques qui, nous l’avons constaté, sont rares parmi les étudiants et les étudiantes d’Haïti et d’Afrique pour qui le web se résume parfois à Facebook, par le biais de son programme Freebasics [8]. Rappelons que c’est presque toujours en arrivant à l’université que ces étudiants et étudiantes touchent pour la première fois à un ordinateur. Le rattrapage est rapide, mais bien des réflexes acquis dès l’école primaire dans les pays du Nord doivent s’installer avant même de pouvoir imaginer qu’il existe des textes scientifiques en libre accès sur le web pour compenser le manque de documents dans les bibliothèques. Dans les mots de l’étudiant haïtien Anderson Pierre, « une grande partie des étudiants ignore l’existence de ces ressources ou n’a pas les compétences numériques pour y accéder et les exploiter afin d’avancer son projet de recherche ».
À quelles conditions le libre accès peut-il être décolonial ?
À part Hall et Tandon (2017), peu de chercheurs et chercheuses en études postcoloniales ont vraiment réfléchi à la possibilité de « décoloniser » le libre accès pour en faire un outil d’émancipation. Centrés sur la dimension politique et épistémologique de la décolonisation de l’esprit (Thiong’O, 2016), ils et elles en oublient de réfléchir aux conditions de publication et de diffusion de leur propre production scientifique et de s’assurer de son accessibilité dans les pays des Suds (Piron, 2017). Les réflexions et expériences menées dans le cadre de notre recherche-action SOHA ont permis à l’inverse d’explorer plusieurs manières de faire du libre accès un outil d’émancipation et d’empowerment (Piron et al., 2016b).
Tout d’abord, nous avons explicitement formulé une utopie concrète fondée sur une contestation de l’hégémonie du système-monde de la science centré dans les pays du Nord. Nous pensons qu’« une autre science est possible », une science répondant aux enjeux du développement local durable au Nord comme au Sud, plurilingue (disponible dans les langues nationales en plus des langues coloniales), qui s’ouvre à la pluralité des épistémologies, dont l’universalisme est inclusif et non normatif, et qui, bien sûr, est disponible en ligne en libre accès sous la licence Creative Commons. Cette autre science prend ses distances avec l’économie du savoir qui domine les politiques scientifiques des pays de l’OCDE, mais sans se refermer sur elle-même : elle s’ouvre aux partenariats avec les acteurs du développement local que sont les PME, les administrations locales, mais surtout les membres de la société civile dans toute sa diversité. Et surtout, elle propose explicitement de rapatrier l’écosystème de la publication scientifique dans les universités, sans la médiation des acteurs économiques privés que sont les éditeurs scientifiques à but lucratif. En utilisant des logiciels libres comme Open Journal Systems, en développant le support à l’édition de revues dans les presses universitaires ou les bibliothèques, en regroupant les services de gestion de l’évaluation par les pairs entre plusieurs revues, en somme en réorganisant le processus éditorial au sein de l’université, il sera possible de retrouver une vie scientifique dans laquelle le libre partage des articles est normal, comme il l’était au début du XXe siècle (Langlais 2015), au lieu d’être audacieux.
Ensuite, nous proposons de repenser la définition usuelle du libre accès pour lui ajouter le mandat de renforcer la visibilité des travaux scientifiques produits dans les universités des Suds et de contribuer ainsi à une plus grande justice cognitive au sein de la production scientifique mondiale. Mais pour qu’il se mette au service de l’égalisation du niveau de visibilité et d’accessibilité des savoirs produits au Nord et dans les Suds, le libre accès doit prendre en compte la spécificité des savoirs produits dans les universités des Suds, en particulier en Afrique subsaharienne, et changer leurs normes de production. En effet, contrairement aux pays du Nord qui survalorisent la publication dans les revues scientifiques, les savoirs africains se trouvent surtout dans les mémoires, les thèses et les rapports de recherche, hélas rarement en ligne ou en libre accès (Ezema, 2013, Schöpfel et Soukouya, 2013). Invisibles dans les bases de données du Nord, ils n’en sont pas moins dotés de valeur et de pertinence dans de nombreux contextes où ils devraient pouvoir être accessibles librement. Il est fort triste de constater que les géographes de Ouagadougou connaissent mieux les travaux européens sur le Sahel que ceux de l’Institut supérieur du Sahel de Maroua au Cameroun.
L’aide au développement scientifique de l’Afrique, s’il en faut, devrait donc être orientée bien moins vers l’accès immédiat aux publications du Nord et bien plus vers le développement local d’outils et le renforcement des compétences numériques des universitaires et des bibliothécaires. Ces outils et ces compétences leur permettraient non seulement de profiter des bases de données en libre accès [9], mais aussi de numériser et de mettre en ligne et en libre accès les travaux scientifiques locaux dans des archives ouvertes, des revues ou des maisons d’édition en libre accès.
