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Recension Philosophie

Que reste-t-il de la théorie critique ?

À propos de : Stathis Kouvélakis, La critique défaite – émergence et domestication de la Théorie critique, Éditions Amsterdam


par Mathurin Schweyer , le 29 juillet 2020


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La trajectoire de la Théorie critique fait aujourd’hui l’objet de nombreuses interrogations : en examinant cette histoire mouvementée, Stathis Kouvélakis soulève la question des conditions d’une réactualisation du projet d’élaborer une “théorie critique de la société”.

« Qu’ont donc en tête ceux qui parlent encore de révolution ? » s’interrogeait récemment Axel Honneth, actuel représentant de la « troisième génération » de la Théorie critique. C’est par un vaste travail de reconstruction de la trajectoire de l’École de Francfort que Stathis Kouvélakis entend répondre à cette interpellation, en s’efforçant de renouer avec l’ambition révolutionnaire qui animait à l’origine ce projet théorique. Une double ambition motive donc cet ouvrage : il s’agit, d’une part, de comprendre l’abandon progressif du projet d’élaborer une critique radicale des sociétés capitalistes au sein de l’École de Francfort et, d’autre part, de penser les conditions d’une reprise contemporaine de ce projet originel. En articulant ainsi à « l’histoire des idées » un « travail sur les concepts », c’est finalement l’actualité d’une « théorie liée au projet de l’émancipation sociale » (p. 26) que l’auteur vise à démontrer.

Historicité de la « théorie critique de la société »

Élaborée au début des années 1930 par un petit groupe d’intellectuels marxistes au sein de l’Institut de recherche sociale de Francfort, la Théorie critique entendait rompre avec la « théorie traditionnelle » en revendiquant son articulation à la dynamique historique qu’elle visait à saisir : « l’influence de l’évolution sociale sur la structure de la théorie fait partie des thèses mêmes de celle-ci [1] », écrivait ainsi Horkheimer dans son texte fondateur de 1937. Pour analyser l’histoire de cette tradition théorique sans rompre avec son principe constitutif, l’auteur se propose d’examiner ses évolutions conceptuelles à partir des différentes configurations socio-historiques au sein desquelles elles ont été élaborées. C’est cette attention à la spécificité d’une théorie revendiquant son historicité qui constitue sans doute l’apport majeur de ce travail richement documenté : en inscrivant les positions théoriques et pratiques de Horkheimer dans le contexte plus large des mobilisations intellectuelles antifascistes (p. 121-161), ou en analysant le rôle complexe joué par l’Institut de recherche sociale dans l’entreprise de « rééducation démocratique » menée par la République fédérale d’Allemagne (p. 250-270), ce livre apporte des éléments essentiels à la compréhension d’un discours théorique qui revendique son inscription au sein de la réalité dynamique qu’il vise à éclairer.

Comme l’explique l’auteur de manière convaincante, c’est seulement sur la base de cette compréhension renouvelée que la critique des évolutions contemporaines de cette tradition théorique peut être efficacement menée. En montrant par exemple que la critique des tendances bureaucratiques de l’État social formulée par Habermas a été élaborée parallèlement à sa déstructuration par les politiques ordo-libérales, l’ouvrage démontre un désajustement entre le discours théorique et les transformations de la réalité sociale, qui menace directement sa prétention à saisir adéquatement son objet. Étant donné l’intérêt de cette démarche, on peut néanmoins regretter que la volonté de démontrer une « domestication de la Théorie critique » conduise parfois l’auteur à se focaliser sur le seul critère de la « radicalité » pour évaluer la pertinence des discours examinés. Du point de vue de la Théorie critique elle-même, ce critère demeure en effet abstrait, formel, ou « non-dialectique », s’il n’est pas constamment articulé à l’exigence de conserver une prise sur la réalité qu’il s’agit de critiquer. Dès lors, la question devient évidemment celle de savoir comment élaborer une description de la réalité contemporaine alternative à celle que propose l’actuelle Théorie critique : à partir de quel type de travail théorique peut-on élaborer cette « analyse concrète des situations concrètes » que l’auteur décrit comme la principale tâche du discours matérialiste (p. 529) ?

