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Essai Société

Quand les enseignants claquent la porte


par Sandrine Garcia , le 29 juin 2021


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Les démissions de professeurs des écoles, bien que statistiquement limitées, sont un révélateur de la dégradation des conditions de travail des enseignants dans un contexte d’austérité budgétaire, sans que cette question se limite au thème de la revalorisation des salaires.

Suite à la publication de données qui faisaient état d’une augmentation du nombre de démissions des professeurs des écoles (Jarraud, 2020) et de l’événement tragique qu’a représenté le suicide de Christine Renon le 21 septembre 2019 (Le Monde, 3 octobre 2019), le groupe professionnel des enseignants du primaire a attiré une attention inhabituelle, à rebours d’une conception idéalisée d’un métier avec des horaires souples, une journée de travail qui se termine à 16 heures 30, beaucoup de temps libre et une grande autonomie. C’est d’ailleurs une profession qui attire un nombre relativement important de personnes en reconversion, notamment dans le premier degré, où leur proportion est passée de 18,8 % en 2011 à 28,3 % en 2018 d’admis au concours. En même temps, le taux de démissions, en particulier chez les stagiaires qui sont à mi-temps en stage et à mi-temps en classe, depuis la réforme de 2013 liée à la « refondation de l’école » a triplé entre 2012-2013 et 2015-2016, passant de 1,66 % en 2012-2013 à 3,18 % en 2015-2016 (Carles et Frérat, 2017, p. 37). La proportion d’enseignants en poste qui démissionnent reste cependant relativement modeste malgré cette augmentation : elle représente 0,02 % durant l’année scolaire 2008-2009, 0,08 % en 2013-2014 et 0,24 % en 2017-2018 (Feuillet et Prouteau, 2020).
 6 % des stagiaires ne sont plus enseignants l’année suivante en 2017, qu’ils soient licenciés ou qu’ils démissionnent ou qu’ils prennent une disponibilité (un tiers des enseignants débutants).

L’enjeu de cet article est de décrire et d’analyser les charges de plus en plus lourdes auxquelles doivent faire face les professeurs des écoles, et qui expliquent la crise que traverse actuellement la profession ; le nombre de démissions, statistiquement insignifiant, n’est qu’un révélateur parmi d’autres, dont la baisse d’attractivité du métier, l’insatisfaction d’une partie grandissante de la profession, etc.

La Nouvelle Gestion Publique : l’exemple de la taille des classes

Commentant les chiffres de démission, le journaliste de l’éducation François Jarraud (2020) observe que « les taux français de démission restent bien en dessous de ceux qui existent dans le monde anglo-saxon, par exemple au Royaume-Uni, évalués à 8 % en 2016 par une étude de la National Foundation for Educational Research (NFER). Il invoque une transformation inéluctable qu’il associe à la généralisation de la Nouvelle Gestion Publique dans les métiers de l’enseignement.

L’enquête menée dans le cadre du laboratoire IREDU auprès d’une soixantaine d’enseignants ayant démissionné ou s’étant mis en disponibilité en attendant de pouvoir le faire renseigne sur les modalités précises adoptées par cette Nouvelle Gestion Publique dans le cas des enseignants du premier degré en France (Garcia, 2021). Elle s’appuie sur des entretiens ethnographiques, qui permettent de saisir comment s’articulent dans des conditions de travail spécifiques, concrètes, les principes associés au corpus théorique et idéologique de la Nouvelle Gestion Publique (NGP). Même s’il existe de fortes convergences entre les différents secteurs où cette dernière est mise en œuvre (il s’agit généralement de faire plus avec moins de moyens), les déclinaisons des principes de la NGP adoptent des formes spécifiques, enchâssées dans l’histoire des professions et des différents segments qui historiquement les structurent. La force idéologique de la NGP est de transformer en objectifs des valeurs propres au service public et auxquelles sont socialisés ses agents, comme, dans l’Éducation Nationale, la réduction des inégalités, transformées en indicateurs qui doivent se concilier avec la réduction des dépenses publiques.

