Croiser les dimensions de la pauvreté
Définir la pauvreté et la sortie de pauvreté est un exercice complexe, car il vise à déterminer des indicateurs, toujours normatifs et conventionnels, à même d’appréhender les multiples dimensions de ces phénomènes. Or la détermination de ces dimensions fait débat. Récemment, l’association ATD Quart Monde et l’Université d’Oxford (2019, p. 5) ont mis au jour des « dimensions cachées de la pauvreté » pour contester le prisme monétaire qui domine aujourd’hui à différentes échelles. En France même, la question de la mesure de la pauvreté fait l’objet de discussions. À titre de repères, il est possible de considérer que les chercheurs mesurent la pauvreté et la sortie de la pauvreté à l’aide de quatre approches.
La première consiste à définir un niveau de vie en-dessous duquel un ménage est estimé pauvre. En France métropolitaine, ce seuil est fixé à 60 % du revenu médian de la population, soit 1 063 € par mois pour une personne vivant seule en 2018. D’après l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques, en 2018, 14,8 % des ménages étaient pauvres au sens monétaire (INSEE, 2020).
L’approche administrative compte le nombre de ménages pauvres à partir de ceux bénéficiant des minima sociaux, c’est-à-dire d’un revenu minimum garanti basé sur des critères étatiques. Cette approche mesure l’état de pauvreté d’une personne autant par la relation d’assistance qui la lie à la société que par son manque de ressources (Simmel, 2011). En 2018, 11 % de la population française était couverte par les minima sociaux (Calvo, 2019).
L’approche de la pauvreté en termes de conditions de vie caractérise la pauvreté des ménages à partir du nombre de privations qui les affectent. Ceux qui cumulent au moins huit indicateurs de difficultés sur un ensemble de vingt-sept, répartis en quatre domaines : l’insuffisance des ressources, les restrictions de consommation, les difficultés liées au logement et les retards de paiement (Outin, 2018), sont estimés pauvres. En 2016, selon l’indicateur de privation matérielle et sociale utilisé par l’Union européenne, 12,7 % des Français étaient pauvres en conditions d’existence. Leurs caractéristiques socio-économiques étaient proches de celles des foyers en situation de pauvreté monétaire, sans pour autant être strictement identiques (Blasco, Gleizes, 2019).
Enfin, avec l’approche subjective de la pauvreté, tous les ménages qui disent éprouver des difficultés à équilibrer leur budget ou qui se déclarent pauvres sont considérés comme tels. En 2018, c’était le cas de 18 % des Français (Antunez, Papuchon, 2019).
Les pouvoirs publics insistent sur la reprise d’emploi, quelle qu’en soient les conditions, pour sortir de la pauvreté. Néanmoins, même si l’emploi protège de la pauvreté, le développement de la précarité de l’emploi et la stagnation des salaires invitent à interroger la fragilité de catégories de population en emploi et à complexifier l’analyse. Cela revient à interroger la mesure monétaire de la pauvreté qui s’est imposée dans le débat public (Concialdi, 2014 ; ONPES, 2015) comme les travaux de sociologues qui insistent sur l’aspect multidimensionnel des situations de pauvreté et de sortie de la pauvreté (Paugam, 1991 ; Castel, 1995).
S’inscrivant dans cette lignée de travaux et dans des débats récents au sein de cette discipline, l’objectif de cet article est de montrer de quelle manière les différentes mesures de la pauvreté s’articulent pour comprendre ce que signifie sortir de la pauvreté. Il est aussi de contribuer aux termes du débat scientifique portant sur le lien entre pauvreté monétaire et subjective (Duvoux, Papuchon, 2018).
Une enquête sur des travailleurs pauvres
Les résultats présentés dans cet article s’appuient sur un travail de thèse qui a porté sur les trajectoires de sortie de la pauvreté d’individus et de ménages vivant en milieu urbain. Le dispositif d’enquête a allié un suivi quantitatif (données de la Caisse d’allocations familiales (CAF) sur quatre années consécutives), à un suivi qualitatif (entretiens semi-directifs à caractère biographique). L’enquête a été menée auprès de travailleurs pauvres (Ponthieux, 2004), c’est-à-dire auprès de personnes actives occupées vivant dans un ménage compté comme pauvre. Les entretiens ont porté sur la situation des enquêtés au moment de l’échange et sur leurs difficultés éventuelles ainsi que sur leur origine sociale et familiale, leurs trajectoires scolaire, professionnelle, économique, matrimoniale, institutionnelle, résidentielle, relationnelle et de type sanitaire et sur les événements marquants de leurs parcours de vie. On s’est aussi intéressé à leur rapport à l’avenir. La pauvreté subjective a été appréhendée en demandant aux personnes « vous sentez-vous pauvre ? » et en les questionnant sur ce qu’elles estiment ne pas pouvoir consommer au regard de leur niveau de vie.
