Alors que l’Europe s’enfonce dans une crise des dettes souveraines, l’écologie semble très bas dans la hiérarchie des priorités. La lutte opposant rigueur néolibérale et keynésianisme tend à faire perdre de vue que la situation actuelle n’est pas étrangère aux crises environnementales. Dans un monde plein, il est vain de vouloir réitérer les performances économiques des Trente glorieuses. Le défi est désormais de tirer le meilleur parti, en termes de prospérité, des ressources limitées dont nous disposons. Cette ambition, conjuguée à un partage équitable des ressources, est précisément celle que revendique le courant de recherche de l’économie écologique (ci-après EE). Quoi de plus impérieux, dès lors, que de se tourner vers l’EE pour trouver des réponses aux questionnements aujourd’hui les plus pressants ? L’EE traite en effet depuis plusieurs décennies de problématiques qui sont au cœur des débats contemporains, comme la valeur de la nature, la soutenabilité de la croissance, la résilience des systèmes socio-écologiques ou encore l’articulation entre développement durable et participation.
Il est à cet égard intéressant de retrouver aujourd’hui, jusque dans des forums internationaux, de nombreux échos aux débats qui animent l’EE depuis des années. On remarque par exemple que le PNUD, à travers son dernier Human Development Report (2011), se prononce explicitement en faveur de la « soutenabilité forte » [1], c’est à dire la non-substituabilité du capital naturel par d’autres formes de capitaux. Ce rapport donne ainsi raison aux critiques adressées par l’EE aux économistes mainstream de l’environnement à propos du traitement pratique et théorique du « capital naturel ». Mais dans le même temps, la Banque Mondiale prône accélération et verdissement de la croissance en faisant explicitement l’hypothèse d’un découplage entre croissance et impacts environnementaux et, implicitement, celle d’une large substituabilité du capital naturel. C’est notamment l’approche adoptée dans le récent rapport China 2030 publié par la Banque Mondiale en février 2012.
Si l’EE peut éclairer de tels débats, elle propose aussi et surtout d’en questionner radicalement les réponses économicistes, à ce jour probablement les plus courantes. Mais suggérer que l’EE dispose de réponses nettes et définitives aux enjeux écologiques contemporains serait trompeur. Car son statut, ses contours, et ses orientations sont mouvants. On peut même se demander s’il existe à proprement parler un champ de l’économie écologique, tant les recherches que ce vocable abrite sont foisonnantes. Quelle est la spécificité du champ de l’EE, et en quoi cette dernière nous permet-elle d’éclairer les enjeux contemporains ? Nous proposons dans ce texte une rapide visite guidée – forcément partielle et partiale – dans la galaxie de l’EE.
Un champ en perpétuel bouleversement
Économie de l’environnement, économie des ressources naturelles, green economics, économie écologique, économie du développement durable, sustainability science… les manières dont l’économie traite l’environnement naturel sont diverses et il n’est pas toujours facile de s’y retrouver, d’autant que fleurissent les vocables désignant des « économies rêvées » : bioéconomie, écodéveloppement, développement durable, ou encore économie verte [2]. Apparue et institutionnalisée à la fin des années 1980 tout en réactualisant une grande variété de pensées plus ou moins anciennes (des économistes classiques comme J.S. Mill ou K. Marx à des contemporains comme N. Georgescu-Roegen ou K. Boulding), l’EE est aujourd’hui sortie de la confidentialité. Forte de plusieurs sociétés régionales, de rencontres académiques régulières, et de milliers de chercheurs à travers le monde, elle fait partie intégrante du champ académique. La création de l’ISEE (International Society for Ecological Economics) en 1988 et de la revue Ecological Economics en 1989 avaient permis de donner une visibilité au courant, et on compte aujourd’hui une multitude de centres de recherche et de publications s’en revendiquant, ainsi que plusieurs ouvrages et manuels de référence (Voir « Aller plus loin »).