L’exemple de la taille des classes est significatif. En 2010, l’une des fiches envoyées aux inspecteurs d’académie par le ministère pour réaliser des gains d’emploi préconise une augmentation de la taille des classes (Jarraud, 2010). Du constat selon lequel « L’augmentation de la taille moyenne des classes a un impact direct et très important sur les besoins en E.T.P. dans le premier degré », elle en tire que « La définition et l’utilisation des seuils d’ouverture et de fermeture de classes peuvent contribuer efficacement à une augmentation du nombre moyen d’élèves par classe ». On ne renonce pas officiellement aux objectifs de lutte contre les inégalités, on essaie de les rendre compatibles avec des objectifs gestionnaires, parce qu’il serait commode qu’ils le soient. Il est en effet précisé que « la réduction ou le maintien de la taille des classes doit ainsi être réservé aux secteurs relevant de l’éducation prioritaire et être strictement accompagné (pédagogie) et encadré (évaluation) ».

Mais cela suppose souvent une distorsion de la réalité. L’augmentation de la taille des classes va à l’encontre des recherches (Bressoux, 2011) qui montrent, au contraire que la réduction du nombre d’élèves par classe permet d’améliorer de manière significative les acquisitions des élèves les plus défavorisés socialement, c’est-à-dire aussi ceux qui justifient le plus qu’on lutte contre les inégalités. Et réserver ces réductions aux ZEP (devenues entre-temps des REP) revient à occulter que celles-ci ne scolarisent qu’une partie de ces élèves et que, par ailleurs, en les concentrant, les REP produisent aussi des effets négatifs spécifiques qui vont à l’encontre des objectifs annoncés (ce qui ne veut évidemment pas dire que la mixité sociale peut en tant que telle constituer une politique de réduction des inégalités).

La politique d’augmentation du nombre d’élèves par classe a entraîné des effets domino qui sont peu visibles de l’extérieur, mais que notre enquête fait clairement ressortir. Pour éviter les fermetures de classe, les équipes pédagogiques regroupent des niveaux différents, ce qui pose aux débutants de gros problèmes de gestion de classe et un alourdissement du travail de préparation. Selon les contraintes locales, les niveaux ne se suivent pas nécessairement et les enseignants se retrouvent parfois avec deux, voire trois classes en une, en particulier dans les zones rurales où ils sont plus souvent affectés, parfois sur des postes fractionnés (sur plusieurs écoles).

Cette politique de regroupement des classes a évidemment des effets variables selon les territoires concernés : elle a davantage concerné les zones peu denses, où sont plus souvent affectés les débutants. Elle n’est qu’une des mesures préconisées et mises en œuvre. La réduction du nombre d’enseignants spécialisés, non remplacés pour une partie d’entre eux, réintégrés dans des classes ordinaires pour une autre partie, la limitation du volant de remplaçants, d’intervenants extérieurs en langue (remplacés par des enseignants habilités pour les besoins de la cause gestionnaire à le faire), ont également eu des effets délétères sur les conditions de travail et d’enseignement. Les équipes fonctionnent « en flux tendus » et il suffit d’un rien pour faire basculer un équilibre trop fragile : l’absence d’un enseignant malade et non remplacé qui les oblige à se répartir les élèves que les parents n’ont pu garder chez eux et auxquels il aura fallu préalablement téléphoner, quelques élèves perturbateurs, une augmentation du nombre d’élèves dans une classe, etc.

