Et s’il fallait se tourner vers le berceau du néolibéralisme pour assister à la renaissance de luttes populaires pour l’émancipation ? Dans les quartiers de relégation de Los Angeles, Julien Talpin a enquêté sur ces « communautés qui s’organisent ».
Et s’il fallait se tourner vers le berceau du néolibéralisme pour assister à la renaissance de luttes populaires pour l’émancipation ? Dans les quartiers de relégation de Los Angeles, Julien Talpin a enquêté sur ces « communautés qui s’organisent ».
Fruit d’une année d’enquête ethnographique à Los Angeles, l’ouvrage nous immerge dans trois associations « communautaires », indiquant autant de directions possibles pour l’action collective des catégories populaires. Toutes ces associations se réclament du community organizing, cette vieille technique de mobilisation des opprimés mise en pratique et théorisée par Saul Alinsky. On sait que l’élection de Barack Obama lui a redonné du lustre, avec le storytelling de ses premiers faits d’armes comme community organizer à Chicago et sa marche victorieuse vers la Maison-Blanche à laquelle a contribué cette méthode de mobilisation électorale. On sait moins que le champ de pratiques rassemblées sous ce label s’est développé de manière spectaculaire à Los Angeles, dans les quartiers mêmes où éclatèrent les émeutes d’avril 1992, les plus violentes qu’ont connues les États-Unis depuis les années 1960.
Depuis les révoltes de l’automne 2005, la France est saisie à son tour par la vogue du community organizing. Des partis politiques y ont cherché une recette pour renouer le contact avec l’électorat populaire. Des jeunes de la Seine-Saint-Denis ont été se former outre-Atlantique avec l’aide de l’ambassade américaine. Des initiatives s’en réclamant se font jour ici ou là, dans les quartiers populaires [1], pour faire émerger des contre-pouvoirs démocratiques ou partir à la conquête du pouvoir politique local. En l’espace de quelques années, le community organizing – que l’on peine toujours à traduire en français – est passé du statut de curiosité exotique à celui de solution à portée de main pour inverser les logiques de marginalisation des quartiers populaires. Simple effet de mode ou voie d’avenir pour transformer les rapports de pouvoir au profit des minorités ségréguées ? Si l’ouvrage de Julien Talpin, politiste au CERAPS/CNRS, éclaire les potentialités du community organizing, il en souligne aussi opportunément les limites.
Pourquoi les villes américaines ne brûlent-elles pas plus souvent alors que les inégalités y sont si criantes ? À Los Angeles, c’est un immense travail d’organisation des classes populaires qui a permis de « convertir la rage en action collective » (p. 8), soutient J. Talpin. La comparaison ne joue pas en faveur de la réaction française aux révoltes de l’automne 2005. Alors qu’ici le fossé entre police et quartiers populaires n’a fait que se creuser, la police de Los Angeles, longtemps réputée pour sa brutalité, a choisi de coopérer avec des associations d’habitants, si bien que la criminalité a régressé, même si l’auteur reste prudent sur les causes de ce phénomène. Alors qu’en France l’essentiel des ressources nouvelles a été mobilisé pour la restructuration physique des quartiers, non sans certains effets antisociaux, une pluie d’argent a été déversée à la suite des émeutes de 1992 sur des organisations dites communautaires, y compris les plus radicales, permettant la structuration d’un solide réseau d’activistes à Los Angeles et ailleurs aux États-Unis.
Une bonne part de ces ressources provient des fondations philanthropiques, lesquelles participent d’une privatisation de l’État social que J. Talpin ne manque pas de dénoncer. Mais certaines fondations se sont spécialisées dans une « philanthropie de justice sociale » qui apporte un soutien décisif aux organisations œuvrant pour des changements structurels. Que ce soit dans un registre contestataire assumé ou en faisant le pari de la coopération conflictuelle avec les institutions, ces organisations cherchent à « reconstruire les bases d’un système social véritablement redistributif » et incarnent « une forme de résistance au tournant néo-libéral de l’action publique » (p. 191).