L’articulation des approches de la pauvreté fait débat [1]. N. Duvoux et A. Papuchon (2018) notent que le sentiment de pauvreté ne se réduit pas aux situations d’assistance et d’éloignement du marché du travail mais qu’il concerne aussi une partie des personnes en emploi, notamment les ouvriers et les employés. Ils montrent donc que la mesure subjective de la pauvreté « dépasse » les contours des approches monétaire et administrative de ce phénomène. Ils insistent aussi sur l’appréciation négative portée par les personnes qui se déclarent pauvres sur leur trajectoire passée et leur avenir et en concluent que « la pauvreté subjective se comprend sociologiquement comme un indicateur d’insécurité sociale durable » [2].
Cet article est à l’origine de discussions. Ces dernières portent sur l’intégration de l’approche relationnelle à la réflexion. En effet, pour S. Paugam (2020), les auteurs rétrécissent la conception simmelienne de la pauvreté, qui identifie la pauvreté à la relation d’assistance instituée par la société : ils n’utilisent pas le seuil d’accès au RSA dans l’analyse du sentiment de pauvreté et n’insistent pas assez sur la corrélation statistique entre perception de minima sociaux et pauvreté déclarée. Les débats portent aussi sur la mesure subjective utilisée par les auteurs, difficile à interpréter en raison de son caractère multidimensionnel et qui ne permet pas de savoir à quel(s) groupe(s) les personnes se réfèrent pour se déclarer pauvres. L. Lahieyte (2020) parle également des biais d’enquête en rapport avec cette mesure. En outre, d’après S. Paugam, les traitements statistiques réalisés rendent peu visibles certains aspects de la pauvreté subjective, tels que le sentiment d’infériorité sociale. Dès lors, il invite les auteurs à nuancer l’analyse faite du sentiment de pauvreté comme renvoyant seulement à « l’insécurité sociale ». L. Lahieyte (2020, p. 275) souligne aussi une tension présente dans l’article « entre la teneur "historique" de la question de départ [des auteurs] et la teneur "expérimentale" de [leur] démonstration », c’est-à-dire entre l’identification des facteurs de l’émergence du sentiment de pauvreté et le souhait des auteurs de la replacer dans un contexte historique et les analyses statistiques faites qui amenuisent la prise en compte de ce dernier. Enfin, L. Lahieyte montre que certaines des notions utilisées par N. Duvoux et A. Papuchon pour relier les deux « pôles » de la pauvreté subjective (les allocataires de minima sociaux d’un côté et les ouvriers et employés de l’autre) dévoilent la difficulté à allier sociologie de l’assistance et des classes populaires pour penser les phénomènes en rapport avec la pauvreté. En accordant une attention aux besoins ressentis des ménages (Concialdi, 2014) et au poids des dépenses « pré-engagées » dans leur revenu disponible (Lelièvre, Rémila, 2018), d’autres études invitent aussi à relativiser les approches traditionnelles de la pauvreté.
Au regard de ces discussions, la combinaison des différentes mesures de la pauvreté apparaît intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord, elle permet d’identifier des catégories de population surexposées ou sous-exposées aux effets cumulés des différentes formes de pauvreté, et donc de repérer des « noyaux durs » de la pauvreté durable d’un côté, et de la sortie de la pauvreté de l’autre.
Ensuite, cette articulation rend visible des formes de non recoupement entre les mesures de la pauvreté. En effet, on note le cas de personnes qui bien que non pauvres en termes monétaires s’estiment pauvres et, à l’inverse, le cas d’individus qui, bien qu’objectivement pauvres, ne se déclarent pas pauvres. Pour faire référence à ces situations, on parle de « halo » de la pauvreté.