Les mesures d’austérité ont d’autant plus lourdement pesé qu’elles se sont ajoutées à une réforme majeure qui aurait supposé que le nombre d’élèves fût au contraire réduit et les aides apportées aux enseignants renforcées : la politique d’inclusion scolaire impulsée par la loi 2005 sur le handicap qui suppose d’accueillir au sein de l’ordre ordinaire des élèves en situation de handicap si les parents en expriment la volonté, ce qui est un objectif de la déclaration de Salamanque (1994) en faveur d’une politique scolaire « inclusive ». Cette politique inclusive est un exemple typique de la manière dont un idéal en lui-même difficilement contestable peut se transformer en véritable cauchemar lorsque ses conditions de mise en œuvre ne sont pas réunies.

L’inclusion du handicap : un idéal qui tourne au cauchemar

Les promoteurs de l’inclusion scolaire (acteurs institutionnels, chercheurs engagés, etc.) se caractérisent souvent par un engouement vis-à-vis des idéaux qui les conduisent à minimiser les contraintes que représente, dans un contexte tendu, la gestion des élèves en situation de handicap. Ils célèbrent avec idéalisme les vertus de l’hétérogénéité, fustigent les visions dépassées des enseignants arcboutés sur des pratiques traditionnelles visant l’homogénéité des curricula des élèves. Ils font l’éloge des stratégies d’enseignement souples et variées qui produiraient des résultats efficaces. Ils tendent à considérer que les enseignants résistent par inertie à ce qui serait une formidable occasion d’améliorer, grâce à l’inclusion scolaire, les progrès collectifs. Le contraste est si grand entre cette posture enchantée et les observations qui portent sur les conditions de travail réelles des enseignants qu’on peut se demander sur quel type de matériau se fonde leur optimisme. On peut s’étonner par exemple du constant selon lequel « Pour être considérée comme gagnante, une stratégie doit pouvoir être mise en application par les enseignants, donc dans le contexte des contraintes reliées à leur pratique et en tenant compte de la spécificité de leur expertise professionnelle » (Lavoie et Thomazet, 2013, p. 116). Mais par définition quelle pourrait être la valeur d’une stratégie qui ne tiendrait pas compte des contraintes de la réalité ?

Certes, selon les types de handicaps, les situations sont très variables et certains d’entre eux ne posent pas de problèmes particuliers. Cependant, les difficultés que posent certains handicaps reviennent très régulièrement dans les entretiens (certaines formes d’autisme induisant des comportements difficiles à contrôler, des pathologies se traduisant par des troubles du comportement). Ils sont perçus comme une cause majeure de précarité de la situation de travail elle-même : les enseignants mentionnent des élèves qui montent sur les tables, écrivent sur les murs, se promènent avec des ciseaux à la main, sont des dangers pour eux-mêmes et pour les autres élèves, ou encore d’autres dont ils ne savent que faire parce qu’ils ont été « inclus » sans consignes précises dispensées à l’enseignant pour qu’il puisse lui proposer des activités adaptées. La politique inclusive, parce qu’elle peut conduire à de telles situations, est vécue comme une des causes qui rendent les conditions de travail insoutenables (avec le nombre d’élèves par classe), d’abord par les contraintes pratiques qu’elle engendre : comment faire pour canaliser l’élève excessivement turbulent tout en s’occupant des autres élèves de la classe ? Que faire quand l’Auxiliaire de Vie Scolaire qui a été allouée pour prendre en charge l’élève en situation de handicap et dont le comportement perturbe toute la classe souffre du dos et est considérée inapte à prendre en charge physiquement l’élève, mais que celui-ci est quand même en classe parce que la loi donne un droit aux parents qui n’est pas assorti d’une obligation de moyens pour les enseignants ?

