En retraçant la trajectoire de leurs mères, deux autrices restituent les styles de vie de deux institutrices dans les années 1960 et 1970, ainsi que leur quête pour l’émancipation économique et intellectuelle.
En retraçant la trajectoire de leurs mères, deux autrices restituent les styles de vie de deux institutrices dans les années 1960 et 1970, ainsi que leur quête pour l’émancipation économique et intellectuelle.
Nos mères est un livre déroutant, tout autant que passionnant. Christine, professeure de sociologie qui a perdu sa mère Christiane à l’âge de cinq ans, et Karine, professeure du secondaire diplômée en études de genre, qui a été très proche de sa mère Huguette sans vraiment la connaître, s’associent pour mener une enquête singulière, à la fois intime et sociohistorique. Nos mères met au jour les voies de l’émancipation de deux femmes « ordinaires » (p. 6), replacées dans une époque, une génération, un métier (celui d’institutrice). Après une présentation du projet, de sa méthodologie et de sa dimension collective, les traces laissées par Christiane, à l’école normale et en Tunisie où elle fut coopérante, sont explorées. Ensuite, le livre se consacre à Huguette, et notamment à sa correspondance épistolaire de plus de vingt ans avec Simone de Beauvoir, avant de s’intéresser à cette génération de filles devenues femmes dans les années 1960 et qui se sont battues pour que leur corps leur appartienne. En contre-point, le livre analyse également les réactions des maris de Christiane et Huguette, « les hommes de ces femmes-là » (p. 279), qui sont aussi les pères des auteures.
Sans revenir de façon exhaustive sur le contenu de chaque chapitre, cette recension synthétise le livre suivant trois dimensions transversales : la nature atypique de l’ouvrage, les expériences croisées d’Huguette et Christiane dans l’enseignement, et leur émancipation relative de la « domination rapprochée ».
Le livre n’est ni égo-histoire, ni démarche généalogique. À partir d’histoires de vie, il entend départiculariser Christiane et Huguette, et expliquer les orientations et bifurcations biographiques en termes de genre, d’origine sociale, de génération, de socialisation, sans ignorer les effets des rencontres. Concrètement, il s’agit de « penser par cas », c’est à dire « prendre en compte une situation, en reconstruire les circonstances – les contextes – et les réinsérer ainsi dans une histoire, celle qui est appelée à rendre raison de l’agencement particulier qui d’une singularité fait un cas » (Passeron et Revel, 2005, cités p. 13).
Le projet est né d’une rencontre dans une librairie, au cours de laquelle Christine et Karine ont évoqué leurs mères. Christine a écrit un roman sur sa mère, qu’elle a très peu connue [1]. Pour Karine, qui a été très proche de sa mère, écrivaine ayant laissé de nombreux documents et manuscrits, écrire sur celle-ci serait « trop dur » (p. 6). Alors « Christine a proposé ce projet un peu fou à Karine : on se servirait du trop de l’une pour combler le rien de l’autre » (p. 7). Sur la vie de Christiane, les traces sont éparses. Le projet, qui se nourrit d’une quête personnelle, s’est fait en inventant le chemin au fur et à mesure, et il a été ponctué de nombreuses rencontres : avec des enquêtés, témoins des vies de Christiane et Huguette, avec des collègues chercheures devenues alliées de terrain, avec des auteurs, en particulier Annie Ernaux qui a relu le livre.
Christiane et Huguette sont toutes deux nées dans les années 1940 et aujourd’hui décédées. « Deux endormies » (p. 8), dont l’enquête a permis de recomposer la vie. Elles ont été institutrices et se sont mariées très jeunes toutes deux avec un instituteur. Cependant, une différence essentielle dans leurs parcours tient à leurs origines sociales.
