S’il ne fallait retenir qu’un thème du mouvement des Gilets jaunes et du « grand débat national » lancé par le gouvernement en réaction, nul doute que l’expression de « pouvoir d’achat » tiendrait la corde. Nombreux sont en effet les facteurs qui pèsent sur le budget des ménages – ou plus exactement de certains ménages –, soit en rognant leurs ressources (montée du chômage, des formes d’emploi dites « atypiques » tels que contrats à durée limitée : CDD, intérim, etc. ; augmentation des emplois à temps partiel, ou encore stagnation des salaires et notamment le gel du point d’indice dans la fonction publique, hausse de la CSG,…), soit en renchérissant certains postes de consommation (hausse du prix du carburant, des loyers, des frais bancaires, de l’hébergement des personnes âgées dépendantes,…). À cela s’ajoutent d’autres évolutions sociales qui peuvent contribuer à fragiliser la situation de certains ménages en affectant leur composition (notamment les séparations conjugales, ou au contraire la nécessité d’accueillir un proche en situation difficile par exemple). Pourtant, les mesures officielles de l’INSEE indiquent une augmentation continue, quoique heurtée, du pouvoir d’achat : contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays, elle n’a pas été interrompue par la crise de 2008 en France (+1,3% en 2017 et +1,4% en 2018).
Pour éclaircir ce paradoxe, il faut prendre en compte un élément que l’expression de « pouvoir d’achat » tend à dissimuler, mais qui attire néanmoins de plus en plus l’attention dans le débat public : l’impossibilité de faire un usage réellement libre d’une part plus ou moins importante de son argent. Plusieurs expressions ont été forgées pour désigner ce phénomène : « dépenses contraintes », « dépenses pré-engagées », « revenu non arbitrable », « reste à vivre », voire « reste pour survivre », etc. Une telle profusion de mots est, comme souvent, le signe d’un certain embarras de la part des commentateurs pour circonscrire ce dont il est question. L’objet de cet article est d’apporter quelques éléments de clarification autour de la notion de « dépenses contraintes » et des enjeux qui la sous-tendent et de suggérer ainsi l’urgence d’intégrer pleinement cet indicateur dans la statistique et le débat publics afin de saisir certaines dynamiques de la société française contemporaine en termes d’inégalités et de pauvreté.
Dépenses contraintes : de quoi parle-t-on ?
Cette catégorie sert tout d’abord à désigner un ensemble de sorties d’argent qu’un individu ou un ménage ne peut pas ne pas effectuer de manière régulière, qu’il s’agisse du loyer, des factures d’énergie ou encore de la cantine scolaire des enfants. Une première difficulté est ainsi de savoir où s’arrête cette contrainte, ce qui renvoie au caractère normatif des modes de vie dans une société donnée. Devrait-on en exclure par exemple les abonnements à Internet ou de téléphone mobile, compte tenu du fait que ces derniers sont devenus des éléments pratiquement indispensables à l’intégration professionnelle et relationnelle ? Ou inclure les dépenses de carburant dans la mesure où beaucoup d’automobilistes sont obligés d’effectuer un certain nombre de trajets, notamment dans des zones mal desservies par les transports collectifs ? Quoi qu’il en soit, il paraît essentiel de tenter de cerner le poids de ces dépenses dans le budget des ménages, car elles représentent un élément incontournable des revendications actuelles exprimées en termes de pouvoir d’achat.
Plusieurs enjeux majeurs se dessinent ainsi derrière cette entrée, qui viennent en fait réactualiser plusieurs questions résidant au cœur de la statistique publique et des politiques sociales. Tout d’abord, jusqu’où est-il possible de faire coïncider la connaissance statistique et la connaissance sensible ou vécue du monde social ? Ensuite, quelles leçons peut-on tirer des entreprises de mesure des dépenses contraintes pour appréhender la société française et ses fractures ? Enfin, quelles politiques publiques sont en particulier susceptibles d’apporter des réponses à ces problèmes ?
Comment sont mesurées les dépenses contraintes ?