Serge Katz et Florence Legendre, Pierre-Yves Connan et Frédéric Charles (Katz, Legendre, Connan et Charles, 2021) sur un échantillon d’enseignants restés en poste, ont dégagé, à partir d’une méthodologie mixte (enquête qualitative et quantitative), les mêmes constats : la loi 2005, dans un contexte d’austérité budgétaire, est un élément qui participe à la dégradation des conditions d’enseignement. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il aurait fallu que la politique dite inclusive fût compensée par un allégement par ailleurs de la charge de travail : réduction du nombre d’élèves par classe, augmentation substantielle du nombre d’adultes par école, par exemple. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

Les difficultés sont d’autant plus grandes que, non seulement les aides nécessaires sont loin d’être toujours assurées ou de l’être suffisamment. Les « aides humaines » concernées ne sont d’ailleurs pas reconnues comme des professionnels dotés d’un statut digne de ce nom, mais sont des personnels précaires et sous-payés (Bossard, 2015). Sans que la bonne volonté des individus soit en cause, elles peuvent être plus ou moins appropriées.

C’est donc dans un contexte où les conditions de travail sont déjà passablement dégradées que survient le tournant lié à la rationalisation budgétaire initié par le gouvernement de Nicolas Sarkozy. Dans les cas de démission qui forment notre corpus, nous avons souvent trouvé cette configuration : classe à double ou triple niveau, nombre d’élèves avoisinant les 30, élève (s) en situation de handicap avec un comportement perturbateur. L’envie de transmettre des savoirs, la volonté d’être utile aux élèves ne résistent pas à de telles conditions, notamment quand les enseignants ont « un plan B », ce qui était presque toujours le cas parmi nos enquêtés.

Injonctions contradictoires et charge de travail accrue

Si les contraintes matérielles sont devenues plus lourdes sous l’effet conjugué des politiques d’austérité et de la politique d’inclusion scolaire, elles ne constituent pas la seule cause de dégradation des conditions de travail dont pâtissent actuellement les enseignants du primaire. Les enseignants sont censés améliorer l’efficacité de leurs pratiques par ce qui semble être présenté, dans les textes officiels comme dans certains articles à vocation scientifique, comme un véritable remède miracle : la « différenciation pédagogique ». L’idée serait de prodiguer à chaque élève ce dont il a besoin pour progresser, tout en maintenant les mêmes objectifs pour tous.

Or, on peut différencier la pédagogie de diverses manières : on peut tenter de donner plus (de temps, de supports, etc.) aux élèves les moins avancés dans les apprentissages. Cela suppose du temps en classe auprès des élèves qui éprouvent le plus de difficultés (pour « étayer »). Mais les enseignants n’ont ni les aides ni la disponibilité nécessaires pour donner à ces élèves l’attention dont ils ont besoin et encore moins si les conditions de gestion de classe sont précaires (double ou triple niveau, élèves en situation de handicap ou/et posant des problèmes de comportement, manque d’expérience professionnelle). Il est également difficile de trouver du temps pour préparer des différenciations, exigées par l’institution (formateurs, inspecteurs). Le plus réalisable est alors de différencier « à la baisse », en réduisant le nombre d’exercices, la longueur d’un texte à lire, la difficulté d’une activité, bref, en adaptant leurs attentes au « niveau » des élèves et dont en les ajustant à la baisse. L’adaptation « à la baisse » est une manière de résoudre les contradictions qui résultent d’une faiblesse des moyens et d’une hétérogénéité des acquis scolaires avec laquelle on demande aux enseignants de composer (dans les textes officiels définissant leurs compétences). Mais on fixe aux enseignants comme référence chaque élève pris individuellement, dans sa « diversité » de sorte qu’ils peuvent être conduits à penser que si chaque élève a progressé par rapport à lui-même, l’objectif est atteint. Or, l’élève peut avoir progressé considérablement par rapport à lui-même tout en restant très loin des acquisitions nécessaires pour une poursuite satisfaisante, sinon heureuse, de la scolarité.

L’idéal de différenciation, comme ajustement à la diversité des élèves, est donc fondamentalement ambigu dans un contexte où l’austérité budgétaire rend improbable pratiquement, une adaptation « à la hausse ». Pourtant, les enseignants sont rendus collectivement responsables des inégalités, au regard des évaluations nationales et surtout internationales.