Née d’un père agent de police et d’une mère qui fait des ménages pour compléter les revenus, Christiane a intégré l’école normale de filles de Douai (ENF). Des entretiens avec les anciennes camarades de promotion de Christiane permettent de connaître l’ordinaire de la vie dans cette institution. Se préparant pour la plupart à enseigner dans les écoles rurales où elles ont grandi, les normaliennes apprennent à se démarquer : « la tenue, la moralité, le langage doivent être exemplaires » (p. 39). Comme la plupart des élèves de milieu populaire, Christiane prépare à l’ENF le bac « sciences ex ». L’étude des dossiers des élèves-maîtresses de la promotion de Christiane révèle les écarts sociaux : quelques normaliennes, d’origines sociales plus favorisées, passeront le bac « philo » (le plus prestigieux) et poursuivront à l’université ou vers l’enseignement secondaire. L’enquête parvient à rendre Christiane « terriblement vivante » (p. 30) : ses bulletins disent d’elle qu’elle est « agitée, elle est puérile, elle se tient mal, elle parle mal, elle ne sait pas s’organiser. Bref, elle ne tient pas en place : surtout, elle ne tient pas sa place » (p. 42). « Sa place », c’est-à-dire celle d’institutrice, représentante de la République dans les écoles, acquise au terme d’un cursus scolaire honorable, jalonné de réussites (au concours d’entrée à l’ENF, au baccalauréat), à distance de ce que ses parents et plus encore ses grands-parents ont connu. En l’espèce, l’inspecteur qui lui rend visite sur son premier poste lui témoigne sa confiance, preuve que les années passées à l’école normale ont opéré chez Christiane une transformation sociale, qui l’éloigne de son milieu d’origine.
Christiane fait aussi l’expérience de la coopération en Tunisie, avec son mari Jean-Luc, rencontré à l’école normale. À la fin des années 1960, le tourisme de masse n’existe pas encore véritablement, et les départs à l’étranger sont rares. La coopération est une aventure, une parenthèse « enchantée » (p. 85). Coopérants et coopérantes y connaissent l’ennui, le désœuvrement, mais aussi de nouveaux possibles, par exemple des loisirs comme le tennis et la voile qui en France sont réservés à une élite. Les salaires « doublés » (p. 107), le luxe à pas cher, l’emploi de personnel de maison, changent leur vie.
L’écart social qui sépare Huguette de Christiane se révèle dans leurs parcours d’accès à l’enseignement. Du côté d’Huguette, un père ingénieur et une mère employée des PTT, des grands-parents paternels instituteurs dans l’enseignement public en Lozère. Déjà mère, Huguette a obtenu au lycée un « bac philo », comme son mari Gaby, d’origine sociale pourtant populaire. Le couple s’oriente vers l’enseignement sous les incitations de la famille d’Huguette, deux « vocations forcées » (p. 116). De plus, Huguette ne sort pas de la « voie royale » que représentent alors les écoles normales, elle n’est pas intégrée dans le réseau de ses anciennes élèves et se sent isolée dans son métier. Avec Gaby, ils enseignent en Lozère, où les conditions d’enseignement sont difficiles. Huguette travaille dans une « école-taudis », insalubre. Huguette souffre (plus que son mari) de sa condition matérielle, à laquelle son enfance ne l’a pas habituée. Sensible aux injustices, Huguette envoie une lettre à Simone de Beauvoir, qui lui répond.
C’est le début d’une nouvelle vie : un premier article publié dans Les Temps modernes, puis un livre aux éditions Mercure de France, Institutrice de village, publié en 1969. Le livre est un succès, qui résonne aujourd’hui encore dans les vallées de Lozère. Des articles dans la presse, un passage à Radioscopie, « monument du paysage audiovisuel d’alors » (p. 130), donnent à Huguette une certaine notoriété. L’écriture ne facilite pas sa vie d’enseignante : Huguette se voit reproché d’être une enfant gâtée, de rabaisser le métier d’instituteur, de mépriser les paysans. En outre, ce succès d’écriture est le seul : ses manuscrits ultérieurs, pourtant relus par Simone de Beauvoir, sont refusés. Néanmoins, l’écriture n’est pas seulement pour Huguette une manière de réhabiliter une condition sociale déclassée, il s’agit aussi d’une émancipation par rapport à sa condition de femme.
Les trajectoires de Christiane et Huguette témoignent de la mise à mal de la « domination rapprochée » (Memmi, 2008), entre enfants et parents, mari et femme. Dans les années 1960, les femmes sortent du foyer par les études, le travail, la culture juvénile. Cependant, les injonctions contradictoires faites aux femmes « modernes » sont nombreuses : « travailler, se marier, avoir des enfants, être belle – mais avec mesure, élégante, mais sans trop dépenser, tout en continuant à s’occuper du quotidien et du domestique » (p. 252). Par des résistances quotidiennes, souterraines, Huguette comme Christiane vont remettre en cause les contraintes et tenter de réinventer leur condition. Elles le font toutefois de manières distinctes.