L’intérêt des réflexions en termes de « halo » est de permettre de faire le lien entre les personnes éloignées de l’emploi ou assistées et celles en emploi à bas revenus, précaire ou proches de l’assistance pour deux raisons : parce qu’elles montrent dans quelle mesure les difficultés financières perçues, en rapport avec la position sociale occupée, peuvent être à l’origine d’un sentiment de pauvreté et parce qu’elles offrent la possibilité d’intégrer une vision large de l’approche simmelienne au travail. En effet, le sentiment de pauvreté peut aussi renvoyer aux effets d’expériences antérieures ou ponctuelles de l’assistance ou du chômage ou de la crainte d’en faire (à nouveau) l’expérience, particulièrement quand on se sent dépendant vis-à-vis des aides au logement et/ou qu’on occupe une position sociale jugée inférieure au sein de la société. Réfléchir en termes de « halo », c’est donc pouvoir identifier les critères à partir desquels les individus conçoivent la pauvreté, y compris en rapport et au-delà des normes institutionnelles et conventionnelles.
Ensuite, porter une attention à des zones de l’espace social où se trouvent des individus dont les revenus sont sensiblement supérieurs au seuil de pauvreté monétaire mais dont la situation peut être instable pour diverses raisons (Outin, 2015) revient à s’intéresser aux évolutions sociétales, car il existe un lien entre l’émergence et l’étendue du « halo » de la pauvreté et les évolutions du contexte économique, social et politique français. Par exemple, la moindre linéarité des trajectoires sociales et l’incertitude face à l’avenir expliquent une partie du « halo » de la pauvreté.
Par ailleurs, l’étude des décalages entre les approches monétaires et subjectives de la pauvreté offre la possibilité d’identifier la manière dont les enquêtés conçoivent la pauvreté en fonction des ressources qu’ils détiennent, de leurs expériences passées et des actions socialisatrices dont ils ont bénéficié. Par exemple, les phénomènes de préférences adaptatives (Fleurbaey et al., 1998) expliquent que des individus pauvres selon la mesure monétaire ne se sentent pas pauvres car « habitués à posséder moins » (Lazarsfeld et al., 1981, p. 67), ils sous-estiment leur pauvreté.
Enfin, l’articulation des différentes approches de la pauvreté permet de comprendre l’existence de perceptions de soi différentes au sein d’une même classe de conditions d’existence, et par là même une partie des divisions internes aux classes populaires (Schwartz, 1990).
Dans la partie qui suit, on présente d’abord les conditions sociales d’une sortie durable de la pauvreté puis on s’intéresse au « halo » de la pauvreté.
Le « noyau dur » de la sortie durable de la pauvreté
Quand je la rencontre, Valérie a 41 ans. Elle perçoit 1 300 € nets par mois ; son conjoint 1 500 €. Le couple touche 319 € d’allocations familiales.
Valérie a grandi avec un père chômeur et une mère employée au sein d’une école maternelle. Elle est titulaire d’un bac et d’une maîtrise d’arts-plastiques. Pour elle, obtenir des diplômes est synonyme de « bonne situation » professionnelle. Pourtant, malgré l’obtention d’un bac + 4, elle éprouve des difficultés pour s’insérer sur le marché du travail. Pour trouver un emploi, elle valorise son expérience professionnelle d’animatrice socioculturelle qu’elle a acquise durant ses études universitaires mais se rend compte des difficultés à se maintenir en emploi dans ce secteur : « C’est que des heures par ci, par-là ». Elle passe donc des concours susceptibles de favoriser son insertion professionnelle : d’abord le Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) d’arts plastiques, puis le concours de professeur des écoles, mais ne les obtient pas.
Progressivement, elle se dirige vers des emplois de la grande distribution, plus stables, pour finalement retravailler dans le secteur de l’animation entre 2000 et 2002. Ici, elle reçoit des critiques de la part de ses ex-employeurs, un de ses contrats n’est pas renouvelé et elle se retrouve bénéficiaire du Revenu minimum d’insertion (RMI) fin 2002. Néanmoins, animée par un esprit de revanche, elle suit une formation reconnaissant ses compétences dans le domaine de l’animation. L’élément qui génère un processus de sortie de la pauvreté est enclenché à ce moment-là. Il repose sur une hausse du temps de travail hebdomadaire et du revenu d’activité et sur la signature d’un Contrat à durée indéterminée (CDI).