Cette injonction à la différenciation ajoute un travail supplémentaire, car depuis la loi d’orientation de 2005, qui instaure la généralisation des Programmes Personnalisés de Réussite Educative (PPRE), les enseignants doivent remplir des formulaires fournis par l’inspection et dans lesquels ils décrivent et détaillent les aides apportées aux élèves en difficulté « ordinaire », c’est-à-dire celles qui doivent être résolues au sein de la classe. Ils doivent indiquer et coordonner l’ensemble des aides (externes et internes) dont les élèves bénéficient, ce qui implique de consacrer du temps à essayer de joindre des professionnels extérieurs (orthophonistes, psychologues, etc.), qui, comme eux, sont occupés pendant la journée parce qu’ils travaillent et qu’il faut donc réussir à joindre entre deux rendez-vous, pendant des pauses qui servent à régler toutes sortes de problèmes et qui cette raison, n’en sont plus.

Cette injonction à la différenciation pour les élèves « ordinaires », mais en difficulté s’ajoute au temps supplémentaire qu’implique la scolarisation des élèves en situation de handicap et qui, eux aussi, doivent faire l’objet, en dehors de la classe, d’un « suivi » en collaboration avec différents « partenaires » extérieurs, qu’il faut trouver les moyens de réunir, avec lesquels il faut prendre du temps pour effectuer des bilans, etc. Les « équipes éducatives » destinées à la prise en charge des élèves « à besoins particuliers » se multiplient donc et s’additionnent aux réunions « ordinaires ».

Rationaliser son investissement pour tenir

Choisissant moins que les autres leur affectation, les néo-entrants dans la profession ont de plus en plus de risques de se retrouver dans des classes à double, voire à triple niveau, parfois même sur plusieurs écoles, avec des classes surchargées et des élèves « agités » qui dans une telle configuration, ne peuvent qu’être vécus comme « ingérables ». Mais l’institution ne leur reconnaît pas non plus, de fait, cette dimension de leur métier qui est la préparation de la classe : à mi-temps devant la classe et à mi-temps en formation depuis la loi du 8 juillet 2013 sur la refondation de l’école, ils n’ont aucun temps institutionnellement dédié pour organiser le contenu de leur enseignement et des journées de classe. Rien dans les conditions d’insertion actuelle ne leur permet de mettre en œuvre cette réflexivité sur leurs pratiques, d’ailleurs prématurée en début de carrière, qui constitue encore le modèle de la formation (Schön, 1994) ni pour s’intéresser aux recherches menées dans le domaine des apprentissages. Ils ne peuvent prendre ce temps que sur leur temps personnel, qu’ils doivent également consacrer aux travaux à rendre dans le cas de leur formation. Certes, ils se débrouillent : ils préparent la classe en partie pendant leurs propres cours, ils profitent de ces moments de formation pour échanger « des trucs » avec d’autres stagiaires, etc.

Mais ils sont structurellement en situation d’épuisement et de difficultés, c’est la raison pour laquelle ils expriment régulièrement le souhait d’obtenir des outils « clés en main », de séances toutes prêtes, qu’ils pourraient dérouler et grâce auxquelles ils pourraient se sentir un peu plus assurés et faire en toute sécurité leurs premières armes pour maîtriser à la fois le contenu didactique et la gestion d’un groupe. Lorsque cette possibilité leur est donnée, les expériences qu’ils réalisent sont bien plus gratifiantes. Elles leur permettent de commencer par une situation de réussite plutôt que d’échec.

Pour ceux qui sont déjà bien avancés dans la carrière, les difficultés ne sont pas les mêmes : outre les aspects que nous avons déjà mentionnés et qui sont liés aux effets conjoints des nouvelles missions et de l’austérité budgétaire, ils pâtissent d’un alourdissement considérable de la charge de travail. Cet alourdissement résulte de tâches bureaucratiques destinées à formaliser une lutte illusoire parce que sans ressources contre l’échec scolaire, mais aussi à donner à l’institution les moyens de contrôler ou à faire semblant de contrôler leur travail. Ils doivent, par exemple, rendre compte d’un « package » d’heures allouées de manière forfaitaire pour accomplir un certain nombre de tâches. Le problème, c’est que le temps consacré aux tâches réelles excède souvent le budget temps : rencontre avec les parents, réunions consacrées aux élèves en difficulté ou en situation de handicap et formulaires destinés à faire des bilans des actions entreprises, etc.