Encadré 1 : Les étapes de calcul du pouvoir d’achat
Pour cerner le pouvoir d’achat d’un individu donné, il faut tout d’abord établir son revenu disponible, c’est-à-dire la somme de ses revenus (activité patrimoine, transferts publics ou privés) dont on retranche les prélèvements obligatoires (impôts directs et cotisations sociales). Pour connaître son niveau de vie, il faut cependant tenir compte de la composition du ménage dont il fait partie. Le fait d’habiter à plusieurs permet en effet de réaliser un certain nombre d’économies d’échelle, en mutualisant certaines dépenses. La convention adoptée en France par l’Insee considère ainsi que le premier adulte du ménage compte pour une unité de consommation (
UC), les autres membres de plus de 14 ans comptent chacun pour 0,5
UC et les enfants de moins de 14 ans pour 0,3
UC. On divise alors la somme du revenu disponible des différents membres du ménage par son nombre d’
UC afin d’établir le niveau de vie de chacun de ses membres. Celui-ci représente cependant une valeur nominale, exprimée en unités monétaires courantes. Or, ce qui importe réellement, c’est la quantité de biens et de services que l’on peut acquérir avec celui-ci. Or, sauf situation exceptionnelle, le niveau général des prix tend à augmenter plus ou moins rapidement selon les périodes, réduisant d’autant ce que permet d’acheter une unité monétaire (mais aussi le poids des dettes !) : c’est le phénomène de l’inflation. Celle-ci est calculée par l’Insee à travers un indice des prix à la consommation (
IPC), construit à partir d’un panier de produits représentatif de la consommation moyenne des ménages hexagonaux pour lesquels sont réalisés chaque mois près de 400 000 relevés de prix dans différents points de vente sur l’ensemble du territoire national en sus d’un suivi des loyers et charges
[1]. C’est en corrigeant le niveau de vie de l’effet de l’inflation que l’on peut connaître le véritable pouvoir d’achat d’un individu ou d’un ménage. Reste que toute sophistiquée qu’elle soit, la mesure de l’inflation par la statistique publique fait l’objet de controverses récurrentes depuis sa mise en place, d’une part parce qu’il s’agit d’une moyenne qui ne correspond pas forcément à la répartition des dépenses d’un ménage en particulier – et l’
INSEE indique à juste titre que
l’IPC ne doit pas être confondu avec un indice du coût de la vie –, et d’autre part parce qu’elle représente une donnée très « politique », dans la mesure où elle joue un rôle majeur dans la revalorisation du salaire minimum légal et plus largement dans les négociations salariales. À certaines périodes, le gouvernement a ainsi été soupçonné de le manipuler à des fins politiques par les principales centrales syndicales, notamment lorsque cet indice a été renouvelé en 1971 (Courthéoux, 1975), certaines ont même publié leur propre indicateur alternatif, à l’instar de la
CGT entre 1972 et 1998 (Touchelay, 2014 ; Jany-Catrice, 2019).
La connaissance fine des dépenses de consommation des ménages résidant sur le territoire français est permise grâce aux collectes et traitement de l’INSEE, et en particulier l’enquête quinquennale Budget de famille mise en place en 1979 et dont la dernière vague a été conduite en 2016-2017 (mais dont les résultats sont encore en cours de traitement), intégrant pour la première fois des questions sur l’ « économie du partage » (pratiques telles que le co-voiturage). Menée auprès d’un échantillon représentatif de la population comprenant plus de 10 000 ménages, celle-ci s’emploie à reconstituer l’ensemble des revenus ainsi que des dépenses des ménages qui sont ventilées en quelque 900 postes. Sont ainsi inclues des dépenses qui ne correspondent pas stricto sensu à des consommations, telles que les impôts, les primes d’assurances ou encore les remboursements de crédit, ainsi que des éléments non-monétaires correspondant à de l’auto-consommation (manger les légumes de son jardin, etc.). Outre les dépenses proprement dites, l’enquête recueille donc également des éléments d’information sur les consommations qui ne donnent pas lieu à débours monétaire : autoconsommation alimentaire. Point crucial, comme on va le voir, ont été ajoutées enfin lors des dernières vagues des questions portant sur la manière dont les enquêté.e.s percevaient leur situation financière.
