Cela fera bientôt dix ans que Tony Blair est Premier ministre : le moment opportun, semble-t-il, pour revenir sur les réalisations du New Labour pendant ses années de gouvernement, et examiner les défis que le parti et le successeur probable de Tony Blair, Gordon Brown, auront à affronter dans la période à venir.
En mai 1997, quand le New Labour fut porté au pouvoir grâce à la première de ses écrasantes victoires électorales, un parfum d’optimisme se répandit dans le pays. Les gens avaient le sentiment que les fenêtres venaient de s’ouvrir et qu’un avenir plus radieux était à nouveau possible. Cet optimisme n’était nulle part ailleurs plus palpable qu’au cœur même du mouvement du New Labour. Les membres du nouveau gouvernement étaient totalement dépourvus d’expérience nationale, aussi n’est-il pas surprenant que, dans ses premiers jours au pouvoir, le New Labour ait eu tendance à promettre davantage qu’il ne pourrait tenir en réalité. Dans le parti comme dans le pays, prédominait un sentiment d’urgence quant aux réformes nécessaires à mener ; au gouvernement en revanche, régnait une forme de naïveté quant à ce qui pourrait être réalisé en un temps relativement court.
En dépit de cette naïveté et de ce manque d’expérience, le gouvernement travailliste a remporté en dix ans un certain nombre de succès, aussi réels qu’importants. Dans les paragraphes qui suivent, je souhaiterais revenir sur les plus significatives de ces réalisations dans les domaines de la politique intérieure et extérieure, pour montrer que la plus décisive d’entre elles, et donc l’héritage principal de Tony Blair, aura été la réinvention du mode de gouvernement et son corollaire, la revalorisation de la sphère publique. Je défendrai en outre l’idée selon laquelle cette réinvention devrait constituer l’atout majeur de Gordon Brown dans la confrontation qui devrait bientôt l’opposer au Parti conservateur rénové de David Cameron.
Ce qui a été fait
Depuis 1997, le New Labour de Blair a fait énormément de choses pour la population britannique . Il a d’abord créé un revenu minimum, et fait en sorte qu’il augmente plus vite que le taux de l’inflation, sans qu’un accroissement similaire du taux de chômage ne s’ensuive. Le pourcentage du revenu national consacré au système public de santé (National Health Service – NHS) a quasiment doublé et la qualité des soins dispensés dans ce cadre a connu une amélioration notoire. La Grande-Bretagne n’est pas seulement plus prospère qu’elle ne l’a jamais été auparavant : elle a également su rénover des services publics et une sphère publique qui avaient été largement affaiblis entre 1979 et 1997.
Depuis 1997, plus d’un million d’enfants sont sortis de la pauvreté. Si la Grande-Bretagne affiche encore un taux de pauvreté infantile plus élevé que celui de ses partenaires européens, l’augmentation continue du taux d’emploi parental, les crédits d’impôts et les aides dont bénéficient les familles à faibles revenus devraient permettre au gouvernement d’atteindre ses objectifs à moyen et long terme : réduire de moitié la pauvreté infantile d’ici 2010, l’éradiquer complètement d’ici 2020. La mise en place de programmes de prise en charge des enfants en bas âge, tel que le programme « Sure Start » (Bon Début, NdT), offre aux familles les plus pauvres des opportunités nouvelles en matière de garde ; de même que l’extension à ces familles du principe du choix et du choix assisté dans le cadre du service public de santé devrait permettre l’amélioration de la qualité des soins dispensés à ceux qui, auparavant, étaient les plus mal lotis à cet égard.
Sur le plan constitutionnel, le New Labour a entamé une réforme de la Chambre des lords. Certes, on est encore loin d’un corps démocratiquement élu, mais alors qu’auparavant les sièges se transmettaient de façon héréditaire, la désignation à vie par les pairs est désormais la règle. Notons également que le gouvernement régional a été étendu à l’Ecosse et au pays de Galles, avec la création d’une Assemblée du pays de Galles et d’un Parlement écossais, ce dernier possédant notamment le droit de lever ses propres impôts. Enfin, et ce n’est pas la moindre des réalisations, le processus de paix en Irlande du Nord a conduit l’IRA à abandonner la lutte armée et un certain nombre de signes laissent penser que l’Assemblée d’Irlande devrait, dans un avenir pas si lointain, fonctionner démocratiquement – ce qui contribuerait à la fois à la pérennisation de la paix et à la stabilité économique de la région.