Ils sont aussi accablés et usés par la succession de réformes qui dépendent trop manifestement des alternances politiques, s’enchaînent trop rapidement sans bilan ni recul des expériences déjà réalisées pour qu’ils puissent encore leur accorder de l’intérêt. Ces réformes sont généralement imposées à marche forcée, alors que les conditions défavorables de leur mise en œuvre obèrent d’avance l’intérêt qu’elles pourraient éventuellement présenter, comme cela a été le cas pour la réforme des rythmes scolaires. Cette réforme proposait une autre répartition du temps scolaire (sur cinq jours plutôt que sur quatre jours, avec un temps périscolaire) comme c’était le cas avant que Nicolas Sarkozy supprime l’école le samedi matin. Abandonnée par la plupart des équipes et des communes dès qu’elles en ont la possibilité, cette réforme a posé des problèmes pratiques de mise en œuvre. C’est souvent le cas de ces réformes, peu durables, lâchées aussi vite qu’elles sont initiées. Tout comme les programmes, qui changent très vite, elles supposent un travail d’appropriation permanent, à l’encontre d’une stabilité dans le travail. La formation avec Magistère (formation à distance qui a remplacé une partie de la formation continue) a privé les enseignants des échanges que permettaient au moins des formations « classiques » (en présence). La plupart la jugent souvent sans intérêt. Elle se justifie surtout pour les économies qu’elle permet de réaliser.

Très souvent, ces professionnels ne peuvent « tenir » dans leur travail qu’en réduisant eux-mêmes de manière sélective l’attention qu’ils accordent aux usagers les plus « chronophages » et en cherchant à externaliser la prise en charge de ces élèves. Ils justifient cette relégation par toutes sortes de raisons, qui varient en fonction des individus et du contexte : le milieu familial, les désordres psychologiques ou cognitifs dont souffriraient les élèves, l’impossibilité de les faire progresser, etc. Il faudrait de telles transformations dans leurs conditions de travail qu’il leur est difficile d’imaginer que ces élèves, accueillis dans un autre contexte, pourraient aussi progresser de manière décisive. Les enseignants ont d’ailleurs l’impression, massivement, que les élèves sont plus difficiles qu’avant.

Un statut dévalorisé ?

Toutes ces transformations contribuent à expliquer la dévalorisation du métier d’enseignant, qui ne se réduit pas à la question du salaire. Ce qui constitue un statut, c’est aussi le prestige qu’il peut conférer, la qualité de vie qu’il peut autoriser, son intérêt intrinsèque et la considération dont ses membres font l’objet, à la fois de la part de ceux qui les encadrent au plus loin comme au plus près d’eux et des usagers dont ils s’occupent. Or, les « dérapages » des hommes (ou des femmes) politiques sont récurrents, qu’il s’agisse de stigmatiser l’absentéisme des enseignants, à la manière de Claude Allègre, d’invoquer le niveau d’études des professeurs trop élevé pour changer des couches comme le faisait Darcos, ou encore des enseignants qui ne travaillent pas pendant le confinement, comme Sibeth Ndiaye. Peu importe qu’ils soient tout aussi régulièrement suivis d’excuses sur twitter ou ailleurs, peu importe les hommages rendus, de manière hypocrite et de manière rituelle, à des professionnels dont on peut parler avec beaucoup de relâchement et de légèreté : le mal est toujours fait. Plus près d’eux, les inspecteurs sont pris entre le marteau et l’enclume. Invités à « piloter » leurs équipes, ils peuvent, selon les cas, représenter un soutien pour les enseignants ou au contraire renforcer leurs difficultés par des exigences démesurées par rapport aux moyens proposés pour résoudre des problèmes pratiques. Mais pris aussi dans le tourbillon des réformes, ils doivent à chaque fois « vendre la bonne parole » alors qu’eux-mêmes savent bien qu’une réforme remplacera aussitôt une autre.