C’est justement l’INSEE qui a le premier mis en évidence la notion de dépenses pré-engagées au début des années 2000, dans un contexte où l’introduction de l’euro fiduciaire a soulevé un certain nombre d’interrogations sur le pouvoir d’achat des ménages. Par cette catégorie, l’institut de la statistique publique entend l’ « ensemble des dépenses des ménages réalisées dans le cadre d’un contrat difficilement renégociable à court terme » et sont ventilées en 7 grands postes : les dépenses liées au logement (loyers, charges et autres dépenses d’électricité, gaz et eau) ; les remboursements de crédits immobiliers ; les services de télécommunications (Internet, téléphonie, etc.) ; les frais de cantine scolaire ; les services de télévision (redevance télévisuelle, abonnements à des chaînes payantes) ; les assurances santé ; les autres assurances et frais financiers. D’après l’enquête Budget de famille de 2011, l’ensemble de ces dépenses représentaient en moyenne 30 % du revenu disponible des ménages cette année-là, dont 20 % pour le seul logement. Or, cette part ne s’élevait qu’à 12,5 % au début des années 1960, ce qui correspond à une multiplication par près de 2,5 sur un demi-siècle. La part restante du revenu du ménage est qualifiée de revenu arbitrable. Toutefois, deux composantes en sont distinguées par le rapport de la Commission présidée par Alain Quinet intitulé « Sur le pouvoir d’achat des ménages » et publié en 2008 : une qualifiée de « nécessaire », qui inclut l’ensemble des dépenses indispensables à la survie ou à l’activité professionnelle, l’autre désignée comme « libérée » qui rassemble toutes les autres dépenses.
En dépit de la mesure déjà élevée établie par les conventions de l’INSEE, la centralité du critère de contractualisation a cependant conduit d’autres institutions à proposer des indicateurs différents pour appréhender le phénomène des dépenses contraintes : c’est le cas par exemple de la Mission régionale d’information sur l’exclusion (MRIE) et des Unions départementales des centres communaux d’action sociale (UDCCAS) de l’ex-région Rhône-Alpes qui dans une enquête spécifique menée auprès des ménages qui sollicitent une aide facultative de leur part, de ce fait en situation très précaire, de calculer un « reste pour vivre » obtenu en retranchant aux revenus du ménage des dépenses contraintes incluant, en plus de celles indiquées par l’INSEE inclut les transports, les frais de scolarité et de garde d’enfants ou encore les pensions alimentaires, lui-même ramené ensuite au nombre d’unités de consommation (UC) du ménage. Cette recherche révèle un niveau moyen de ressources chez les ménages sollicitant les CCAS de 598 € par mois et par UC, et un reste pour vivre de 114 € par UC, une fois déduites toutes les dépenses contraintes (MRIE et UDCCAS Rhône et Lyon, 2016). Une telle inversion du regard remplit non seulement une fonction d’interpellation à l’égard des décideurs politiques, mais permet également de mettre en évidence au moyen d’une analyse multivariée six classes distinctes parmi ces ménages aux ressources très faibles et aux dépenses extrêmement contraintes, que les auteurs du rapport qualifient respectivement de « pauvreté intense, revenus d’assistance », « petit-salaire, petite retraite », « handicap, pauvreté », « isolé, écrasé par les dépenses », « sénior endetté » et « famille précaire ».