Sur le plan international, le bilan du New Labour est sans aucun doute plus mitigé. Pour une grande partie de la gauche progressiste en Europe et au-delà, l’invasion de l’Irak et les combats avec les insurgés qui s’en sont suivis – comme en Afghanistan – font tache sur le bilan de Blair. Sans entrer dans les détails de ce débat, je me contenterai de noter avec regret que l’invasion de l’Irak aura eu un double impact négatif sur la gauche européenne. D’un côté, elle semble avoir empêché que ne s’engage une discussion sérieuse sur la question de savoir quand et comment intervenir par la force dans les affaires d’une nation souveraine où les droits de l’homme sont bafoués – le fameux débat sur le devoir d’ingérence. Comme Vaclav Havel l’a souligné, c’est un monde bien étrange celui dans lequel la droite américaine cherche à promouvoir la transformation démocratique quand la gauche européenne lui préfère la stabilité, et ce quel qu’en soit le prix. D’un autre côté, l’invasion irakienne a considérablement endommagé le « capital politique » du New Labour, au point qu’il est devenu impossible à Blair d’occuper sérieusement une quelconque position d’autorité dans les débats européens sur la modernisation de la social-démocratie ; au point également que nombre de progressistes européens n’ont pas jugé bon de s’intéresser aux forces et aux réussites de l’expérience menée en Angleterre par le New Labour, et non seulement à ses échecs. En témoignent le scepticisme avec lequel l’initiative de la Hampton Court a été accueillie, comme l’ignorance générale dont fait l’objet l’agenda politique réel du New Labour sur le Continent.
Les désaccords sur le bilan du « New Labour »
L’arrivée de Tony Blair à la tête du Labour en 1994 a été l’occasion d’un intense effort de modernisation intellectuelle. L’économiste de gauche Will Hutton, après avoir fait l’inventaire des grands défis de la Grande-Bretagne post-conservatrice dans son best-seller The State we’re in (1995), a apporté à la nouvelle équipe gouvernementale un soutien exigeant et critique. En juin 2006, lors de la fronde interne qui finit par forcer Tony Blair à dévoiler l’échéance de son départ, il prend pourtant la plume dans The Observer pour voler au secours du Premier ministre et de son bilan. Tel n’est pas le cas de toutes les têtes pensantes du « New Labour ».
En effet, l’année 2003 a vu la création de Compass, qui se présente comme « le groupe de pression de la gauche démocratique ». On y retrouve certains dirigeants des principaux think-tanks néotravaillistes (Demos, Institute of Public Policy Research) et des intellectuels qui ont contribué à la réflexion du début des années 1990 (Colin Crouch, David Held, Andrew Gamble…). Le groupe reconnaît les résultats du gouvernement Blair en termes de réduction de la pauvreté et de progrès social mais dresse un « bilan contrasté » du New Labour. « Fruit d’une époque pessimiste », celui-ci aurait péché par ses concessions au néolibéralisme sans jamais chercher à convaincre les Britanniques du bien-fondé d’un projet de société alternatif.
Sorte de mouvement hybride entre un club de réflexion et un courant interne au parti, Compass est devenu une véritable force politique, ralliant à sa cause une cinquantaine de parlementaires. Le groupe a radicalisé son discours et joué un rôle moteur dans la rébellion de juin. S’il semble nettement favorable à l’avènement de Gordon Brown, il entend surtout faire pression pour infléchir l’agenda politique du gouvernement. à ses yeux, les réformes des services publics (santé, éducation), qui mettent l’accent sur le « choix du consommateur », conduisent à sacrifier la recherche de l’égalité à l’individualisme triomphant. Citant en exemple le modèle suédois, Compass revendique un retour à « l’idéalisme » pour construire une social-démocratie moderne.