La Théorie critique comme dépassement de l’opposition entre philosophie et sciences sociales

Du point de vue de la première « théorie critique de la société », dont l’ouvrage entend montrer l’actualité, le discours théorique ne peut identifier les tendances concrètes (et les obstacles) à l’émancipation qu’à la condition de renoncer à la solitude de la réflexion philosophique. Seule une théorie capable « d’organiser sur la base du questionnement philosophique » des enquêtes empiriques attentives à la diversité des phénomènes socio-historiques peut réussir à identifier, au sein de la réalité sociale elle-même, des tendances à l’émancipation permettant d’ancrer la critique dans la réalité des processus historiques. Dès lors, tout l’enjeu du travail interdisciplinaire mené au sein de l’Institut dirigé par Horkheimer était celui de concevoir une « imbrication dialectique de la théorie philosophique et de la pratique scientifique [2] » (sociologique, économique, psychanalytique, etc.). Dans cette perspective, le discours philosophique ne pouvait donc orienter le développement de la réflexivité produite par les sciences sociales qu’à la condition de réviser constamment sa propre conceptualité à la lumière de la spécificité, dégagée par l’enquête, des phénomènes examinés. Or, c’est précisément cette « imbrication dialectique » entre la réflexion conceptuelle et l’enquête empirique que la Théorie critique contemporaine – en se consacrant à la fondation rationnelle de normes d’action et de pensée – a finalement abandonnée.

Pour décrire ce retour à la pratique philosophique traditionnelle, l’auteur retrace avec précision la manière dont la critique de l’économie politique a été progressivement délaissée au profit d’une description idéalisée des principes de l’économie de marché. À la lumière de l’ambition interdisciplinaire qui l’avait animée, l’analyse de l’évolution de cette école de pensée exige pourtant d’être complétée. Comme l’indique la manière dont le discours sociologique et psychanalytique s’intègre dans le cadre des théories de la communication (Habermas) ou de la reconnaissance (Honneth), l’abandon de la conceptualité marxiste doit être considérée comme l’indice d’une tendance plus générale de la Théorie critique contemporaine à négliger la critique des concepts cardinaux de la philosophie politique classique opérée par les sciences sociales [3]. Et pour cause : pour pouvoir décrire les institutions modernes comme l’expression d’une délibération entre des individus autonomes, ces théories semblent avoir été contraintes de postuler l’existence d’une libre subjectivité qui précéderait sa propre socialisation. Or, c’est précisément cette fiction d’un sujet toujours-déjà-donné que les discours centrés sur la production sociale de l’individualité invitent à remettre en question. Loin d’avoir seulement abandonnée l’analyse marxiste des structures capitalistes, la Théorie critique contemporaine a donc également négligée l’analyse sociologique et psychanalytique des instances sociales de formation des subjectivités. Malgré leur diversité, l’ensemble des discours mobilisés par les fondateurs de l’École de Francfort (la théorie freudienne, la sociologie classique, etc.) s’accordent en effet pour analyser la manière dont les pratiques et les représentations qui structurent les subjectivités s’imposent à la volonté des individus socialisés dans une configuration socio-historique donnée. C’est cette tension entre l’idéal d’autonomie et ses propres conditions sociales de possibilité – liée à la « forme contradictoire que prend l’activité collective [4] » dans la modernité – qui constituait l’objet central de la première « théorie critique de la société ».