L’EE s’est initialement constituée comme un courant de recherche à l’intersection des sciences sociales et des sciences de la vie, réunissant les déçus de ces disciplines autour d’un dénominateur commun : la prise au sérieux de la relation problématique entre systèmes économiques et naturels, et la recherche des conditions de leur « soutenabilité ». Du côté des économistes, l’intuition fondamentale était l’impossibilité de réduire la soutenabilité à la définition que lui en donne l’économie néoclassique, à savoir une « utilité non-déclinante au cours du temps ». L’EE est de ce fait souvent présentée comme le pendant « hétérodoxe » de l’économie de l’environnement et des ressources naturelles. Si cette appréciation est partiellement juste, rappelons que les précurseurs de l’EE concevaient cette dernière comme une entreprise intégratrice, susceptible d’accueillir l’approche néoclassique comme une contribution scientifique parmi d’autres, dans un cadre ouvert et pluraliste [3].
Ce syncrétisme s’est révélé malaisé en pratique, et la question du rapport de l’EE à l’économie de l’environnement néoclassique reste un sujet de débats et de discordes inlassablement remis sur le métier. De manière générale, la délimitation des contours de l’économie écologique comme discipline fait l’objet d’un questionnement auquel sont apportées des réponses diverses. Reste que la dichotomie soutenabilité faible/soutenabilité forte, qui est souvent présentée comme la ligne de partage entre économie de l’environnement et EE, continue de constituer un repère pertinent. Aucun économiste se revendiquant de l’EE ne travaille à partir de l’hypothèse que le capital naturel peut être substitué à l’infini, ou que l’apparition de backstop technologies [4] est susceptible de résoudre les problèmes de rareté.
Au-delà de cette marque de fabrique, l’EE se caractérise peut-être tout autant par le pluralisme des méthodes qu’elle revendique. S’y croisent ainsi les apports de l’économie « standard », de l’économie institutionnaliste, de l’économie post-keynésienne, de l’ « écologie scientifique », de l’écologie politique, ou encore de l’éthique environnementale ou de l’histoire environnementale. Le dénominateur commun est constitué d’un effort pour comprendre les relations entre systèmes économiques et écosystèmes. Selon Malte Faber, pionnière de l’EE, les caractéristiques essentielles sont un intérêt pour la nature, la justice et le temps, qui seraient des impensés de la théorie standard. Une définition plus commune dans le champ, qui renvoie assez explicitement au concept de développement durable, consiste à invoquer le traitement nécessairement conjoint du triptyque « échelle soutenable, distribution juste et allocation efficace ».
Une lecture d’articles à vocation programmatique et de travaux de chercheurs se revendiquant de l’EE fait ressortir quelques caractéristiques propres à cette discipline : le choix du pluralisme méthodologique, l’affirmation de l’incommensurabilité des valeurs en jeu dans les rapports des êtres humains à leurs milieux, l’importance de l’incertitude, des phénomènes de path dependency (dépendance par rapport au chemin suivi) et d’irréversibilité, la nécessité éthique de prendre en compte les intérêts des générations futures, la substituabilité (très) limitée du capital naturel avec les autres formes de capitaux, ou l’approche systémique (portée en France par René Passet, un des inspirateurs de l’EE). L’ensemble de ces orientations axiologiques et méthodologiques forme un noyau de croyances qui sert à souder un champ qui, de par sa diversité, reste encore particulièrement fragile.
Davantage peut-être que les autres disciplines s’efforçant de faire science, l’EE construit en même temps ses outils analytiques et ses lunettes normatives. Des concepts à teneur normative comme « soutenabilité », « résilience » ou « évaluation environnementale » sont perpétuellement questionnés et travaillés, en même temps que sont raffinés les outils pour les approcher empiriquement. Cette situation contribue certainement au dynamisme de l’EE, mais le revers de la médaille est probablement l’absence d’un socle commun de concepts et de méthodes aussi sédimentés et stabilisés que ceux, par exemple, de l’économie néoclassique.