Il est enfin possible d’adopter une approche maximaliste des dépenses contraintes si l’on essaie de déterminer le montant minimal qu’il faut débourser afin de rester socialement intégré dans une société donnée. C’est par exemple une démarche qui tend à se généraliser dans l’Union européenne, dans un contexte où a été initiée une réflexion autour du montant d’un revenu minimum qui pourrait être commun à l’ensemble de la zone. En France, l’Observatoire national de la pauvreté et des exclusions sociales (ONPES) a ainsi mobilisé une méthodologie originale, inspirée par des chercheurs britanniques, afin de cerner des « budgets de référence » en fonction de la composition du ménage. Pour ce faire, des groupes de consensus réunissant des personnes de profils socio-économiques variés aux côtés d’experts de différentes disciplines ont été mis sur pied dans deux villes moyennes (Tours et Dijon) qui par la délibération se sont accordées précisément sur les dépenses qui étaient nécessaires pour assurer à leurs membres une « participation effective à la vie sociale » et aboutissent de ce fait à des niveaux s’étalant de 1424 € pour une personne active vivant seule à 3284 € pour un couple avec deux enfants (ONPES, 2015). Une telle démarche permet en outre d’aller au-delà des approches purement arithmétiques de la pauvreté en accordant une attention aux besoins ressentis par les ménages eux-mêmes, toutes classes sociales confondues.
Que révèle la mesure des dépenses contraintes ?
Le premier mérite de la catégorie de dépenses contraintes, en dépit de la difficulté à la circonscrire, est de rompre avec le mythe tenace de la souveraineté des consommateurs qui constitue un pilier de la civilisation marchande. Un point d’autant plus crucial en un temps où s’intensifient les pressions à marchandiser un certain nombre de ressources (santé, éducation, etc.) au nom de la liberté de choisir. Divers travaux socio-économiques ont déjà mis en évidence le caractère contextuel et limité de la rationalité des consommateurs et l’importance de différents médiateurs, humains et non-humains, pour les « équiper » dans leurs « décisions » (Cochoy, 2002 et 2011) ou la construction socio-politique de la catégorie de consommateur (Pinto, 2018) ainsi que la profonde ambivalence de la relation entre vendeurs et clients (Pinto, 2017), mais la notion de dépenses contraintes résonne sans doute plus encore avec l’expérience vécue en rappelant que toutes nos dépenses ne s’équivalent pas, selon qu’elles revêtent un caractère plus ou moins obligatoire en particulier.
Elle a également le mérite d’attirer l’attention sur la structure de consommation, c’est-à-dire le poids des différents postes de consommation dans le budget des ménages, qui diffère en fonction de leur composition et de leur niveau de revenu, mais aussi de l’âge (ou plus exactement la position dans le cycle de vie) et du statut d’occupation du logement (propriétaire, locataire du parc privé ou social, etc.), ainsi que ses variations dans le temps et dans l’espace. Ainsi, si les différentes enquêtes et traitements de l’enquête Budget de famille de l’Insee convergent à pointer la part prépondérante occupée par le logement, confirmant l’existence d’une crise, ou plutôt de crises dans ce domaine (Driant et Madec, 2018) qui ne sont pas sans conséquence sur le niveau du chômage, notamment des plus jeunes (Eyméoud et Wasmer, 2017), celle-ci n’est pas vécue pour autant de la même manière selon son niveau socio-économique et peut même représenter une aubaine pour des ménages aisés qui ont investi dans le parc locatif avec l’aide de dispositifs de défiscalisation.
Au-delà du constat d’une augmentation générale et continue de la part des dépenses pré-engagées déjà mentionnées dans le budget des ménages, on peut noter d’une part que toutes n’augmentent pas au même rythme : le logement donc, mais également les frais bancaires et d’assurances (6 % du revenu disponible aujourd’hui), ainsi que les télécommunications ont crû plus rapidement que les autres postes. Mais surtout, ces dépenses ne pèsent pas de la même manière sur tous les ménages : si à l’instar de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DRESS), on classe les ménages en quatre catégories en fonction de leur niveau de vie (« pauvres » aux ressources par UC inférieures au seuil de pauvreté, soit 60 % du revenu médian, « modestes non pauvres », situés entre le seuil de pauvreté et le 4e décile – le niveau de vie en dessous duquel se trouvent exactement 40 % des ménages –, « classes moyennes », localisées entre le 4e décile et le 3e quartile, et « aisés », dont le niveau de vie est supérieurs au 3e quartile, soit les 25 % aux revenus par UC les plus élevés), on remarque que les dépenses pré-engagées pèsent d’autant plus lourd que le revenu du ménage est modeste : elles représentent ainsi 61 % en moyenne du revenu disponible des « pauvres » contre 24 % pour les « aisés ». Elles représentent de même 40 % du revenu disponible des familles monoparentales, tous revenus confondus, contre 25 % de celui des couples sans enfant, ou encore 42 % du budget des locataires du parc privé contre 19 % de celui des ménages propriétaires de leur logement.