L’ouvrage relate une série de campagnes victorieuses auxquelles ont pris part les associations de community organizing angelines. Au milieu des années 1990, la Cour suprême donnait raison au Bus Riders Union qui avait attaqué l’autorité locale des transports pour discrimination raciale, décision qui a contribué à résorber le sous-investissement chronique des quartiers de minorités de Los Angeles. À l’automne 2012, l’adoption par voie de référendum de la « proposition 30 », visant à augmenter les impôts afin d’éviter la diminution des budgets publics destinés notamment aux écoles, doit beaucoup au travail de fourmis d’organisations comme L.A. Voice ou Community Coalition pour mobiliser les électeurs des quartiers de minorités pauvres. La proposition 30 s’est traduite par une redistribution massive des ressources au profit des écoles de ces quartiers. La même année, le conseil municipal de Los Angeles adoptait un arrêté sur le « système bancaire responsable » à l’issue d’une campagne initiée par L.A. Voice. L’arrêté requiert une transparence totale des banques sur leurs activités et oblige la ville à traiter en priorité avec celles qui investissent dans les quartiers pauvres et font preuve de souplesse vis-à-vis des propriétaires menacés par la crise des subprimes.
Les stratégies d’alliance sont l’une des clés de ces succès, faisant de Los Angeles le prototype des « coalitions arc-en-ciel » qui fédèrent pauvres et classes moyennes, minorités et Blancs, dans des luttes communes. Le terrain angelin se révèle propice du fait des mutations qu’y a connues le mouvement syndical. Dans un contexte de désindustrialisation accélérée, celui-ci s’est rapproché d’organisations communautaires afin de toucher la population des immigrés latino-américains, peu mobilisée jusque-là. L’une des associations étudiées par J. Talpin, Bus Riders Union, se situe à l’intersection des luttes urbaines, raciales et syndicales. Elle a participé à la création, en 2007 à Los Angeles, de la Right to the City Alliance, une coalition nationale qui lutte contre les effets de la gentrification sur les pauvres, les minorités ethno-raciales et les groupes LGBTQ. De même, la réforme bancaire de 2012 a abouti grâce à l’action convergente d’organisations communautaires et du mouvement Occupy L.A., animé par des activistes de la classe moyenne blanche. Les dissensions apparues à cette occasion signalent néanmoins la fragilité des coalitions inter-classistes et inter-raciales.
La notion de communauté fait l’objet de nombreux contresens en France. J. Talpin rappelle qu’aux États-Unis, elle renvoie d’abord au quartier et aux liens de proximité qui s’y nouent, mais également aux intérêts communs d’un groupe qui prend conscience des conditions inégalitaires qui lui sont imposées. Si la communauté peut être aussi ethnique, raciale ou religieuse, les définitions géographique et identitaire se superposent dans les quartiers où se concentrent des personnes issues des mêmes groupes minorisés. Cependant, et c’est un autre contresens fréquent déconstruit par l’auteur, la finalité du community organizing n’est pas de conserver une identité ou des liens préexistants menacés. Dans le travail d’organisation de la communauté, celle-ci n’est qu’un moyen au service d’une fin : l’égalité et la justice sociale plutôt que la reconnaissance des différences. J. Talpin relève aussi que les organisations communautaires, dotées d’un statut associatif, en appellent à l’engagement volontaire des individus, et relèvent donc tout à la fois des principes communautaires et sociétaires.