Le salaire n’est pas considéré comme suffisant pour compenser ces évolutions. Un article de l’INSEE précise que « Les femmes représentent par ailleurs les deux tiers des enseignants (et même plus de 80 % des professeurs des écoles), qui sont, à catégorie donnée, moins rémunérés en moyenne que les autres salariés de la FPE. Le salaire net moyen en EQTP des enseignants de catégorie A est ainsi inférieur de 25,8 % à celui de leurs homologues non enseignants » (Bour et Godet, 2018). Le salaire est donc modique par rapport au niveau d’études (bac + 5) et aux avantages (en termes de qualité de travail et de vie) auxquels il ouvre désormais. Les enseignants du primaire gagnent, en 2019 et en début de carrière au premier échelon est de 1 400 € net. Au bout de 25 ans, son salaire au 11e échelon de la classe normale sera alors de 2 578 euros. Au dernier échelon de la hors-classe, il atteindra 3 064 euros contre 3 719 euros à la fin de la classe exceptionnelle. Cependant, actuellement, seule une petite fraction des PE atteint la hors-classe et ils sont encore moins nombreux à être dans la classe exceptionnelle (Charles, Cacouault-Bitaud, Legendre, Connan et Rigaudière, 2020). Le métier a perdu de son attractivité et il est évité par une partie des catégories qui constituaient son vivier : les femmes des catégories supérieures. Autrefois attirées par la perspective d’un métier perçu comme intellectuellement intéressant et offrant une qualité de vie à travers une autonomie professionnelle reconnue, elles se montrent nettement moins intéressées par un métier qui leur en demande tant pour une reconnaissance aussi faible.

Les enseignants se plaignent d’un manque de considération qui est lié à la dégradation des conditions de travail et à l’impossibilité de faire entendre leurs difficultés face aux injonctions intenables auxquelles ils sont exposés. L’alourdissement de la charge de travail et l’augmentation des contraintes amoindrissent ce qui constituait un des charmes du métier pour ses candidats : non pas le salaire, mais la grande autonomie dans l’organisation du temps de travail hors présence devant élève. Or, toutes les tâches qui ne cessent de s’ajoutent empiètent sur ce temps, qui est de plus en plus contraint. Elles débordent sur le temps de préparation, qui déborde du coup sur le temps personnel. La démission étant exceptionnelle et supposant des ressources particulières, d’autres solutions sont recherchées : les enseignants qui n’en peuvent plus tentent de se mettre à mi-temps ou cherchent par différentes stratégies à échapper à une pression temporelle devenue insoutenable (Lezeau, 2020). Amélie Lezeau montre les limites de ces stratégies, relativement inefficaces. Le passage à mi-temps peut d’ailleurs être refusé en fonction des « besoins de service » et assure surtout un demi-salaire sans que le temps de travail effectif puisse passer en dessous de la barre des 40 heures.

Certes, certains enseignants s’épanouissent encore dans la profession et les contextes de travaux locaux, les trajectoires des professeurs des écoles, leurs attentes, leurs expériences antérieures, produisent une infinité de rapports au métier. Tous ne se retrouvent pas, loin s’en faut, dans des classes nombreuses, à double ou triple niveau, avec des élèves perturbateurs. Ils peuvent être affectés dans des écoles sans problèmes, avec des effectifs raisonnables, ne pas « tomber » sur des élèves particulièrement agités. Mais l’ensemble des enquêtes, de plus en plus nombreuses, qui s’intéressent à leurs conditions de travail, atteste que les conditions de félicité sont de plus en plus rares et que les causes structurelles évoquées dans cet article conduisent beaucoup d’entre eux à un sentiment de lassitude et de démobilisation.