Début 2003, Valérie débute une formation au Diplôme d’état relatif aux fonctions d’animation (DEFA) et l’obtient en 2007. Entre 2003 et 2007, sa durée hebdomadaire de travail évolue : en 2003-2004, elle est employée à mi-temps dans l’animation, puis à temps plein en 2005, avant de signer un contrat de 33h50 en 2007. Son revenu d’activité net mensuel croît au fur et à mesure que sa durée hebdomadaire de travail augmente : il s’élève à environ 600 € en 2003-2004, atteint 1 100 € en 2005-2006 et se stabilise à 1 300 € en 2007.
En outre, dans le cas de Valérie, la mise en couple avec un homme qui est en CDI lui permet de conclure un Pacte civil de solidarité (PACS) en 2009, de donner naissance à deux enfants et de devenir propriétaire. De plus, ses réseaux de sociabilité représentent une protection face à la pauvreté.
Quand je la rencontre, le processus de sortie de la pauvreté dans lequel s’inscrit Valérie semble « abouti » : le niveau de vie de son foyer est supérieur au seuil de pauvreté monétaire et assuré, les membres du ménage ne sont pas dépendants vis-à-vis d’aides sociales, ils partent en vacances, épargnent et ne se sentent pas pauvres. Pour cette raison, on considère que le cas de Valérie constitue un « noyau dur » de la sortie durable de la pauvreté, au sein duquel les conditions d’emploi stables, la bi-activité et la solidarité familiale prennent toute leur importance.
Les facteurs qui ont permis à Michel et Sylvie de s’extraire de la pauvreté s’apparentent à ceux qui ont été identifiés chez Valérie. Néanmoins, divers éléments, tels que leur situation professionnelle, leur âge, leur statut de locataires et un rapport contraint à l’avenir, freinent l’efficacité du processus de sortie de la pauvreté.
Le « halo » de la pauvreté
Quand je les rencontre, Michel et Sylvie ont 54 et 49 ans. Lui, est titulaire d’un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de cuisinier ; elle, du brevet des collèges. Le couple est parents de quatre enfants ; les deux derniers sont à leur charge. Michel effectue des missions d’intérim de nuit en tant qu’ouvrier et perçoit en moyenne 1 700 € nets par mois. Sylvie, en arrêt maladie, touche 830 € d’aides et 192 € d’allocations familiales.
Après l’obtention du CAP, Michel s’insère vite sur le marché du travail d’abord en tant que cuisinier, puis comme chauffeur-routier en 1982. Il conserve cet emploi en CDI durant dix-huit ans pendant que Sylvie est mère au foyer. En décembre 2011, le couple connaît une situation de pauvreté : suite à un arrêt de travail pour cause de maladie, Michel ne perçoit que 200 € ce mois-ci. Les prélèvements automatiques passent sur le compte et ils se retrouvent à découvert. Progressivement, ils s’extraient de cette situation en ne retirant pas d’argent sur leur compte bancaire pendant deux mois et en bénéficiant du soutien de réseaux de sociabilité et d’institutions d’aide et d’action sociale. Puis, Michel retrouve un emploi, ce qui permet de payer l’arrivée des prélèvements.
Quand je les rencontre, Michel et Sylvie estiment qu’il y a « des gens qui ont certainement plus besoin » d’aides qu’eux, tels que les bénéficiaires du RSA socle, ceux qui ne travaillent pas et les parents d’enfant(s) en bas âge. Néanmoins, la comparaison qu’ils effectuent entre la situation de leur fils, Mathieu, et de sa compagne, Anaïs, et la leur dévoile les facteurs à l’origine d’un sentiment relatif de pauvreté.