En fin de compte, les dépenses contraintes mettent non seulement en évidence des lignes de fracture dans la société française qui n’apparaissent pas aussi manifestement à la lumière d’autres indicateurs, mais elles donnent également à voir un niveau d’inégalités plus élevé que celui que fournit l’indicateur du niveau de vie [2]. Tandis que le rapport interdécile [3] en France métropolitaine est de 3,3 au prisme du niveau de vie (le 9e décile en termes de niveau de vie s’élevant à 2800 € contre 840 € pour le premier) – autrement dit, le seuil d’entrée parmi les 10% des ménages les plus « riches » est 3,3 fois plus élevé que le seuil de sortie des 10% les plus « pauvres » –, cet écart s’élève à 5,7 fois si l’on ne prend en compte que le niveau de vie arbitrable (2180€ contre 580 €), une fois soustraites les dépenses contraintes. Et il atteint même 10,5 fois si l’on inclut les achats alimentaires aux dépenses contraintes (ce qui donne un niveau de vie arbitrable au sens large de 1890 € pour le 9e décile contre 180 € pour le premier). De même, l’indice de Gini [4], autre indicateur d’inégalités fréquemment employé et qui présente le mérite de tenir compte de l’ensemble de la distribution des revenus [5], passe de 0,282 lorsqu’il est calculé à l’aune du niveau de vie à 0,448, si l’on considère le niveau de vie arbitrable dans sa version maximale (où les dépenses alimentaires sont ajoutées aux dépenses contraintes) (DREES, 2018).
De même, les mesures de la pauvreté sont fortement affectées par la prise en compte des dépenses pré-engagées : alors que 14,3 % de la population métropolitaine vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté (60 % du niveau de vie médian par convention), le taux de pauvreté monte à 22,8 % si l’on raisonne en termes de niveau de vie arbitrable – c’est-à-dire que l’on enlève les dépenses pré-engagées de tous les calculs –, et 27 % si l’on retranche encore les dépenses alimentaires de celui-ci [6], soit un quasi-doublement de celui-ci. Plus encore, l’intensité de la pauvreté [7] s’accroît considérablement si l’on tient compte des dépenses contraintes, passant de 19,9 % en termes de niveau de vie, à 35 % en niveau de vie arbitrable et 47,1 % si l’on retranche encore de celui-ci les dépenses alimentaires.
La prise en compte des dépenses contraintes met ainsi à mal les mesures traditionnelles des inégalités comme de la pauvreté et invitent, sur le plan politique, à prendre au sérieux l’avertissement lancé en 2012 par le Conseil national de lutte contre les exclusions :
Les dépenses contraintes ont considérablement augmenté et en particulier pour les ménages modestes, notamment sous l’impulsion des augmentations du coût du logement et de l’énergie. Par ailleurs, victimes du phénomène de ‘double peine’, ces ménages payent plus cher l’accès aux services essentiels. Il est inconcevable, lorsque le contexte économique est difficile, de faire porter sur les ménages les plus faibles économiquement le poids des conséquences d’un environnement contraint. Enfin, les mutations de la société (développement des outils de communication, bancarisation [8]...) ont un impact direct sur le budget des ménages dans la mesure où elles ont généré des besoins devenus aujourd’hui essentiels pour tout citoyen. (cité par MRIE-UDCCAS Rhône et Lyon, 2016, p. 16).
Quels enseignements retirer de ces constats ?
Loin d’être un simple indicateur supplémentaire à ranger dans la boîte à outils des statisticien.ne.s ou à alimenter des discussions picrocholines entre spécialistes, la prise en compte des dépenses contraintes nous semble mettre en lumière des enjeux majeurs, tant sur le plan méthodologique et analytique pour les sociologues, que politiques pour alimenter le débat et l’action publics.