Ce serait une erreur de considérer que les enseignants qui démissionnent sont plus insatisfaits que d’autres : ils ont simplement plus d’opportunités pour partir (une diversité de ressources les caractérise) et parfois, un événement déclencheur : une situation d’humiliation avec un inspecteur, la mort d’un proche qui les conduit à réinterroger le sens de ce qu’une partie d’entre eux décrivent comme une descente aux enfers ou une expérience de harcèlement moral avec un membre de l’encadrement. Un article récent (Balland, 2020) qui porte sur des néo-enseignants aux prises avec l’angoisse et qui eux, ne s’autorisent pas à partir, montre, s’il en était besoin, à quel point les expériences de ceux qui restent et de ceux qui partent sont semblables. Le contexte de chômage, de précarisation de l’emploi, etc., n’autorise pas à penser comme l’expression d’un bien-être au travail le faible nombre de démissions. Ce bien-être est réel pour une partie d’entre eux, mais beaucoup d’autres luttent avant tout pour « tenir » face à la dégradation des conditions de travail.

par Sandrine Garcia, le 29 juin 2021

Aller plus loin

• Ludivine Balland, Le désengagement impossible. L’angoisse des professeurs des écoles débutants, Tracés, 2020, n°38.
• Romain Bour et Fanny Godet, Les salaires dans la Fonction Publique d’État, Insee Première, 2018, n°1810.
• Pascal Bressoux, Bressoux Pascal et Lima Laurent (2011). « La place de l’évaluation dans les politiques éducatives : le cas de la taille des classes à l’école primaire en France », in Georges Felouzis et Siegfried Hanhart (dir.), Gouverner l’éducation par les nombres ? Usages, débats et controverses, De Boeck, 2011.
• Suzy Bossard, Précariat et rapports sociaux dans les métiers de service aux personnes : les auxiliaires de vie scolaire (AVS) dans l’Éducation nationale, thèse soutenue à L’université de Lille 1, 2015.
• Jean-Claude Carle et madame Frérat, Rapport « Enseignement scolaire » présenté par, Sénat, session ordinaire de 2016-2017, p. 37.
• Frédéric Charles, Marlaine Cacouault-Bitaud, Florence Legendre, Pierre-Yves Connan et Angelica Rigaudière, 2020). La perte d’attractivité du professorat des écoles dans les années 2000. Mesure du phénomène et éléments d’interprétation, Éducation et Formations, 2020, n°101.
• Vincent Dubois, Politique au guichet, politiques du guichet, in Politiques Publiques 2, Presses de Sciences Politiques, 2010.
• François Jarraud, Ceux qui partent, le café pédagogique du 20 novembre 2020.
• François Jarraud, Démissions et mobilité en hausse à l’Éducation nationale, Café pédagogique du 18 Mai 2020.
• Roland Goigoux, apprentissage de la lecture : propositions d’outils et de démarches adaptées, Carrefours de l’Éducation, 2018, n°46.
• Pascaline Feuillet, Danielle Prouteau, De l’entrée à la sortie de l’Éducation Nationale. Focus sur les différentes professionnelles vécues par les enseignants, Éducation et Formation, 2020, n°101, p. 120.
• Lavoie et Thomazet, Évaluation de l’élève en difficulté et degré de précision nécessaire dans le jeu de langage enseignant, ALTER, European Journal of Disability Research, 2013, n°7.
• Amélie Lezeau, Dérégulations professionnelles et les enseignants du premier degré : entre coûts et ajustements, thèse soutenue à l’Université de Bourgogne, 1er décembre 2020.

Pour citer cet article :

Sandrine Garcia, « Quand les enseignants claquent la porte », La Vie des idées , 29 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-les-enseignants-claquent-la-porte

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