Cette fronde est remarquable car elle n’émane pas de l’aile gauche traditionnelle, mais d’une partie du camp modernisateur lui-même. à certains égards, elle s’apparente à la résurrection d’un courant ancien, celui du Labour Coordinating Committee (LCC), actif à partir de 1978. Ce dernier, fermement ancré à gauche, a d’abord soutenu la voie du socialisme traditionnel avant de devenir un soutien indéfectible des modernisateurs, tirant les leçons de la débâcle des élections de 1983. Robin Cook, son principal porte-parole, y côtoyait une certaine Cherie Booth.
Côté blairistes, certains tentent aussi de puiser dans la tradition du Labour les voies du renouveau. Dans un « pamphlet » de la Fabian Society publié fin 2005, le directeur du think-tank Policy Network, Patrick Diamond, défend l’actualité de l’héritage du courant révisionniste de Hugh Gaitskell, leader du Labour de 1955 à 1963, face aux enjeux contemporains. L’heure n’est donc plus à la mise en valeur de la « troisième voie », rompant avec la social-démocratie traditionnelle. Dans la crise de confiance actuelle, beaucoup tentent de renouer avec l’identité travailliste. Mais transformer Gordon Brown en symbole d’un rééquilibrage à gauche est aussi l’objectif principal des Tories, qui entendent bien retrouver les faveurs de cette « Middle England » qui fit les beaux jours du blairisme.
Antoine Colombani
Si l’on excepte l’Irak cependant, le gouvernement de Blair a remporté d’importants succès sur la scène internationale. En 2005, la Commission africaine et le somment du G8 réunis à Gleneagles ont élaboré un plan pour l’abolition immédiate de la dette des dix-huit pays d’Afrique les plus pauvres, et le doublement de l’aide globale d’ici 2010. A Gleneagles, Blair est apparu, comme tout au long de ses années au pouvoir, en défenseur convaincu du protocole de Kyoto. L’an dernier, le gouvernement et le Premier ministre britanniques ont d’ailleurs commencé à travailler directement avec les gouverneurs américains, désireux de contourner l’inaction en la matière du gouvernement fédéral américain. Avec la publication récente du rapport Stern sur le changement climatique, le New Labour entend en outre se joindre à ceux qui pensent désormais l’avenir économique et social dans le respect des contraintes environnementales. Enfin, la candidature victorieuse de Londres aux Jeux olympiques de 2012 témoigne de la force de la diplomatie britannique mise en œuvre par le gouvernement Blair, comme n’ont pas manqué de le noter les commentateurs français.
Clairement, tout ceci constitue un bilan dont n’importe quel gouvernement peut être fier. Mais plus que le bilan lui-même, c’est la philosophie du gouvernement qui a sous-tendu ces réalisations qu’il convient de souligner, car c’est elle qui a constitué la justification et le guide de son action. Tout gouvernement a besoin d’un ethos directeur. Ainsi, pendant les années Thatcher, un haut fonctionnaire déclarait-il que peu importait le problème à résoudre, la solution se trouvait nécessairement dans la privatisation et le marché. Définir un principe similaire pour le New Labour n’est pas aussi simple, mais globalement, ce pourrait être celui-ci : aider les gens à s’aider eux-mêmes. Au cœur de la critique adressée par la troisième voie à l’Etat social keynésien, en effet, se trouve l’idée selon laquelle les politiques publiques traditionnelles, préoccupées de faire des choses « pour les gens », créent des trappes de dépendances. Des individus, et dans certains cas des générations, se retrouvent pris dans des cycles d’inactivité, d’exclusion, dépendants de services de mauvaise qualité. Des programmes tels que l’aide sociale au travail (welfare to work) – une politique ciblée sur les chômeurs de longue durée et les jeunes et finançant le retour à l’emploi grâce aux fonds anciennement dédiés à l’aide directe à la subsistance – cherchent ainsi à faire de l’Etat un agent du changement (plutôt que le gestionnaire passif de ses conséquences) et à fournir aux citoyens les ressources et les outils dont ils ont besoin pour améliorer leur sort. Il en résulte un nouveau rôle pour l’Etat, chargé de donner les moyens plutôt que de protéger ; c’est une telle vision de l’Etat, développée par les penseurs de la troisième voie, qui a guidé l’action du New Labour au pouvoir.