Tout d’abord, la sécurité d’emploi dont jouissent Mathieu et Anaïs en tant que fonctionnaires tranche avec le statut d’intérimaire de Michel et les possibilités d’emploi de Sylvie au regard de son état de santé. Alors que Michel a reproduit le schéma paternel en ayant travaillé toute sa vie en CDI, aujourd’hui, il « signe des contrats tous les huit jours ». Après avoir connu deux licenciements et avoir été demandeur d’emploi seulement deux mois au cours de sa vie, il espère éviter de se retrouver au chômage à 54 ans, d’autant plus qu’il a très mal vécu les demandes d’aides faites dans les associations caritatives début 2012. De son côté, en raison d’un syndrome douloureux régional complexe qui nécessite des hospitalisations trimestrielles, Sylvie craint de ne plus pouvoir retravailler. Ensuite, Michel et Sylvie sont peu diplômés, ce qui constitue un frein à leur employabilité. De plus, si leur fils et sa compagne « gagnent très bien leur vie » et qu’ils possèdent deux véhicules, eux, connaissent « des hauts et des bas dans les salaires ». Ils n’ont qu’« une toute petite bagnole, une Punto » et font passer les besoins de leurs filles en priorité, au détriment des leurs. Michel rencontre des difficultés pour se projeter dans l’avenir : « on ne peut pas trop faire de plans sur la comète ! ». Enfin, alors que Mathieu et Anaïs envisagent de devenir propriétaires, au regard de leur âge, Michel et Sylvie ont renoncé à accéder à la propriété, contrairement à leurs parents. Ils habitent un logement social et pensent que ce lieu est leur « mouroir […] à moins de gagner au loto mais… [Silence] ».
Ainsi, bien que Michel et Sylvie ne soient plus pauvres au sens monétaire, leur situation ne leur offre pas la possibilité d’assurer le maintien durable de leur ménage hors de la pauvreté, ce qui est à l’origine d’un sentiment relatif de pauvreté. Sous différents aspects, la configuration dans laquelle ils se trouvent est à la fois moins favorable que celle de leurs enfants et que celle de leurs parents. Elle freine les possibilités de projection dans l’avenir, avec la crainte sous-jacente de (re)faire l’expérience du chômage et de l’assistance. Contrairement à Michel et Sylvie, Magalie est pauvre selon la mesure monétaire. Pourtant, elle déclare ne pas se sentir pauvre.
Au moment de l’échange, Magalie va avoir 31 ans. Bisexuelle, elle est en couple avec une femme et n’a pas d’enfant. Son revenu d’activité s’élève à 634 € nets par mois et est complété par 199 € de Revenu de solidarité active (RSA) activité et des aides au logement.
Magalie perd sa mère à l’âge de 6 ans avant d’être placée en famille d’accueil. Durant sa scolarité, elle n’obtient aucun diplôme. Elle cherche à s’insérer dans la vie active en 2001. Or, confrontée à différents freins à l’emploi, elle fait l’expérience de la précarité professionnelle (Cingolani, 2005).
Magalie connaît aussi différentes expériences résidentielles et conjugales. Née dans le Var, elle déménage à Nantes avec son ami en 2004. En 2005, elle subit des violences conjugales et quitte cet homme. Entre 2005 et 2007, elle alterne les types d’hébergement. Grâce aux contacts qu’elle maintient avec une assistante sociale depuis son arrivée à Nantes, elle passe quatre mois dans un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) à la fin de l’année 2006. Elle débute ensuite une formation professionnelle qualifiante pour adultes mais abandonne la préparation d’un CAP de peintre, en raison des difficultés à trouver de maître d’apprentissage au regard de son âge (Cahuc et al., 2014). Suite à cette expérience, elle multiplie les petites missions d’intérim en tant que peintre en bâtiment. Entre novembre 2012 et mai 2013, elle travaille trois jours et perçoit le RSA socle. En juillet 2013, elle obtient le CDD qu’elle a signé quand je la rencontre.
Lors de notre échange, la situation de Magalie est incertaine : elle a signé un CDD de vingt heures d’un an, renouvelable un an. Elle est sous-locataire de son studio et ne peut y résider que dix-huit mois. Les caractéristiques de son réseau familial sont affaiblies et elle se sent dépendante vis-à-vis des aides au logement. Malgré ces difficultés, elle relative sa situation par rapport à celle de personnes vivant à la rue, étant sans emploi ou bénéficiaires du RSA socle.
La comparaison qu’elle effectue entre sa situation et celle de ces catégories de population permet de souligner la « pente » de la trajectoire sociale, ascendante, de Magalie. En effet, quand je la rencontre, elle vit dans un logement autonome et est en emploi alors que dix ans auparavant, elle faisant l’expérience de la rue ; que deux ans avant l’entretien, elle était au chômage et qu’un an avant notre échange, elle était bénéficiaire du RSA socle. Ses propos invitent à appréhender la pauvreté subjective à l’aide d’une approche dynamique et multidimensionnelle. D’ailleurs, durant l’entretien, pour qualifier sa situation, elle s’exprime ainsi : « Pas au top du top mais en amélioration ». Ainsi, après avoir grandi dans une famille pauvre, être allée en foyer d’accueil, avoir connu les expériences de la rue, de l’hôtel social et les statuts de demandeur d’emploi et de bénéficiaire du RSA socle, Magalie fait preuve de résilience. Elle se contente de ce qu’elle a et s’adapte à la situation.
