« Soyons créatifs ! » Andreas Reckwitz retrace la généalogie de ce nouveau mot d’ordre, explorant avec bonheur et érudition ses virages historiques successifs. Un ouvrage stimulant qui n’a pas renoncé à une certaine philosophie de l’histoire.
« Soyons créatifs ! » Andreas Reckwitz retrace la généalogie de ce nouveau mot d’ordre, explorant avec bonheur et érudition ses virages historiques successifs. Un ouvrage stimulant qui n’a pas renoncé à une certaine philosophie de l’histoire.
Sa campagne, son intronisation, sa communication, sa diplomatie, ses tweets ou encore ses propositions fiscales : les médias français ont qualifié à maintes reprises l’action d’Emmanuel Macron de « créative », tandis que la presse internationale vantait son charisme, digne d’une star hollywoodienne. Du romantisme allemand du XVIIIe siècle à la présidence de la République française, un même terme s’est progressivement extrait des franges souffreteuses du Paris de Rimbaud et Verlaine pour se voir appliquer indifféremment à la cuisine, l’entrepreneuriat, la publicité, le sport, l’exercice du pouvoir et des industries « créatives », hissées en une trentaine d’années au sommet de l’économie mondiale. C’est cette ironie de l’histoire que le sociologue allemand Andreas Reckwitz tente d’élucider dans The Invention of Creativity. Pour comprendre la manière dont une niche est devenue l’affaire de tous, l’auteur, qui pourrait s’apparenter à un représentant tardif d’une toujours vivante « école de Francfort », adopte une approche généalogique au fil de laquelle le goût du nouveau s’impose progressivement comme le principe organisateur de la modernité.
L’auteur rappelle ainsi l’importance historique de l’avènement d’un artiste émancipé de l’académie et des formes religieuses de la création artistique. De Goethe à Manet, l’œuvre se soumet au lexique de la « rupture », de la « nouveauté », de « l’originalité », de « l’authenticité », de la « singularité » et du « génie », tout en s’inscrivant dans une perspective d’universalité. Pourtant, ses modalités de développement demeurent localisées : communautés de pairs, réseau de galeries et lieux d’exposition fréquentés par un public éduqué, acheteur, mais sélectif, identifié à la société bourgeoise. Ces caractéristiques expliquent que les mondes de l’art fleurissent au cœur des grandes villes européennes dont le Paris du XIXe offrit la plus vivante expression.
Cette idée n’est pas neuve. On la trouvera présentée de manière plus enlevée ou détaillée dans les nombreux ouvrages de référence de l’histoire et de la sociologie de l’art. Mais le propos de l’auteur présente deux inflexions à l’égard de la littérature existante. D’une part, contrairement aux travaux nommément cités de Niklas Luhmann ou de Pierre Bourdieu, les univers artistiques ne sont pas ici retenus pour leurs particularismes, mais pour l’état d’esprit généralisé qu’ils préfigurent. Ce faisant, la réflexion se déporte de l’autonomisation et des effets de fermeture du champ vers celle de la dissémination de la création en tant que pratique et valeur, à travers les époques, les secteurs et les formes de sociabilité.
Cette philosophie de l’histoire pleinement assumée s’accompagne d’une mise au clair conceptuelle. À égale distance d’un fétichisme réduisant l’artiste à sa productivité, au prix de ses œuvres ou de son travail, et d’une sociologie tout entière resserrée sur les interactions, l’auteur oriente le propos vers les modes de pensée et de perception associés. Les catégories de « sensible », de « création » et « d’esthétique » font ainsi l’objet d’une remise à plat, moins pour s’illustrer dans un concours de force théorique où les philosophes allemands brillent de longue date, que pour rendre justice au sentiment qui habite toute personne prenant au sérieux l’hypothèse de sa propre exceptionnalité : le fait d’exister à partir d’idées, d’émotions et de représentations dont l’agencement particulier la distingue de ses pairs. La force de la thèse réside ici dans le contre-pied réalisé à l’égard des théories de la modernité, focalisées sur les conséquences du principe de rationalité qui conduisait à aliéner l’esthétique chez Karl Marx et Théodore Adorno, à la reléguer chez Émile Durkheim, à la limiter pour Max Weber, à la localiser chez Pierre Bourdieu et à en faire l’instrument d’une manipulation managériale chez Luc Boltanski et Ève Chiapello.
Le propos sort donc du terrain sociologiquement balisé des univers artistiques pour s’interroger sur la manière dont le goût de la création a progressivement pénétré le monde. À ce titre, la psychologie et les industries de création sont présentées comme des canaux privilégiés. A. Reckwitz rappelle que la psychanalyse entretient une filiation avec l’acte de création. Sigmund Freud voit ainsi en Léonard de Vinci et le principe de sublimation un ressort fondamental de la civilisation. Le test de Rorschach, du nom de son inventeur lui-même passionné d’art, opère à sa suite un retournement évocateur : les perceptions « originales », d’abord interprétées comme des signes d’anormalité, deviennent au cours du XXe siècle des indicateurs positifs, dénotant une personnalité singulière et créative.
