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Recension Philosophie

Archéologie du kantisme

À propos de : A. Grandjean, Critique et réflexion. Essai sur le discours kantien, Vrin.


par Raphaël Ehrsam , le 17 mars 2010


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Quel est le type de discours mis en œuvre par la critique kantienne ? S’il n’y a de connaissance que de l’expérience, qu’en est-il du transcendantal, c’est-à-dire des conditions de l’expérience ? Question récurrente dans l’histoire de la philosophie, et jamais traitée comme telle. L’ouvrage d’Antoine Grandjean vient combler cette lacune avec maestria.

Recensé : Antoine Grandjean, Critique et réflexion. Essai sur le discours kantien, Vrin, 284 p., 28 €.

La question du discours philosophique

Critique et réflexion est un véritable événement pour la recherche kantienne. Publication de la thèse de doctorat d’Antoine Grandjean, cet ouvrage remarquable à tous égards aborde de front le corpus kantien en faisant sienne une question urgente, déjà relevée par les philosophes lecteurs de Kant (dont les plus fameux sont Hegel, Husserl et Heidegger) et les meilleurs commentateurs (Lebrun, Marty), mais jamais articulée de façon systématique : celle du « type de discours » (p. 9) mis en œuvre par la Critique. Ce faisant, Antoine Grandjean ne vient pas seulement combler une lacune saisissante, il produit une réinterprétation de l’ensemble de l’oeuvre, soutenant que plusieurs questions doctrinales chez Kant ne sont en réalité que secondes par rapport à l’invention du transcendantal comme régime de discours. Déployant une connaissance exhaustive de Kant, ses épigones et ses exégètes, enchaînant les analyses conceptuelles exemplaires, Critique et réflexion est un grand moment intellectuel, et un plaisir pour qui souhaite aviver son intelligence du texte kantien.

L’essai tire sa puissance de renouvellement d’une méthode explicitée d’entrée de jeu. Il s’agit de produire une « archéologie du savoir critique » (p. 13), c’est-à-dire de ne pas se contenter de discuter les thèses de Kant, mais toujours en même temps d’« identifier l’instance qui délivre les énoncés et l’ensemble des procédures de validation qu’elle met en jeu » (ibid.). Le coup de force d’Antoine Grandjean consiste à souligner en quoi une telle méthode est appelée par Kant lui-même – Kant qui, loin d’être « incapable de fonder son propre dire » (p. 10), s’efforce en plusieurs moments clé de ses ouvrages d’en spécifier les normes propres. « Du discours à la doctrine, l’idéalisme allemand diagnostique une incohérence, là où nous mettons en évidence une foncière solidarité de l’énonciation critique et de ses énoncés » (p. 18).

La position du problème passe chez Antoine Grandjean par la ressaisie globale des critiques adressées à Kant par les grandes figures de l’idéalisme allemand : Fichte, Schelling, Hegel. En porte-à-faux avec les interprétations pour lesquelles le coup d’envoi du postkantisme est donné par la critique de la « chose en soi » chez Jacobi, Antoine Grandjean démontre avec brio le rôle cardinal joué par la critique du statut discursif de la Critique par Schulze, réévaluant ainsi la cohérence d’ensemble du postkantisme. Fichte a recensé Schulze à un moment clé de sa formation philosophique, et Schelling voit en Schulze « le plus profond lecteur de Kant » (cité p. 28). Or Schulze fait converger toutes les difficultés de la Critique en une alternative focale :

« si ce que la Critique de la raison prétend savoir des fondements de l’expérience est une connaissance réelle, alors son affirmation selon laquelle toute la pénétration de notre esprit est simplement bornée aux objets de l’expérience est intégralement fausse. En revanche, si cette affirmation devait être juste, il faut alors que toute pénétration des sources de l’expérience dans son ensemble soit tenue pour une apparence vide » (cité p. 39).

De deux choses l’une donc : ou le kantisme commande son autodépassement, et il faudra thématiser la possibilité du discours philosophique en le rapportant à une intuition intellectuelle (Fichte, Schelling) sinon en le déterminant comme savoir absolu (Hegel). Ou le discours philosophique est tout bonnement impossible et insituable, et la vérité de la Critique est en dernière instance le scepticisme (Schulze). Les défauts de doctrine imputables au kantisme sont à cet égard, sinon subsidiaires, du moins subséquents au caractère auto-réfutant du discours kantien.

Contre une telle interprétation, Antoine Grandjean entend prendre au sérieux jusqu’au bout la situation d’énonciation du criticisme. Contre les accusations d’inconscience de soi, d’impropriété et de contradiction, il entend montrer « que Kant dit bien ce qu’il fait  », et « que ce qu’il fait ne contredit pas ce qu’il dit  » (p. 61).