Dans les études de cas qui ont été présentées, on a vu comment l’articulation des dimensions de la pauvreté aboutit à placer les individus dans des parcours de pauvreté hétérogènes. Cela conduit à souligner quelques constats sur ce qu’une analyse dynamique et multidimensionnelle de la pauvreté rend visible s’agissant des phénomènes en rapport avec la pauvreté.
Tracer les contours du « halo » de la pauvreté
La présentation de ces parcours a pour visée de faire ressortir l’intérêt d’analyser la pauvreté dans la pluralité de ses dimensions et en l’inscrivant dans le temps. De cette manière, l’épaisseur historique des situations vécues peut être reconstituée, et les effets objectifs et subjectifs de l’exposition à la pauvreté étudiés.
Cette approche permet d’identifier les mécanismes sous-jacents aux dynamiques de sortie, de récurrence et de persistance dans la pauvreté. Elle confirme l’existence d’un « noyau dur » de la pauvreté durable marqué par plusieurs caractéristiques socio-démographiques : la monoparentalité, l’éloignement du marché du travail et l’isolement social. À l’opposé, une constellation marquée par la sortie durable de la pauvreté où on trouve des ménages bi-actifs en emplois stables, aux revenus assurés, disposant d’un réseau familial de qualité émerge. Les ménages installés dans la pauvreté font parties des fractions démunies des classes populaires ; les suivants, des fractions stables de celles-ci.
Entre ces deux pôles, des fractions précarisées alternent entre des situations de pauvreté et de non-pauvreté. Un « halo » apparaît dont les contours sont moins évidents, tant celui-ci constitue une zone d’incertitude de la pauvreté contemporaine. Son importance et sa complexité s’expliquent par les situations de proximité et d’intermittence dans l’assistance de ménages aux revenus modestes et par les effets de l’augmentation du coût de la vie sur leurs revenus. En effet, dans l’enquête sur les budgets de référence, les enquêtés jugent que le niveau de vie minimum décent pour vivre s’élève à 1 424 € nets par mois pour un actif vivant seul (Concialdi, 2014 ; ONPES, 2015), soit un niveau plus élevé que le seuil de pauvreté monétaire et que le niveau des minima sociaux. En outre, la prise en compte des dépenses contraintes dans les budgets fait passer le taux de pauvreté à 23 % contre 14 % si on n’intègre pas ces dépenses aux calculs (Lelièvre, Rémila, 2018 ; Martinache, 2019).
Ce « halo » est aussi à mettre en rapport avec le sens de « la pente » de la trajectoire sociale des individus (Bourdieu, 1966), c’est-à-dire avec le (sentiment ou non de) déclassement professionnel et social intergénérationnel, la position sociale occupée ou le déclassement intragénérationnel et les aspirations des personnes. L’inclinaison de cette pente, descendante ou ascendante, dévoile deux modalités du « halo » : la première souligne une tension entre les contraintes de situation et de conditions de vie des ménages et leurs aspirations, en lien notamment avec les évolutions sociétales ; la seconde rend visible les phénomènes de résilience mis en place par les enquêtés pour « s’en sortir », en fonction de leur histoire et socialisations passées.
Ainsi, au-delà des situations économique et d’assistance, l’existence du « halo » de la pauvreté conduit à se demander à partir de « quel moment la situation cesse d’être subjectivement supportable » (Lazarsfeld et al., 1981, p. 123) pour les personnes qui font l’expérience de formes de pauvreté. L’approche dynamique invite donc à interroger la notion de pauvreté au-delà de la dichotomie pauvres/non pauvres et à en complexifier l’analyse en s’intéressant aux catégories de populations faisant des allers-retours dans la pauvreté et éprouvant des difficultés à boucler les fins de mois. Ces ménages aux profils variés, en partie présents au sein du mouvement dit des « Gilets jaunes », constituent aujourd’hui une composante sociale et politique non négligeable de la société (Poullaouec, Misset, 2019).