Sur le plan méthodologique, la réflexion sur la manière d’appréhender et mesurer la part de leur budget sur lesquels les ménages n’ont pas réellement prise s’est accompagnée d’une mise en doute quant à la capacité d’un certain nombre de mesures et d’indicateurs utilisés classiquement à rendre compte adéquatement de la société française et de ses fractures internes. L’alternative qui s’ouvre alors consiste soit à congédier les statistiques pour tenter d’appréhender ces dernières de manière purement qualitative, soit à travailler à améliorer l’appareil existant pour y inclure d’autres dimensions non prises en compte jusqu’à alors. Si la première posture a le mérite de rappeler la nécessaire réflexivité à prendre à l’égard de l’« argument statistique » (Desrosières, 2008) et l’apport inestimable des enquêtes ethnographiques pour saisir ce qui se joue finement « en bas » (Bourdieu, 1993), comme « en haut » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2005) de la stratification sociale, il semble néanmoins préjudiciable, pour dire le moins, de renoncer à toute tentative d’objectivation quantitative pour appréhender de telles dynamiques sociales, sinon à risquer de se priver de toute possibilité d’argumentation rationnelle. Il semble nettement plus souhaitable de faire évoluer l’appareillage statistique pour s’efforcer d’y incorporer le ressenti subjectif des intéressés, et de l’articuler avec des dimensions objectives telles que le niveau de ressources monétaires. C’est précisément la voie qu’ouvre l’interrogation sur le périmètre des dépenses contraintes en se heurtant à la dimension intrinsèquement inobjectivable de ces dernières. Cela rejoint certaines entreprises actuelles visant à renouveler les analyses sociologiques de la pauvreté en tenant compte de la dimension ressentie et qui permet à partir du Baromètre d’opinion de la DREES de mettre en évidence un sentiment d’« insécurité sociale durable » qui ne se laisse pas saisir par les approches sociologiques traditionnelles, comme celle des institutions (Duvoux et Papuchon, 2018).
Une telle approche permet également de dépasser le débat autour du « bon » niveau du seuil de pauvreté engagé au début de la décennie lorsque l’INSEE a décidé d’aligner sa mesure sur le standard en vigueur de l’Union européenne en le relevant de 50 % à 60 % du niveau de vie médian [9]. Celle-ci élargit en effet considérablement la notion de besoins au-delà de la seule subsistance physiologique, en considérant qu’il est du devoir d’une société authentiquement libérale de garantir à ses membres de disposer des moyens leur permettant de choisir réellement leur vie en écartant pour ce faire les différents empêchements qui se posent devant eux. Il s’agit donc d’un ensemble de ressources liées notamment à la santé, l’éducation mais aussi la mobilitéou la communication qui permettent à chacun.e d’avoir prise sur son destin. On peut ainsi se demander jusqu’à quel point reconnaître le caractère contraint de certaines dépenses dans une société donnée ne reviendrait pas à assumer une telle approche en termes de capabilités et ses implications en termes de philosophie sociale. Le second débat renvoie quant à lui à l’effet de cliquet des dépenses de consommation mis en évidence après-guerre par l’économiste James Duesenberry (1949), c’est-à-dire la très grande difficulté pour un ménage de réduire son train de vie même lorsque son revenu diminue, en raison notamment de la dimension statutaire que revêt la consommation. Au-delà du niveau, plus faible proportionnellement, des dépenses contraintes dans le budget des ménages au plus haut revenu, il serait intéressant de regarder plus en détail en quoi ces dernières consistent, car il est fort à parier qu’elles diffèrent sensiblement de celles des plus modestes. Ce qui permet de reposer différemment la question de la définition des dépenses contraintes : s’agit-il finalement de celles qui permettent à un ménage de maintenir son mode de vie présent, quel qu’il soit, ou celles, décidées collectivement, qui correspondent à un niveau minimal afin de mener une existence décente dans une société considérée. Quoi qu’il en soit, ces deux manières d’appréhender la question montrent bien qu’il est en tout état de cause impossible, pour appréhender les dépenses contraintes, d’échapper à une certaine normativité, et partant à une délibération collective.