Par ailleurs, la dynamique de consolidation de sous-champs au sein de l’EE peut laisser craindre un éclatement qui finirait par lui nuire sérieusement. On voit ainsi se dessiner une géographie des économies écologiques, avec une société européenne (ESEE) résolument hétérodoxe et portée sur l’écologie politique, et une EE étatsunienne plus proche de l’économie de l’environnement, alors que persistent les enjeux de domination épistémologique à l’intérieur de chaque société régionale. A titre d’illustration, on peut dire qu’à une économie de l’environnement « réaliste » à la Robert Costanza, qui n’hésite pas à pratiquer l’évaluation monétaire à grande échelle [5], s’oppose en Europe le projet, porté en particulier par Clive Spash, d’une social Ecological Economics [6].
Cette opposition à l’intérieur du champ renvoie en partie à une tension entre la tentation de tirer l’EE vers des méthodes issues des sciences naturelles en important des concepts de l’écologie, et celle de l’amarrer plus solidement aux sciences sociales et aux divers institutionnalismes. Même si cela ne signifie pas que des perspectives croisées soient impossibles, cette polarisation montre les difficultés inhérentes à la transdisciplinarité. Bien que l’EE en ait fait une profession de foi, cette dernière n’est pas d’une pratique aisée, et l’on peut regretter qu’elle ait tendance à rester au stade de l’invocation ou du projet, alors que l’approche économique reste encore dominante. Entre consolidation de ses acquis et débats sur ses orientations présentes et futures, l’EE s’affirme, tout en restant un vaste chantier. Avant de présenter ce qui pose problème et fait débat, arrêtons-nous sur quelques domaines et pratiques qui nous semblent relativement « stabilisés ».
Quelques domaines clés de l’EE
Dans la volonté de dépasser les limites inhérentes à l’évaluation monétaire de l’environnement, l’EE a très vite cherché à développer des outils d’évaluation alternatifs et conformes au principe de l’incommensurabilité des valeurs [7]. Dans les années 1990, de nombreux chercheurs se sont ainsi tournés vers les Analyses Multi-Critères (AMC), dans lesquelles plusieurs critères d’évaluation (économique, social, écologique, etc.) peuvent être considérés sans pour autant les réduire à une seule et unique unité de mesure, contrairement aux Analyses Coûts-Avantages traditionnelles). A l’origine très techniques, souvent circonscrites à l’application de logiciels mathématiques complexes, les AMC ont été rapidement appropriées voire réinventées par les économistes écologiques [8]. Ceux-ci en ont fait des cadres conceptuels et/ou méthodologiques flexibles, acceptant une multitude d’indicateurs hétéroclites et considérant le processus d’évaluation comme étant tout aussi important (voire plus) que le résultat final. Surtout, ces nouvelles AMC ont fourni une structuration des enjeux environnementaux qui rend explicite la dimension politique de l’évaluation lorsque celle-ci n’a pas recours à une agrégation systématique des différents critères.
L’avènement des AMC est sans doute indissociable de celui des démarches participatives, très en vogue depuis plusieurs décennies, et dont la pertinence a été soulignée aussi bien par rapport à la théorie économique, comme une voie de sortie des impasses de la théorie du choix social ou comme un prolongement critique de l’économie du bien-être [9] que par rapport aux sciences de l’environnement, comme un dépassement des limites de la science traditionnelle face à la complexité et l’incertitude qui caractérisent la plupart des problématiques écologiques [10]. Aujourd’hui, les processus participatifs sont mobilisés sous une forme ou une autre dans un grand nombre de domaines d’étude de l’EE (Analyses institutionnelles, prospective territoriale, gouvernance des risques, écologie politique, etc.).