À ce propos, je souligne pour terminer deux initiatives issues de notre projet. La première vise la construction, sous la houlette du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur, d’une archive scientifique panafricaine ouverte, interopérable avec l’ensemble des archives ouvertes existantes, qui permettrait à toutes les universités d’Afrique francophone admissibles et qui le souhaitent de déposer en libre accès les travaux de leurs chercheurs et chercheuses, étudiants et étudiantes. La seconde est le fait d’un groupe d’étudiants et d’étudiantes bénévoles en Haïti qui ont entrepris de numériser et de mettre en ligne des travaux haïtiens de sciences sociales, récents ou classiques, dans la collection « Études haïtiennes » de la bibliothèque numérique indépendante en libre accès Les Classiques des sciences sociales. Cette collection contient en août 2017 près de 170 textes, dont les œuvres du très important sociologue haïtien Jean Price-Mars. Depuis la création de la collection en décembre 2013, plus de 445 000 téléchargements ont été recensés…
Aller plus loin
– Linda Martín Alcoff, « Mignolo’s Epistemology of Coloniality », CR : The New Centennial Review, vol. 7, no3, 2007, p. 79–101.
– Juan Pablo Alperin, « World Scaled by Number of Documents in Web of Science by Authors Living There », 2013.
– Bo-Christer Björk et David Solomon, « Open Access versus Subscription Journals : A Comparison of Scientific Impact », BMC Medicine, vol. 10, 2012.
– Raewyn Connell, « Using Southern Theory : Decolonizing Social Thought in Theory, Research and Application », Planning Theory, vol. 13, no 2, 2014, p. 210–23.
– Raewyn Connell, « Les sciences sociales à l’échelle mondiale. Connecter les pages », in Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba (dir.) Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, Éditions science et bien commun, Québec, 2016.
– Arturo Escobar, « Beyond the Search for a Paradigm ? Post-Development and Beyond », Development, vol. 43, no 4, 2000, p. 11–14.
– Arturo Escobar, « Post-Development as Concept and Social Practice », in Exploring Post-Developement. Theory and Practice, Problems and Perspectives, Routledge, Londres, Aram Ziai, 2007.
– Gunther Eysenbach, « Citation Advantage of Open Access Articles », PLoS Biology, vol. 4.5, 2006.
– Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Découverte/Poche, 2002.
– Eric Fredua-Kwarteng, « The Case for Developmental Universities », University World News, octobre 2015.
– Jean-Claude Guédon, « Le libre accès ou le retour de la grande conversation. Entretien. », Framablog, 2010.
– Budd L. Hall, Rajesh Tandon, « Decolonization of Knowledge, Epistemicide, Participatory Research and Higher Education », Research for All, vol. 1, no 1, 2017, p. 6-19.
– Paulin J. Hountondji, « Le savoir mondialisé : déséquilibres et enjeux actuels », La Mondialisation vue d’Afrique, Université de Nantes/Maison Des Sciences de l’Homme Guépin, 2001.
– Marcin Kozak et James Hartley, « Publication Fees for Open Access Journals : Different Disciplines—Different Methods », Journal of the American Society for Information Science and Technology, 2013, p. 2591-94.
– Vincent Larivière, Stefanie Haustein, and Philippe Mongeon, « L’oligopole des grands éditeurs savants », Découvrir. Le magazine de l’Acfas, 2015.
– Francesco M. Marincola, « Introduction of Article-Processing Charges (APCs) for Articles Accepted for Publication in the Journal of Translational Medicine », Journal of Translational Medicine, vol. 1, 2003.
– Walter Mignolo, Local Histories/Global Designs : Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking, Princeton, Princeton University Press, 2012.
– Thomas Hervé Mboa Nkoudou, « Le web et la production scientifique africaine : visibilité réelle ou inhibée ? », Blog du projet SOHA, 2016.
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– Dambisa Moyo, Dead Aid : Why Aid Is Not Working and How There Is a Better Way for Africa, New York, Farrar Straus Giroux, 2009.
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– OCDE, L’impératif d’innovation - Contribuer à la productivité, à la croissance et au bien-être, Paris, OCDE, 2015.
– Florence Piron, « Méditation haïtienne. Répondre à la violence séparatrice de l’épistémologie positiviste par une épistémologie du lien », Sociologie et Sociétés, vol. 49, no 2, à paraître en 2017.
– Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba (dir.) Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, Éditions science et bien commun, Québec, 2016.
– Florence Piron, Thomas Hervé Mboa Nkoudou, Anderson Pierre, et al., « Vers des universités africaines et haïtiennes au service du développement local durable : contribution de la science ouverte juste », in Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba, 2016 (a).
– Florence Piron, Djossè Roméo Tessy, Sophie Dibounje Madiba, et al., « Faire du libre accès un outil de justice cognitive et d’empowerment des universitaires des pays des Suds », in Mohammed Ben Romdhane (dir.), Libre accès aux publications scientifiques entre usage et préservation de la mémoire numérique, Tunis, CCSD, 2016 (b).
– Florence Piron et Pierre Lasou, Pratiques de publication, dépôt institutionnel et perception du libre accès. Enquête auprès des chercheuses et chercheurs de l’Université Laval, Québec, Université Laval, 2014.
– Joachim Schöpfel and Maebena Soukouya, « Providing Access to Electronic Theses and Dissertations : A Case Study from Togo », D-Lib Magazine, vol. 19. no 11/12, 2013.
– Boaventura de Sousa Santos, Another Knowledge Is Possible : Beyond Northern Epistemologies, Londres, Verso, 2008.
Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud, Paris, Desclée de Brouwer, 2016.
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– Richard Wilder et Melissa Levine, « Let’s Speed up Science by Embracing Open Access Publishing », STAT, 2016.