Kant, discours de la réflexion

Le nerf de la thèse consiste dès lors à articuler le concept kantien de « réflexion », afin de spécifier le discours critique comme « forme de réflexion » (p. 63). Antoine Grandjean distingue à cette occasion deux manières dans la tradition philosophique de concevoir la réflexion. De Descartes à Locke (avec des échos chez Fichte, Schelling et Husserl), elle se définit par la spécificité de son objet (l’esprit), cette spécificité commandant celle de son mode d’accès à l’objet en question (caractère immédiat sur le modèle de l’intuition). De saint Thomas à Wolff, en passant par Condillac et Tetens, la réflexion se définit comme opération intellectuelle spécifique (connaissance indirecte et discursive, par opposition au modèle de l’intuition), indépendamment des matières auxquelles elle serait susceptible de s’appliquer. Kant vient nettement s’inscrire dans la seconde tradition.

Le discours critique est en effet réflexion au sens où il consiste, de façon régressive et indirecte, non pas à connaître l’esprit lui-même comme un objet, mais à chaque fois à produire au niveau du langage « la conscience du rapport de représentations données à nos différentes sources de connaissance » (Critique de la raison pure, trad. Antoine Grandjean, A 260/B 316). Kant prend en effet soin de distinguer entre la connaissance de l’esprit comme phénomène (qu’il appelle aussi connaissance de soi comme objet du « sens interne », et qui peut mettre en jeu l’observation de soi, les journaux intimes, l’étude des sentiments, du rêve, etc.), et la recherche générale des opérations intellectuelles qui, parce qu’elles rendent possible toute connaissance (y compris la connaissance de soi-même comme phénomène) ne sauraient logiquement être elles-mêmes l’objet d’une connaissance phénoménale. La connaissance de la raison par elle-même est réflexion sur les conditions générales de la connaissance, et non intuition du sujet empirique – sensitif, sentimental et corporel. L’objet de la réflexion critique est donc ce que Kant nomme le « transcendantal » : « je nomme transcendantale toute connaissance qui s’occupe en général moins d’objets que de notre mode de connaissance des objets, en tant que celui-ci doit être possible a priori » (ibid., A 11/B25.). Le transcendantal, en raison même de son statut épistémique, ne saurait être pour Kant un objet spécifique appelant une connaissance intuitive spéciale : il n’est reconstruit que par le langage, régressivement et indirectement, lorsque nous réfléchissons aux conditions de la connaissance.

Afin de montrer en quoi cette démarcation entre connaissance intuitive et réflexion critique fait l’objet d’une thématisation explicite de la part de Kant, Antoine Grandjean propose une lecture stimulante des Paralogismes comme « déconstruction méthodique de l’illusoire objectivation du transcendantal » et « occasion pour Kant de préciser le statut non-objectivant de son propre discours » (p. 105). Les Paralogismes sont la section de la Critique de la raison pure où Kant développe une vigoureuse critique la psychologie rationnelle classique – il y refuse que l’on puisse connaître l’âme comme substantielle, simple et personnelle. Or Antoine Grandjean souligne qu’il ne s’agit pas seulement pour Kant d’opposer une fin de non-recevoir à la connaissance du suprasensible (l’âme). Il s’agit surtout d’indiquer de quelle façon l’idée même d’âme se forme en nous sous l’effet d’une mauvaise compréhension du sujet transcendantal, compris à tort comme un « objet » alors même qu’il ne vaut que comme condition réfléchie de toute connaissance d’objet. C’est là répondre à l’objection d’inconscience de soi et commencer à répondre à celles d’impropriété et d’auto-réfutation. Reste encore à prouver que la spécificité du discours philosophique, le fait qu’il ne soit en rien homogène aux discours exprimant la connaissance que nous prenons des objets, « n’implique pas la négation de son caractère de connaissance » (p. 104). Pour sortir du dilemme de Schulze, il faut encore montrer en quoi, en opposant l’identification du transcendantal et la connaissance d’objets, Kant ne dissout pas l’idée qu’il peut pourtant y avoir une connaissance du transcendantal.

Antoine Grandjean s’y emploie en soulignant en quoi la procédure spécifique d’établissement des propositions transcendantales – la preuve apagogique – achève d’assurer la cohérence du criticisme. On appelle preuve apagogique une preuve qui conclut par l’absurde. C’est une preuve purement logique, et suffisante pour assurer une proposition sans supposer de connaissance intuitive de celle-ci. Pour prouver P, on prouve que les conséquences de non-P sont absurdes. La simple logique fait qu’on admet la vérité de P sans voir directement pourquoi P est vrai. Les preuves apagogiques procèdent par simples mots, en opposition aux preuves ostensives qui supposent la certitude intuitive. Or les propositions transcendantales, parce qu’elles ne reposent pas sur une intuition d’objet, ne peuvent jamais posséder une évidence telle que celle des propositions géométriques. Mais elles ne sont pas pour autant (a) sans rapport à l’expérience possible et (b) sans démonstration logiquement contraignante. En effet les assurer consiste à établir « l’impossibilité de l’expérience comme conséquence de la négation de leur vérité, impossibilité qui contrevient à chaque fois à la “présupposition”, parce que l’expérience est un fait » (p. 138). Par exemple, si nous nous présupposions pas que la quantité de substance demeure identique à travers les changements perçus, nous ne pourrions pas faire l’expérience du changement, nous n’aurions affaire qu’à des remplacements radicaux, à une suite d’anéantissements et de créations. Or nous avons l’expérience du changement. Donc la possibilité de l’expérience suppose que nous admettions le principe de permanence de la substance (principe dont Lavoisier donnera un équivalent comme condition de toute physique et de toute chimie : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »). Que la connaissance transcendantale ne soit pas homogène à la connaissance des objets, et qu’elle ne se développe « que par de simples mots » (p. 127), ce n’est pas là un défaut puisque « sans la synthèse des concepts qu’elle énonce, c’est la synthèse des intuitions elle-même qui serait impossible » (p. 133).