La psychologie clinique se fait l’écho de ce nouveau standard en valorisant la plasticité cognitive. Marque d’intelligence, évaluée et recherchée, la créativité suscite l’intérêt des instituts et des publications scientifiques, aussi bien que des magazines de psychologie dont l’audience va grandissante à partir des années 1950. La conception de la vie bonne se voit redessinée. La quête de la vie sage cède la place à l’idéal d’une vie optimisée. Les capacités de l’individu doivent trouver les moyens et le temps de leur pleine expression. Le génie, anciennement marginal, revêche et rebelle devient une figure exemplaire, voire mainstream, inspirant les séries télévisées (Breaking Bad, Big Bang Theory, Silicon Valley) tandis que la langue tirée d’Albert Einstein se décline sur teeshirts et tasses à café.
L’économie porte la trace d’une même requalification, la création passant d’un registre pathologique au statut d’idéal de société. J. A. Schumpeter ouvre la brèche dans la théorie classique, en faisant de l’entrepreneur un équivalent de l’artiste. L’auteur de Capitalisme, Socialisme et Démocratie en fait le héros de la société industrielle au détriment du patron ou du capitaliste empêtré dans une rationalité mécaniste. À partir des années 1920, puis plus encore des années 1950, le management fait une place de choix à l’individu, situé au cœur de l’organisation du travail au sein de structures souples et égalitaires, propices à la mise en circulation de l’information, à l’opposé des rigidités et des cadences sous contrôle du modèle fordiste.
Plus qu’aucune autre, les industries de création ont adopté ce crédo. Le livre revient sur l’importance d’un triumvirat longtemps pris de haut par les sciences sociales en raison de son caractère appliqué et commercial : la mode, la publicité et le design. Au-delà de leurs spécificités, ces trois secteurs ont en partage de s’être émancipés d’un cadre professionnellement restreint à partir d’une extension du référent de la créativité des producteurs aux salariés, en attendant son adoption par les consommateurs. En dépit de la vigueur de la critique condamnant le fétichisme de la marchandise, les marques et objets de consommation appellent en pratique des associations, des hybridations et des ajustements qui recèlent pour les individus une puissance distinctive. Ces industries ont d’ailleurs tôt fait d’accorder une place aux consommateurs, à travers les évaluations et les retours d’expérience. C’est pourtant à l’autre bout de la chaîne qu’A. Reckwitz situe le sommet de cette évolution historique avec les « stars ».
Là où le savant et le politique symbolisaient la société bourgeoise, à partir d’une rupture nette entre vie privée et vie publique, la star fait de son existence un spectacle, ouvert et modulable, enchaînant les mises en scène comme autant de performances de soi. Les rôles au cinéma deviennent des prouesses, impliquant un travail de transformation physique et psychologique : méthode de l’Actors Studio, prise ou perte de poids spectaculaires, capacité à incarner différents genres ou âges de la vie. Dans le même temps, les représentants les nouveaux visages de la pop culture se distinguent par leur faculté à réinventer quasi quotidiennement leur style, musical et vestimentaire, physique ou capillaire (coupes de cheveux, musculation, tatouages, chirurgie, sexualité, etc.), voire leur personnalité (ascension, déchéance, rédemption, changement de vie, film sur sa propre vie, etc.). La capacité à nourrir ces variations conditionne la mobilisation d’une vaste audience, partie prenante de cette fabrique. L’expansion des mass puis des micro médias joue alors comme un effet multiplicateur, creusant l’écart entre la renommée habilement orchestrée d’un Charles Dickens dans le Londres des années 1860 et la célébrité planétaire de Beyoncé. A. Reckwitz remonte le lignage de cette spectacularisation de la vie, en explorant les tournées de lecture de Ralph W. Emerson, l’apparition du journalisme biographique, puis la médiatisation progressive des corps, à la manière d’un archéologue du star-système ; un système dont Donald Trump, Justin Trudeau ou Emmanuel Macron seraient des avatars politiques.
Ce dispositif de la création recouvre également des dimensions spatiales. Dès 1970, le magazine Life présente un reportage photo titré : « Vivre grand en loft », avec cette mention dans l’une des légendes : « Si vous n’avez pas beaucoup d’espace, vos idées deviennent petites ».
Cette consécration d’un habitat a priori dysfonctionnel (larges volumes, mal isolés et privés d’équipements) relève nombre d’évolutions : la place croissante prise par les artistes dans les métropoles (environ 4 000 à New York dans les années 1960, plus de 55 000 en 2015), le fait que la création puisse être appréhendée comme un dispositif spatial et la place accordée à sa représentation.