Ce qui doit être fait
Bien que cet ethos ait guidé l’action du New Labour, il est, à maints égards, passé inaperçu. D’autant plus que les politiques nouvelles du New Labour ont été critiquées à l’aide des mêmes arguments qui, entre 1979 et 1997, avaient servi au Parti conservateur à délégitimer les services publics existants. Le thatchérisme, qui visait à affaiblir le rôle de l’Etat, attaquait systématiquement les services publics au nom de leur inefficacité et de leur rigidité. Au moment où le New Labour a cherché à étendre les services publics et à en améliorer la qualité via des investissements et des réformes structurelles, la permanence de ce type de critique a conduit à lui aliéner les travailleurs sociaux dont il avait précisément besoin pour mettre ces réformes en œuvre. Cette réaction explique peut-être en partie la raison pour laquelle le New Labour est fréquemment caractérisé comme un thatchérisme à visage humain. Elle montre que le New Labour n’a pas fait suffisamment d’efforts pour défendre et promouvoir explicitement les valeurs de services publics sur lesquelles il repose fondamentalement.
Le défi des années à venir consistera donc, il me semble, à offrir une défense solide et explicite de ce nouvel ethos gouvernemental, et à s’assurer que cet ethos constitue une ligne de partage nette entre le New Labour et le « nouveau » Parti conservateur de David Cameron. Les expériences récentes de la gauche canadienne et des sociaux-démocrates suédois mettent bien en évidence le type de dangers auxquels les partis de centre-gauche au pouvoir sont confrontés quand ils affrontent des partis de droite qui adoptent leurs objectifs et revêtent leurs « habits » dans le but de les déstabiliser. Tant les conservateurs de Stephen Harper que l’alliance des partis de droite emmenée par Fredrik Reinfeldt en Suède ont présenté leurs adversaires sortants comme des défenseurs du statu quo et des promoteurs de l’inefficacité. Tout en plaidant pour la réforme, ils ont cherché à apparaître comme les seuls capables de moderniser authentiquement l’Etat social.
Le renouveau du Parti conservateur qui a suivi l’élection à sa tête de David Cameron ne manque pas de ressemblance avec ce qui s’est passé en Suède et au Canada. Ce que Cameron, Reinfeldt et Harper ont en commun, c’est de reconnaître que la victoire aux élections passe, pour eux, par un positionnement au centre-droit, lequel requiert qu’ils réinventent à la fois leur politique et leur image. Que les partis de droite soient progressivement contraints d’accepter des pans de plus en plus importants de l’agenda de la gauche, est, en un sens, la preuve du succès de la politique progressiste en Grande-Bretagne, en Suède et au Canada. Pour nous distinguer dans les années à venir, nous devrons donc afficher plus clairement nos valeurs. Nous devrons nous faire les champions du service public, mettre en valeur nos réalisations, et montrer que le renouveau de la sphère publique dans notre pays est le moteur de sa réussite. Là où, auparavant, il nous fallait distinguer entre les moyens et les fins, il nous faut désormais souligner qu’au regard de la réinvention du gouvernement, la rénovation de la sphère publique est à la fois un moyen au service d’une fin – c’est-à-dire une société plus juste et plus dynamique – et une fin en soi – c’est-à-dire une caractéristique centrale de cette société. Si nous parvenons à relever ce défi, nous ferons en sorte que le New Labour ne connaisse pas un destin semblable à celui de ces collègues suédois et canadiens.
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Marie Garrau
Cet article est tiré de La Vie des Idées (version papier) n° 18, décembre 2006/janvier 2007.