Du point de vue des politiques publiques justement, sans trancher entre ces dernières, on peut noter trois principaux ensembles de réponses plus ou moins implicites à la hausse des dépenses contraintes. Le premier réside dans l’augmentation des ressources des ménages. C’est lui qui a notamment inspiré la première répartie apportée par le Président de la République au mouvement des Gilets jaunes via la « Loi portant mesures d’urgence économiques et sociales » adoptée fin décembre 2018 : une augmentation des revenus ciblée sur les plus modestes. Le gouvernement a cependant significativement fait le choix de revaloriser la prime d’activité, dispositif qui a remplacé le RSA activité et la prime pour l’emploi en 2016, plutôt que les salaires via le SMIC [10], au prix cependant d’un détournement de la vocation première de cet instrument. Ce premier pas, que d’aucuns, à commencer par les principaux intéressés, ont jugé trop timide, a néanmoins eu des effets macroéconomiques positifs non négligeables (Madec, Plane et Sampognaro, 2019), à défaut d’avoir suffi à « sécuriser » les publics concernés. De même, les baisses d’impôts sur les ménages annoncées fin avril ressortissent de cette logique, tout en soulevant un certain nombre d’interrogations quant à leurs contreparties en termes de dépenses.
La deuxième réponse politique à l’enjeu des dépenses contraintes est déjà ancienne et consiste dans l’éducation financière des ménages, autrement dit l’accompagnement des ménages aux ressources limitées dans la gestion de leur budget. Cette approche déjà ancienne dans l’intervention sociale, et plus particulièrement au cœur de l’action des conseiller.e.s en économie sociale et familiale (Aballéa, Brunet et Kertudo, 2011) entre autres accompagnateurs budgétaires, a été remise au goût du jour par le lancement des « Points conseil budgets » (Lazarus et Morival, 2016). Mais outre que ces dispositifs révèlent surtout un profond décalage entre les attentes administratives d’une rationalité économique et les contraintes budgétaires et sociales au sein desquelles se débattent les populations accompagnées (Perrin-Hérédia, 2011), ils semblent surtout relever d’un paternalisme renouvelé et profondément ambivalent (Perrin-Hérédia, 2016) qui entend répondre par une normativité empreinte de moralisme [11] à des enjeux qui sont d’abord et avant tout d’ordre économique. Enfin, une troisième direction est incarnée par la proposition d’un revenu de base inconditionnel et universel qui, si elle n’est pas sans faire débat y compris dans les rangs des plus progressistes, fait l’objet d’un regain d’intérêt récent tant dans la sphère politique qu’académique (Van Parijs et Vanderborght, 2017), comme en témoigne la récente campagne de Benoît Hamon lors de l’élection présidentielle de 2017 en France.
Conclusion
En fin de compte, les réflexions engagées autour des dépenses contraintes soulèvent non seulement des enjeux méthodologiques et sociologiques cruciaux, qui incitent à reconsidérer en profondeur les cadres jusque-là utilisés pour analyser les phénomènes de pauvreté et de précarité en y incluant notamment certaines populations considérées de loin comme « à l’abri », elles apportent également des éclairages précieux pour saisir certaines dynamiques sociales contemporaines. En révélant des marges de manœuvre budgétaire beaucoup plus restreintes, mais aussi des niveaux d’inégalité considérablement plus élevés, la substitution des niveaux de vie arbitrable aux niveaux de vie dans l’absolu offrent également une vision bien différente du degré d’intégration de la société française, et offre certainement une clé de compréhension du déclenchement et de la persistance du mouvement des Gilets jaunes. Le « halo de la pauvreté » et l’étendue d’un sentiment de pauvreté subjective et d’insécurité sociale durable que plusieurs travaux récents ont mis en évidence appellent également à faire évoluer la statistique publique et surtout les politiques sociales et de revenus pour y répondre et restituer ainsi à des pans importants de la population un réel sentiment d’avoir prise sur leur existence et les tirer à nouveau de la nécessité de vivre « au jour la journée » (Castel 1995).