Dans cette dialectique de la communauté et de la société, le community organizing doit affronter deux défis. Face au risque de division des groupes minoritaires, le premier est de parvenir à articuler des revendications formulées en termes de « classe » et de « race ». Pour éviter de disjoindre les luttes contre les inégalités sociales et contre les discriminations raciales, les associations communautaires doivent mener un « travail d’unification symbolique cherchant à mettre en avant des intérêts partagés entre des groupes sociaux et raciaux historiquement enracinés » (p. 94). Sachant que la diversité ethno-raciale et sociale peut fragiliser la cohésion communautaire, l’auteur décrit les stratégies pour réguler cette diversité au sein des conseils d’administration des organisations ou pour s’adresser à des publics spécifiques, afin par exemple de consolider l’alliance des Africains-Américains et des Latinos qui s’étaient violemment opposés lors des émeutes de 1992. Sont également évoquées les tentatives de coordination avec des organisations implantées en milieu rural ou dans le Midwest pour mobiliser des Blancs pauvres autour de causes communes. Mais cette ambition d’unification des classes populaires reste inachevée, souligne J. Talpin. L’élection de Trump, postérieure à la publication du livre, donne une idée de l’immensité de la tâche.
L’autre défi majeur pour le community organizing est sa capacité à articuler la mobilisation de communautés primaires à l’échelle des quartiers et les objectifs de transformation sociale qui commandent d’agir à d’autres échelles. À Los Angeles tout du moins, le community organizing évite l’écueil du localisme. Il ne cède pas à la tentation de souder la communauté contre certains de ses éléments, en imputant aux délinquants et marginaux du quartier la responsabilité de ses dérèglements [2]. Pour s’attaquer aux racines du mal, c’est-à-dire agir sur les mécanismes structurels de production des inégalités, l’adversaire doit être désigné à l’extérieur, du côté des pouvoirs publics ou des grandes entreprises.
Certes, le travail d’organisation commence au plus près des individus, sollicités par diverses techniques : porte-à-porte, coups de téléphone, réunions d’appartement, entretiens en tête-à-tête. Mais l’enjeu est bien de « transformer des troubles individuels en problèmes collectifs » (p. 85). Le livre contient de nombreux et saisissants récits de vie, exposés lors de réunions publiques, où
la mise en scène de la souffrance personnelle doit inciter à l’action et au changement social. (p. 222)
L’opération peut être considérée comme réussie lorsque cette montée en généralité débouche sur des changements en matière de régulation des activités bancaires, de financement équitable des écoles publiques ou d’amélioration de la desserte en transports en commun des quartiers. Mais les luttes extra-locales (par exemple la campagne nationale pour la régularisation de 11 millions de sans-papiers) engendrent aussi des contradictions. Elles requièrent des niveaux de coordination et des processus de délégation à des négociateurs rompus à la technicité des enjeux qui se traduisent par une dépossession de la « base », celle des habitants du quartier. Le community organizing n’offre donc pas de solution idéale pour surmonter le dilemme de la démocratie et de l’efficacité.
La règle d’or du community organizing est de « ne jamais faire pour les gens ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes », et ne se confond donc pas avec l’advocacy qui consiste à parler au nom des victimes d’injustices. Les associations de community organizing entrent dans le champ des community-based organizations (CBO), terme générique désignant les organisations de quartier qui cherchent à répondre aux besoins ou à défendre les intérêts des plus précarisés en appui sur l’implication de volontaires. Enrichissant la typologie de Nicole P. Marwell, qui distingue au sein des CBO les organisations de développement communautaire [3] et les associations de services, J. Talpin cherche à identifier la spécificité du community organizing. Mais les catégorisations sont fragiles et l’auteur reconnaît lui-même que la construction d’idéaux-types masque les dynamiques d’organisations susceptibles de passer d’un modèle à l’autre. De fait, certaines des organisations qu’il étudie ne se contentent pas de revendiquer des mesures de justice sociale, mais se présentent aussi comme pourvoyeuses de services (sociaux, éducatifs ou d’insertion) à la communauté. À leur corps défendant, elles sont également parties prenantes du processus de privatisation de l’État social – une dimension que l’ouvrage n’explore sans doute pas suffisamment, réservant cette critique aux autres CBO.