La réflexion et son cercle

Or le prix ultime de la réponse à l’accusation d’auto-contradiction consiste ce faisant dans la position explicite d’une circularité dans l’ordre de la justification. Si le transcendantal rend possible l’expérience (le transcendantal est présupposé par l’expérience), dans le même temps l’unique preuve appropriée aux propositions transcendantales nécessite qu’on parte de l’expérience et donc que l’on tienne son fait pour acquis (le transcendantal présuppose l’expérience). Antoine Grandjean, contre Maïmon et Hegel, juge que le cercle en question n’est pourtant pas vicieux. Car si la relation de présupposition des propositions transcendantales par l’expérience est d’ordre logique (l’expérience serait structurellement impossible sans la possibilité de faire usage de certains concepts et principes), la présupposition de l’expérience pour la recherche philosophique est de l’ordre de l’assomption d’un fait (il se trouve que nous avons une expérience, nous devons simplement le constater et en prendre acte). Loin de produire une dissolution du langage critique, le cercle de la justification fait qu’« il faut poser la question du statut modal du réfléchi » (p. 170).

Le caractère réfléchissant du discours kantien, le fait qu’il présuppose toujours une certaine matière (l’expérience, la loi morale) possède cette conséquence remarquable : poser à son propos la question « pourquoi » (comme le font les postkantiens) devient tout simplement vide de sens. Rendre raison de la factualité de l’expérience est impossible, rendre raison de l’irruption de la loi morale en nous est illusoire et absurde, et donc par suite, vouloir dériver d’un unique principe absolu les conditions de l’expérience et la liberté est dépourvu de signification. La philosophie de la réflexion commande une « suspension du principe de raison suffisante » (ibid.), et une appréciation modale de la factualité sur laquelle elle fait fond.

Encore faut-il préciser que la modalité dont il est ici question n’est pas la modalité temporelle interne à l’expérience (au sein de l’expérience, est dit « nécessaire » ce qui existe en tout temps, « possible » ce qui peut exister en un temps donné, « réel » ce qui existe dans un temps déterminé, et « contingent » ce qui peut ne pas exister dans le temps présent ou qui pourrait ne pas exister dans un autre temps). Lorsqu’il s’agit du « transcendantal », non d’un objet d’expérience mais des conditions de possibilité de l’expérience ou de la loi morale, la question modale concerne la possibilité, non plus temporelle, mais simplement logique, de concevoir d’autres conditions générales d’une expérience, ou une autre loi morale. À ce stade, Antoine Grandjean souligne que le caractère présupposant du kantisme peut conduire aussi bien à l’affirmation de la contingence (ou « facticité ») du fait réfléchi, qu’à l’affirmation du caractère absolu et métaphysiquement nécessaire du réfléchi. Dès lors, il faut distinguer nettement entre la situation de la philosophie théorique et celle de la philosophie pratique. Relevant les textes où Kant met en regard les conditions humaines de la connaissance avec la connaissance divine (idée d’une intuition intellectuelle) ou avec celle des extra-terrestres et des anges (idée d’une connaissance finie non spatiale et temporelle), Antoine Grandjean conclut que « la rationalité théorique n’est pas capable de donner une raison suffisante de sa propre structure » (p. 182). À l’inverse, prenant appui sur la nécessité inconditionnée valant critère de définition pour l’impératif moral, Antoine Grandjean montre comment « la réflexion s’achève, dès lors qu’il y va de la raison pratique pure, en une herméneutique de la factualité de l’absolu moral » (p. 228). Au fil de très belles pages sur la morale et la religion chez Kant, il explore ainsi la métaphore de la voix et la symbolisation de l’impératif en la personne de Dieu et de Jésus-Christ comme autant d’opérations de « réflexion de la finitude sur elle-même » (p. 236).

Sous la plume magistrale d’Antoine Grandjean, le discours kantien prend donc le visage d’un « système sans l’autofondation, sans l’identification du différent et sans la clôture » (p. 263). Un tel discours nous livre le portrait d’un Kant dont le souci est moins de satisfaire l’hybris d’une fondation absolue que de présenter l’édifice de la philosophie comme habitable, signant un véritable « logos de la finitude » (p. 263).

par Raphaël Ehrsam, le 17 mars 2010

Pour citer cet article :

Raphaël Ehrsam, « Archéologie du kantisme », La Vie des idées , 17 mars 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Archeologie-du-kantisme

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