Les conditions d’une réactualisation de la Théorie critique

Parvenu à ce constat, la question – soulevée par l’ouvrage – des conditions d’une réactualisation de ce projet peut être finalement posée. S’il est vrai qu’il s’agissait pour Horkheimer d’analyser, non seulement les structures capitalistes, mais surtout le « rapport entre la vie économique de la société, le développement psychique des individus et les transformations culturelles », il importe de se demander à partir de quel objet d’analyse concret un tel rapport peut être examiné. S’agit-il de reprendre aujourd’hui l’analyse du lien entre les modalités d’exercice de l’autorité et les transformations structurelles de l’institution familiale, qui constituait l’objet central des recherches interdisciplinaires de l’Institut [5] ? Concernant les discours qui permettraient de « renouer aujourd’hui avec le questionnement fondateur de la Théorie critique », l’ouvrage évoque en conclusion la fécondité « d’autres figures de proue du “marxisme occidental” » (p. 552), en insistant notamment sur l’apport de Lukàcs et de Gramsci. Mais il semble difficile de démontrer la pertinence d’un retour à ces voies alternatives du matérialisme historique sans indiquer à travers quel type d’enquête ces cadres théoriques permettraient de renouveler l’analyse des déterminations économiques et culturelles des processus de subjectivation. Cette question s’impose en effet, dans la mesure où une rupture avec ce que l’ouvrage appelle la « Théorie critique domestiquée » a été opérée récemment à Francfort, à partir d’une tradition théorique étrangère à la critique de l’économie politique [6]. Dans la perspective ouverte par ces travaux, la critique de l’idéalisation philosophique de la modernité doit être plutôt menée à partir d’enquêtes généalogiques sur les instances de formation des subjectivités [7]. Le débat sur les conditions d’une réactualisation de la « théorie critique de la société » ne fait donc que commencer.

Pour contribuer à ce débat, on peut finalement se demander si l’intérêt du projet interdisciplinaire des fondateurs de la Théorie critique aujourd’hui ne tient pas à sa capacité à déplacer la question traditionnelle du rôle des pratiques théoriques vis-à-vis des mouvements et des pratiques d’émancipation. En France, le débat semble toujours polarisé par l’opposition entre la figure de « l’intellectuel total » - incarné avant tout par Sartre -, qui consiste à mobiliser la réflexion philosophique pour éclairer les sujets sur leurs propres pratiques, et la figure de « l’intellectuel spécifique » - théorisé par Foucault -, qui vise plutôt à intervenir localement pour libérer les multiples pratiques de lutte des structures de pouvoir qui s’accaparent « la conscience comme savoir [8] ». Dans le cadre de cette opposition, il semble difficile de maintenir l’ambition de saisir une totalité sociale qui échappe à la saisie immédiate des acteurs, sans revenir à la posture classique d’un discours philosophique prétendant ordonner la réalité par sa conscience éclairée. Or, c’est précisément cette alternative que l’ambition interdisciplinaire contenue dans l’idée d’une « théorie critique de la société » permet de dépasser : en proposant d’élaborer, par un travail collectif de recherche, une compréhension dynamique de la totalité renouvelée par l’analyse de la diversité des situations historiques, la Théorie critique manifeste, en acte, la possibilité d’une nouvelle articulation entre l’activité théorique et les pratiques orientées vers l’émancipation.

Stathis Kouvélakis, La critique défaite – émergence et domestication de la Théorie critique, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, 536 p., 25 €.

par Mathurin Schweyer, le 29 juillet 2020

Pour citer cet article :

Mathurin Schweyer, « Que reste-t-il de la théorie critique ? », La Vie des idées , 29 juillet 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Que-reste-t-il-de-la-theorie-critique

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Notes

[1M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, « Théorie traditionnelle et théorie critique », p. 74, Paris, Gallimard, 1996.

[2M. Horkheimer, « L’état actuel de la philosophie sociale et les tâches d’un Institut de recherche sociale », in. Théorie critique, p. 66, Paris, Payot, 2009

[3On trouvera une présentation de cette critique dans : B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre, « Introduction », Paris, Gallimard, 2013

[4Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, p. 34, op. cit.

[5Horkheimer, Marcuse, Fromm, Studien über Autorität und Familie, Paris, Félix Alcan, 1936.

[6M. Saar, La philosophie sociale comme théorie critique : ordre, pratique, sujet, in Actuel Marx, vol. 66, no. 2, pp. 138-151, Paris, 2019.

[7M. Saar, Genealogie als Kritik, Campus Verlag, Francfort, 2014.

[8Michel Foucault, Les intellectuels et le pouvoir, entretien de Foucault avec Deleuze, 4 mars 1972, in Dits et Ecrits, Tome II, Texte n°106, Paris, Gallimard, 2001.

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