À la lecture de l’ouvrage, l’opposition entre organisations de community organizing et de community development (développement communautaire) pourra sembler de même un peu trop stylisée. Tout en partageant le principe d’engagement des habitants des quartiers pauvres dans la résolution de leurs problèmes [4], les deux approches diffèrent quant à leur méthode et à la conception du pouvoir qu’elle sous-tend. Dans la pureté théorique du modèle, et pour reprendre la célèbre catégorisation d’Alinsky, le community organizing engage les « have nots » dans une confrontation avec les « haves », c’est-à-dire les détenteurs du pouvoir. La logique du développement communautaire est inverse, faisant le pari que les individus et les groupes peuvent surmonter les inégalités de pouvoir et de ressources en unissant leurs forces pour résoudre en commun des problèmes. Mais le livre ne rend pas forcément justice à la diversité des pratiques mises en œuvre dans ces démarches collaboratives de « construction d’une capacité de la communauté » (capacity community building). Sauf à considérer que la gestion des problèmes incombe au seul secteur public, il tend à durcir l’opposition entre ce registre consensuel de l’action collective et celui du community organizing, au risque de sous-estimer leur possible complémentarité]. Les exemples fournis par l’auteur, comme la coopération avec la police dans le cadre du community policing, montrent que le caractère confrontationnel du community organizing peut lui-même s’émousser au contact des institutions. L’auteur prend néanmoins soin de souligner le pragmatisme des acteurs du community organizing qui, selon le degré d’ouverture de leurs interlocuteurs, « peut osciller entre discussion constructive et rapport de force conflictuel » (p. 146).
La question de son financement éloigne également le community organizing de la pureté du modèle. Alors que l’indépendance financière en est l’un des principes cardinaux, l’une des organisations étudiées par J. Talpin, Community Coalition, reçoit une part non négligeable de financements publics. Quant aux financements privés (provenant des fondations), ils n’auraient « pas atténué la capacité critique des organisations communautaires à Los Angeles » (p. 255). Certains des effets de ces financements privés, décrits par l’auteur, sont cependant similaires à ceux qui s’observent dans le champ du développement communautaire, présenté comme « le versant néo-libéral des politiques d’empowerment » (p. 49). Les fondations poussent ainsi à la professionnalisation des associations de community organizing, lesquelles se dotent de techniciens spécialisés dans la réponse aux appels à projets et la production d’indicateurs chiffrés destinés à prouver leur « impact ». Le community organizing n’est donc pas à l’abri du managérialisme caractéristique des politiques néo-libérales, qu’il combat par ailleurs.
Si J. Talpin exprime une évidente sympathie pour son objet, il ne tombe pas dans le piège de l’idéalisation. Il souligne l’emprise des salariés exerçant une forme de « domination bureaucratique » (p. 21). Il interroge ces « assemblées internes (qui) sont rarement des espaces démocratiques de délibération et de réflexion collective » (p. 266). Il examine enfin les contradictions découlant de la constitution des leaders associatifs en « aristocratie populaire » (p. 268), issue « des fractions les mieux intégrées du précariat » (p. 85). Au risque de s’éloigner de son objectif initial de replacer les plus précaires au centre de l’action, le community organizing sert aussi à produire une élite locale, dont il facilite l’insertion professionnelle et la reconnaissance sociale.
Ces distorsions entre le projet fondateur du community organizing et ses formes concrètes d’organisation et de fonctionnement sont sans doute inhérentes à l’association considérée comme institution. Aux yeux de J. Talpin, la seule façon d’échapper aux contradictions nées de l’institutionnalisation du community organizing consiste à renforcer la démocratie et la délibération internes. Entre les « styles organisationnels » contrastés qu’il analyse, l’« organizing collectif » semble avoir ses faveurs. L’organizing collectif prend appui sur les « réseaux relationnels horizontaux » (p. 240) de collectifs ou d’institutions préexistants, notamment les communautés religieuses. L’ « organizing individuel » apparaît davantage dominé par les salariés. S’il cherche à mobiliser des populations plus démunies, le modèle individuel place les organizers en position dominante, dans une démarche qui frôle l’embrigadement et l’endoctrinement [5].