Parallèlement à la progression des évaluations multi-critères et multi-acteurs des problématiques environnementales, les économistes écologiques ont cherché des indicateurs non monétaires pour analyser l’(in)soutenabilité des systèmes économiques. Les premiers temps de l’EE ont été marqués par l’application des lois de la thermodynamique aux processus économiques, ainsi que par la tentative d’analyser ces derniers en termes d’unités d’énergie solaire (dans la lignée des travaux de l’écologue américain Howard T. Odum). Depuis, les propositions d’indicateurs synthétiques se sont succédé entraînant toujours de vives controverses. Citons, entre autres, l’Appropriation Humaine de Production Primaire Nette (HANPP en anglais), l’Analyse des Flux de Matières (MFA en anglais), ou encore l’Empreinte Ecologique, qui a été particulièrement vulgarisée au-delà des frontières académiques et dont le succès a inspiré de nouveaux indicateurs comme l’Empreinte Hydrique (autrement appelée ’eau virtuelle’). Une telle diversité d’indicateurs conduit bien souvent à des conclusions non univoques : une même activité peut se traduire à la fois par une amélioration de l’HANPP et une détérioration de l’Empreinte Ecologique. Cela ne constitue en aucun cas une limite de l’EE. Au contraire, il s’agit là des fondements mêmes de ce courant de pensée : l’impossibilité de « réconcilier » ces indicateurs, et l’arbitrage politique qui en découle nécessairement justifient l’intérêt soutenu pour les AMC et les approches participatives.
Terminons en évoquant une autre branche importante de l’EE présente principalement en Europe : l’étude des conflits environnementaux à dimension globale. Cette approche, héritée de l’écologie politique tiers-mondiste, se penche sur les conflits environnementaux dans les pays du sud pour dévoiler la perpétuation de relations matérielles de type centre-périphérie à l’échelle mondiale. La théorie cépalienne [11] de l’échange inégal y trouve une postérité dans l’idée d’échange écologiquement inégal : en raison de la généralisation du modèle primo-exportateur dans les pays pauvres, ces derniers exportent plus de matières vers les pays riches qu’ils n’en importent, ce qui traduit une spécialisation internationale qui leur est écologiquement défavorable. Les externalités négatives de la croissance mondiale se concentrent ainsi dans les pays en développement, et les réactions à cette situation de la part de leur société civile sont un moteur puissant d’internalisation de ces externalités (ce que J. Martínez-Alier appelle l’ « écologisme des pauvres » [12]).
Débats anciens et modernes au sein de l’EE
Penchons-nous à présent sur quelques points précis ou domaines qui font problème et qui continuent d’alimenter des débats parfois vifs, plus de vingt ans après la création du courant de l’EE.
On pourrait penser que l’horizon normatif de l’EE fait consensus et que tous ses membres y partagent la même définition d’un concept aussi central que celui de soutenabilité, mais il n’en va pas ainsi. Si certains considèrent que la soutenabilité consiste en une internalisation de toutes les externalités, d’autres préfèrent se débarrasser du concept d’externalité et lui préférer ceux de production jointe (toute activité productive produit des pollutions) et de stocks (les ressources disponibles pour la production sont limitées) [13], censés être plus descriptifs et heuristiques. Un tel exemple, qui renvoie à des débats vieux de plusieurs décennies, montre que les divergences de vues entre économistes et non-économistes au sein de l’EE perdurent.
Mais revenons à l’un des fondements de l’EE : la perspective de la soutenabilité forte. Bien qu’il semble que l’on se dirige vers une approche médiane, plus pragmatique, se situant entre soutenabilité faible et forte, l’opposition entre partisans et opposants de la monétarisation de l’environnement persiste. Récemment, un certain nombre d’économistes se revendiquant de l’EE ont participé à la rédaction du rapport TEEB (The Economics of Ecosystems and Biodiversity) sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité. Leur participation n’allait pas de soi, dans la mesure où l’objectif central de l’étude dirigée par l’économiste indien Pavan Sukhdev était de donner une valeur monétaire au capital naturel. Mais cela montre que l’opportunité de monétariser le vivant dans une perspective « pragmatique » (« on ne préserve que ce à quoi on donne une valeur » est le slogan quasi-officiel du TEEB) fait débat au sein de l’EE. Reste que le passage par le monétaire est largement vécu comme un moindre mal concédé au réalisme. La majorité des travaux d’évaluation environnementale de l’EE emprunte donc encore des chemins de traverse ne revendiquant pas un tel passage. Ainsi, à l’autre extrémité du spectre existent des tentatives de construire des cadres analytiques pour l’évaluation environnementale qui soient moins soumis aux biais anthropocentriques de l’évaluation monétaire, en tenant davantage compte de l’intégrité des écosystèmes. Mais l’enjeu devient alors de rendre l’évaluation opérationnelle, dans des contextes généralement marqués par une pressante demande de chiffres (si possible monétaires) de la part des décideurs.