Avec le loft, des espaces bruts et ouverts appellent la circulation des énergies, des corps et des identités. La vie d’un loft (appelée à devenir la première émission de téléréalité avec Big Brother et Loft Story) s’apparente ainsi à une pièce de théâtre expérimentale, rythmée par les entrées et les sorties, les essais et les ratés d’occupants rapidement renouvelés. La Factory d’Andy Warhol peut être envisagée comme sa forme idéologiquement achevée. L’espace touche ici une dimension symbolique forte : des lieux emblématiques de la bourgeoise industrielle (usines, ateliers, abattoirs), critiqués dans les années 1960 et 1970, sont réinvestis, subvertis et réinventés en espaces de création et d’expérimentation.
Ce type de récupération est fréquemment stigmatisé en tant que symbole de gentrification. Une dimension historique est en cela minorée : le fait que des individus puissent envisager leurs quartiers comme des espaces esthétiques à part entière, en animant un réseau de lieux dédiés et interconnectés (cafés, galeries, clubs, boites de nuit, commerces et espaces alternatifs) où se bousculent street art, startups, boutiques de création, cuisine nouvelle, fablabs, etc. En ce sens, les quartiers de Williamsburg à Brooklyn, Wicker Park à Chicago, Kreutzberg à Berlin, Mission à San Francisco, ou les bords de canal courant du Xe arrondissement de Paris à la mairie de Pantin, ne sont pas seulement des secteurs soumis à une forte pression immobilière. Ils valent également comme des espaces se donnant à sentir, à voir et à vivre. Cette esthétisation fait revivre les « flâneries » de Walter Benjamin, la « dérive » de Guy Debord, et leur pouvoir d’alchimiste consistant à voir de la beauté dans le béton, soit aujourd’hui du « hip » dans le « square » et du « glam » dans le « grit ».
Si une logique politique d’encouragement bienveillant a souvent présidé au renouveau de ces quartiers, c’est le plus souvent au profit d’une même catégorie d’habitants, solidarisant vie privée et vie publique, travail et loisir, pratiques et mentalité [1]. Pour les municipalités, les effets d’aubaine sont tout particulièrement d’images : des quartiers naguère associés à des formes croisées de déviance (prostitution, drogue, criminalité, vandalisme) se voient célébrés en tant que creative clusters, mariant design, informatique, mode, architecture, gastronomie et tourisme. De ce point de vue, les capitales de la culture ou les classements UNESCO constituent le versant administratif d’un tourisme électif, plébiscitant le nomadisme des 5 sens lui-même appelé à être réinvesti dans une démarche centripète de création.
Ce tour d’horizon ne laisse pas de côté les apories de la création. Y sont tour à tour évoqués la fatigue d’être soi, la guerre des attentions ou l’antinomie du jugement entre communautés de pairs et primat du jugement expert. L’auteur plaide toutefois pour une approche dépassionnée du dispositif de création, pour mieux en saisir la profondeur historique. On ne peut que rendre hommage à cette ambition d’objet qui à travers un tuilage serré allant de l’atelier de Jason Pollock au personal management, des portraits du New Yorker aux tests de QI, tente de retracer l’histoire longue de la créativité.
Si les effets de déplacement s’avèrent souvent convaincants, la superposition des contextes fait parfois basculer le propos d’une lecture suggestive à l’expédition en haute mer. Dans la digne tradition de la sozialtheorie, l’érudition est adossée à une capacité d’abstraction qui soumet en bout de chaîne des concepts, pourtant à larges épaules (celui de « dispositif », emprunté à Michel Foucault, ou de « champ artistique », sans que la définition de Pierre Bourdieu ne soit endossée), à une pression qui fragilise l’ensemble de l’édifice à chaque nouvelle bouture. D’autant plus que le parti pris, celui de dégager un principe historique commun à la modernité, procède en une droite ligne téléologique, celle de la création, au prix de quelques excès de vitesse et d’un effet d’enchantement de l’Histoire. On pourrait plaider en faveur d’une meilleure prise en compte des inégalités de reconnaissance ou d’une plus grande attention aux mouvements de résistance ou de contestation à ce nouveau mot d’ordre : « tous créatifs ! »
Cela ne doit nullement dissuader la lecture de The Invention of Creativity qui donne également l’occasion au lecteur de français de prendre le pouls de la jeune sociologie allemande : Andreas Reckwitz donc, mais aussi Hartmut Rosa et sa critique de l’accélération, Joseph Vogl et sa relecture du capitalisme, Ulrich Bröckling et la mise en abime du mode de pensée entrepreneurial, qui portent haut une tradition critique n’ayant pas peur de plonger en eau profonde pour mieux sonder les grandes questions du temps.
par , le 27 juin 2018
Olivier Alexandre, « Quand la créativité devient mot d’ordre », La Vie des idées , 27 juin 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-la-creativite-devient-mot-d-ordre
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[1] Sur cette question, voir l’ouvrage largement commenté d’Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things. A Theory of the Aspirational Class, Princeton, Princeton University Press, 2017.