L’éloignement entre les leaders et la base est un dilemme classique, déjà identifié par Robert Michels dans les partis ouvriers du début du siècle dernier à travers sa fameuse « loi d’airain de l’oligarchie ». De façon fort intéressante, Talpin pousse plus loin la comparaison avec les organisations du mouvement ouvrier. Sa réflexion est d’autant plus stimulante qu’elle a pour toile de fond la question de la transférabilité du community organizing dans le cadre français [6]. Le constat de départ est celui « des effets délétères de la démobilisation politique des catégories populaires découlant du déclin du mouvement ouvrier » (p. 271). Ce mouvement aurait entretenu diverses affinités objectives avec le community organizing, comme l’importance des groupes primaires comme espaces de sociabilité, l’accent mis sur la formation des militants et l’éducation populaire, la promotion de leaders issus du peuple, etc. Le community organizing aurait précisément occupé aux États-Unis l’espace laissé vacant par l’absence de parti ouvrier de masse, même si Alinsky était notoirement allergique à l’idée de révolution communiste appuyée sur une avant-garde éclairée, cherchant au contraire à faire émerger la « force du nombre ».
Les conditions de possibilité d’un community organizing « à la française » pourraient donc être réunies à la faveur du déclin du Parti communiste français et de ses organisations satellites, dont il pourrait utilement prendre la relève si l’on suit J. Talpin. Le dernier chapitre du livre est ainsi intitulé « Vers un community organizing à la française ». L’auteur identifie néanmoins certaines faiblesses structurelles de cette forme d’action collective au regard du mouvement ouvrier. La première tient à l’absence de philosophie de l’histoire et à la relative pauvreté théorique du community organizing que le concept de « justice spatiale » avancé par Edward Soja ou David Harvey ne pourrait compenser. J. Talpin doute que l’on puisse « faire de l’habitant le sujet de l’histoire » (p. 307) à l’image du prolétaire d’antan, tant il est difficile « de mobiliser à partir d’une identité – le quartier – peu valorisée, dont certains habitants cherchent à se départir » (p. 308).
C’est l’autre grande faiblesse des mobilisations communautaires : elles ne proposent pas de « sujet collectif stabilisé » (p. 141), du fait même de « l’intersectionnalité des formes de domination » (p. 310). J. Talpin renonce dès lors à toute idée de sujet politique unifié, pour privilégier des coalitions souples entre groupes auto-organisés, permettant d’articuler des identités sociales, territoriales et raciales. Or, c’est ici que la gauche française trébuche, faute de s’être adaptée « à la nouvelle sociologie des classes populaires » (p. 20), dont l’expérience est largement façonnée par les inégalités raciales et les discriminations religieuses, lesquelles sont autant de leviers potentiels d’action collective.
Autre débouché possible du community organizing : la conquête du pouvoir politique. L’auteur fait moins référence ici à sa réappropriation superficielle par le Parti socialiste en 2012, voyant dans le community organizing « une “boite à outils” déconnectée des objectifs politiques de ses pères fondateurs » (p. 293), qu’aux listes autonomes présentées avec un certain succès aux élections municipales de 2014 par des « leaders » issus des quartiers populaires, formés à cette méthode par Stop le contrôle au faciès ou Studio Praxis.
À Los Angeles, la fondatrice de Community Coalition a été élue députée démocrate en 2004. Si l’accès au pouvoir politique par des élus « alliés » constitue une stratégie pour étendre l’influence des classes populaires, les organisations d’obédience alinskienne évitent néanmoins la confusion des genres. Elles préfèrent exercer une pression constante sur les élus, et ce dès leur entrée en campagne. Sont finement décrites ces accountability sessions au cours desquelles les candidats sont passés au crible des questions du public, « transformant l’élu en campagne en serviteur de la communauté » (p. 185). Ces mécanismes préfigurent une démocratie d’interpellation [7], dont les élus français semblent encore bien éloignés, y compris à gauche, persuadés qu’ils sont de détenir un monopole sur l’énonciation de l’intérêt général.