Si à l’école normale Christiane se crée des amitiés, découvre Sheila et Françoise Hardy, flirte, la coopération constitue une échappatoire décisive. En Tunisie, c’est « la libération des mœurs loin de la contrainte du regard familial » (p. 107) : Christiane y aurait eu un amant, ou peut-être pas, mais assurément voulait divorcer, laisser à Jean-Luc la garde de leurs deux enfants, et surtout ne plus en avoir. « Mère abandonnique » (p. 273), elle se fait ligaturer les trompes, pratique alors encouragée en Tunisie. Christiane décède dans un accident de voiture en Tunisie à l’âge de 26 ans, Jean-Luc décide de ne plus parler d’elle, et bien des questions resteront sans réponse.
Si les modes de résistance de Christiane sont individuels, ceux d’Huguette sont plus collectifs. Au lycée, Huguette flirte avec des garçons dont les idées sont proches des siennes. Huguette est socialisée au féminisme, par ses lectures, sa correspondance avec Simone de Beauvoir, à qui elle se confie. Son livre lui amène un amant journaliste. Enceinte d’un quatrième enfant, elle avorte, « crime de lèse-maternité » (p. 272), qui en 1972 peut constituer un acte militant. Huguette adhère au Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC). Si elle change de prénom et reprend son nom de jeune fille, Huguette ne se sentira jamais véritablement « déligotée » (p. 216), ne parvenant pas à divorcer ni à « pallier les déclassements originaux » (p. 206). Elle décrit alors dans ses lettres à Simone de Beauvoir un « apaisement, dont on peut espérer qu’il ne soit pas uniquement renoncement » (p. 149).
Nos mères est un livre en équilibre sur plusieurs registres. Fruit d’un « travail de détective » (p. 86), il se lit comme un roman, créant des effets d’attente, rendant la vie d’une époque par les détails des lettres écrites, des menus de la cantine, des tenues et des coiffures, empruntant au style de Georges Perec. Ce livre, foisonnant de détails, est une mine d’informations, par exemple sur les « familles pédagogiques », destinées à faciliter les unions entre élèves-maîtres et maîtresses, sur les relations amoureuses entre filles dans les écoles normales, sur les « écoles-taudis ».
Enquête sociohistorique fondée sur des ressources biographiques inégalement abondantes, le livre assume des déséquilibres, qui pourront sembler manquer à l’analyse si le livre est lu par intérêt pour ses « sous-thèmes », la condition enseignante ou celle des femmes. Ainsi, peu d’éléments de contexte sont donnés sur l’expérience des remplaçantes qui, comme Huguette vont intégrer l’enseignement en nombre dans les années 1960. À la hauteur de quatre vies ordinaires (le livre consacre de nombreuses pages à Jean-Luc et Gaby), les normes de genre du féminin comme du masculin sont explorées. Mais le livre donne envie d’en savoir plus sur ces hommes qui auraient voulu ne pas avoir d’enfants, en avoir moins, ou en avoir autrement. Et que dire de ces enseignants qui, comme Jean-Luc et Gaby, nourrissent très tôt l’envie de rebondir vers un autre métier ?
Ce livre, construit sur l’émotion, en suscite aussi : au fil des pages, lorsque les auteures (re)découvrent leurs mères, une profonde empathie est ressentie pour cette expérience de terrain étonnante. Mais le livre n’est pas un roman. Si les auteures ne cachent rien des « coups au cœur », elles racontent « l’enquête qui prend le dessus » (p. 301) et qui rend l’émotion moins intense. L’enquête qui crée des liens nouveaux, renouvelle les liens existants et permet de refaire famille, preuve que le rapport au terrain en sciences sociales est aussi une expérience de vie.
par , le 7 avril 2021
• Memmi D. (2008), « Mai 68 ou la crise de la domination rapprochée », in Mai-juin 68, D. Damamme, B. Gobille, F. Matonti, B. Pudal, Paris, Les Editions de l’Atelier.
• Passeron J.-C. et Revel J. (2005), « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », in Penser par cas, J.-C. Passeron et Jacques Revel, Paris, Éditions de l’EHESS.
Géraldine Farges, « Quand maman s’émancipait », La Vie des idées , 7 avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-maman-s-emancipait
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[1] Christine Détrez, Rien sur ma mère, Éditions Chèvre-feuille étoilée, Montpellier, 2008.