Ce débat autour de l’évaluation environnementale est directement lié au traitement appliqué à ce que l’on a communément appelé services environnementaux, ou services écosystémiques. Ce dernier concept, popularisé notamment par les Millenium Ecosystem Assessments, qui aujourd’hui font référence et servent de base à de nombreux travaux très divers, est probablement un des concepts les plus fédérateurs de l’économie écologique, en ce qu’il représente un pont jeté directement entre l’écologie et l’économie. Toutefois, il fait de moins en moins consensus dans la mesure où, en tant que brique conceptuelle de la valorisation économique de l’environnement, il est une porte ouverte à la monétarisation de la nature, ce que tend à confirmer la fortune actuelle des Paiements pour Services Environnementaux (PSE) [14]. D’où un certain nombre de critiques au sein de l’EE, portant sur le réductionnisme inhérent à l’approche par les « services » de la nature ou dénonçant un anthropocentrisme déplacé et contre-productif [15].
Un autre exemple des difficultés engendrées par l’importation de concepts biologiques nous est fourni par celui de coévolution. Ce concept, développé au sein de l’EE par Richard Norgaard notamment, a donné lieu à des travaux à l’intersection de l’histoire, de l’écologie politique et de différentes formes d’évolutionnismes. Il sert notamment à décrire des phénomènes de rétroaction positive (positive feedback) entre systèmes écologiques et économiques et d’adaptation sociale aux changements environnementaux. Parmi les plus ardents défenseurs de l’approche évolutionniste, Geoffrey M. Hodgson soutient l’opportunité d’une économie écologique darwinienne expurgée de tout darwinisme social mais mobilisant quelques principes fondamentaux à applicabilité universelle. Mais de l’aveu même de ses plus fervents partisans, l’approche coévolutionniste n’est pas facilement mise en application, et l’on est encore loin de disposer d’un corpus de travaux empiriques solide [16] . En outre, les critiques relèvent les difficultés inhérentes à une acception trop lâche du concept, et lui opposent une vision plus rigoureuse et localisée, plus en accord avec l’usage du concept en biologie.
Le débat n’est pas clos : l’usage de concepts disciplinairement dépaysés doit-il être calqué sur l’usage originel ou peut-il se permettre des libertés (notamment un plus haut niveau de généralité) ? A-t-on affaire à un concept opérationnel ou à un faisceau de principes heuristiques s’efforçant de constituer un cadre d’analyse, voire un paradigme ? Dans une large mesure, ces débats rappellent ceux qui concernent le concept de résilience, c’est à dire la capacité d’un système socio-écologique à retrouver un fonctionnement et un développement normal après avoir subi une perturbation importante. Ce dernier entretient d’ailleurs des liens de parenté avec celui de coévolution : un grand nombre de travaux montrent ainsi l’importance de processus coévolutionnaires maîtrisés dans la résilience des groupements humains. Concept travaillé notamment par Carl Folke en Suède au sein du Beijer Institute ou du Stockholm Resilience Centre, la résilience se présente comme une alternative, venant de l’écologie, à d’autres approches plus « sociales » de la question de l’échelle des activités humaines. Mais l’opérationalisation du concept est particulièrement compliquée [17], ce qui lui vaut des critiques y compris au sein de l’EE. Plus largement, le recours à des concepts importés par les écologues ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté des économistes écologiques, prompts à dénoncer le recours aux analogies biologisantes, scientifiquement stériles et politiquement lénifiantes.