Si cette pratique ne manque pas de fasciner ceux qui ne se résolvent pas à la marginalisation civique des classes populaires, J. Talpin résiste à cette séduction au terme d’une analyse solide et richement documentée. Il n’en oublie pas moins que la sociologie peut (ou devrait) servir aussi à outiller intellectuellement les acteurs des luttes pour l’émancipation. À l’image de son objet d’étude, l’auteur se fait donc stratège, jaugeant les contraintes et appréciant les potentialités offertes par le community organizing.
par , le 24 juillet 2017
– Saul Alinsky, Être radical : manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Bruxelles, Aden, 2012 (traduction française de Rules for Radicals, 1971).
– Hélène Balazard, Agir en démocratie, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 2015.
– Nicolas Duvoux, Les oubliés du rêve américain. Philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis, Presses universitaires de France, coll. « le lien social », 2015.
– Henry Louis Gates Jr., Cornel West, The Future of Race, New York, Knopf, 1996.
– Jean-Louis Laville, Renaud Sainsaulieu, L’association. Sociologie et économie, Paris, Fayard, Collection Pluriel, 2013.
– Nicole P. Marwell, « Privatizing the Welfare State : Nonprofit Community-Based Organizations as Political Actors », American Sociological Review, vol. 69, n° 2, avril 2004, p. 265-291.
– Robert Michels, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971.
– Robert Putnam, « E Pluribus Unum : Diversity and Community in the Twenty-First Century », Scandinavian Political Studies, vol. 30, n° 2, 2007, p. 131-174.
– Edward Soja, Seeking Spatial Justice, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010.
– Edward Soja, My Los Angeles : From Urban Restructuring to Regional Urbanization, Berkeley, University of California Press, 2014.
– Julien Talpin, Julien O’Miel et Frank Frégosi, L’islam et la cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2017.
– William Julius Wilson, The Bridge over the Racial Divide : Rising Inequality and Coalition Politics, Berkeley, University of California Press, 1999.
Thomas Kirszbaum, « Quartiers debout », La Vie des idées , 24 juillet 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quartiers-debout
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[1] La plus en vue de ces initiatives est l’Alliance citoyenne mise en place dans l’agglomération grenobloise, avec désormais des ramifications à Rennes et Aubervilliers.
[2] Julien Talpin s’intéresse à l’action des groupes communautaires pour casser le school-to-prison pipeline résultant de l’abandon des écoles publiques. L’auteur estime qu’en agissant sur les causes systémiques de la criminalité, ces organisations ne peuvent être considérées comme de simples agents de la pacification sociale des communautés.
[3] Le développement communautaire peut se définir comme la mise en valeur des ressources endogènes des quartiers.
[4] Des organisations de développement communautaire recrutent aussi des community organizers, même s’ils sont qualifiés de « light » par les tenants d’une approche plus radicale de l’organizing. Voir Bill Traynor, « Community Building : Limitations and Promises », in James DeFilippis, Susan Saegert (dir.), The Community Development Reader, New York, Routledge, 2007.
[5] L.A. Voice et Community Coalition incarnent respectivement ces deux styles d’organizing. Le troisième style organisationnel, qualifié de « radical », est représenté par Bus Riders Union, à l’orientation idéologique marxisante affirmée et qui s’adresse à un public souvent politisé en amont.
[6] Même si l’auteur affirme paradoxalement, en référence à Loïc Wacquant, que les « ghettos » américains et les « banlieues » françaises ne sont pas comparables (p. 16).
[7] Une forme de démocratie que l’auteur recommande de développer en France, à l’instar de Marie Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache dans leur rapport au ministre délégué chargé de la Ville : Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, juillet 2013.