Terminons avec une problématique de nature quelque peu différente : celle de la décroissance. La décroissance est une notion neuve n’ayant pas de contrepartie ou d’origine dans une quelconque autre discipline des sciences de la terre, mais dont la visée, bien plutôt normative et prospective qu’analytique, n’empêche pas une prise en charge de plus en plus sérieuse par des économistes écologiques. L’idée est ainsi discutée de façon de plus en plus systématique, bien qu’encore quasi-exclusivement en Europe. Aux commentaires de la pensée des « fondateurs » (N. Georgescu-Roegen, François Partant, Ivan Illich, Jacques Ellul etc.) et aux actualisations du modèle du Club de Rome (The Limits to Growth, 1972), qui circonscrivaient à peu près la discussion scientifique autour de la décroissance jusqu’à très récemment, s’ajoute aujourd’hui une grande diversité de travaux visant à opérationaliser l’idée. Ce qui n’était qu’un « mot-obus » ou un « concept-cadre » (umbrella concept) censé faire pièce au greenwashing (écoblanchiment) est en train de se constituer en champ de recherches au sein de l’EE. Mais l’accueil réservé à la décroissance dans le paysage de l’EE n’est pas unanimement enthousiaste, et nombreux sont ceux qui soutiennent qu’il serait plus productif de s’en tenir à une neutralité axiologique vis-à-vis de la croissance, ou à une « a-croissance » méthodique [18].
Conclusion
Il semble aujourd’hui peu douteux que l’EE fait science sur des bases de plus en plus robustes, que ses travaux essaiment largement dans et hors du monde universitaire, et que sa diversité constitutive lui permet de dialoguer avec les disciplines alentours tout en conservant une remarquable force d’innovation conceptuelle et méthodologique. Pour autant, on peut se poser la question de la pérennité d’une telle discipline, dans la mesure où les recherches relatives à l’environnement s’organisent pluridisciplinairement autour de problématiques ou d’objets circonscrits liés aux grands enjeux contemporains : gestion des zones côtières, évaluation de la biodiversité, désertification, adaptation aux changements climatiques... De nombreux chercheurs se sentent plus à l’aise dans un échange interdisciplinaire centré sur leur objet de recherche qu’au milieu du vaste forum scientifique que représente l’EE, dont les objets sont extrêmement divers. Mais l’EE nous semble être un lieu où des poids et contrepoids (checks and balances) scientifiques ont le potentiel d’éloigner la discipline de formes d’ « autisme » (relatifs à la formalisation mathématique notamment) répandues dans les sciences économiques. Il est à cet égard intéressant de constater que l’un des derniers numéros de la revue Environmental and Resource Economics [19] a été consacré à une critique de l’économie de l’environnement et des ressources naturelles conventionnelle, appelant à une confrontation plus systématique des théories concurrentes entre elles, ainsi que des théories avec l’empirie, et à une intégration plus poussée avec les sciences sociales. Une « science sociale de l’environnement » est-elle sur le point de voir le jour ? Son développement se fera-t-il à l’intérieur de l’économie écologique, en bonne entente avec les autres approches, y compris néoclassiques, ou en institutionnalisant une nouvelle discipline autonome ?
Pour terminer, affirmons que s’il n’y a pas une science répondant au nom d’ « économie écologique », il existe bien un horizon normatif et méthodologique ainsi qu’un chemin balisé par un ensemble de concepts et de méthodes. Nombreuses sont les avenues de recherche encore en friche, sous-explorées, à l’état de projet, comme une EE régulationniste, une EE darwinienne, une social Ecological Economics ou encore une pratique systématique et raisonnée de la transdisciplinarité, mais cela ne doit pas faire oublier les progrès réalisés en l’espace relativement court de deux décennies. Et ne doutons pas que si l’EE perpétue sa vocation de chaudron scientifique traitant de manière ouverte mais rigoureuse certains des plus grands enjeux contemporains, nous aurons beaucoup à en apprendre.