À l’origine, l’étude du non-recours porte expressément sur les prestations sociales financières [1]. C’est pourquoi la définition initiale renvoie le non-recours à toute personne éligible à une prestation sociale [financière], qui – en tout état de cause – ne la perçoit pas. Au Royaume-Uni où l’on parle de non take-up of social benefits, la question est apparue dans les années 1930. Son émergence a clairement correspondu au besoin politique d’évaluer la bonne affectation de ces prestations, en particulier celles ciblées sur des populations particulières (means-testing benefits). Même si l’introduction du thème du non-recours a des origines différentes dans d’autres pays [2], partout la question du non-recours a servi à rendre plus explicite et davantage opérationnelle la préoccupation gestionnaire de l’effectivité de l’offre de prestations financières (impacts prévus/impacts réels). D’une façon générale, la prise en compte de cette question est liée au besoin récurrent de savoir si l’offre atteint bien les populations à qui elle est destinée.
Cette histoire délimite fortement l’objet du non-recours. Pourtant, il est possible et nécessaire de procéder à son élargissement pour découvrir les enjeux d’un phénomène qui interroge la pertinence des politiques publiques.
Un phénomène étendu
Deux raisons principales militent pour élargir l’objet du non-recours au-delà du domaine des prestations sociales financières. La première est liée au besoin de dépasser la définition orthodoxe du non-recours, qui permet d’en parler uniquement lorsque l’on peut définir précisément une population éligible, comme dans le cas – pour le coup bien particulier – des prestations sociales. La seconde raison est que dans d’autres domaines les acteurs sociaux s’inquiètent de situations de non-recours.
L’éligibilité à des prestations sociales est le critère à partir duquel la notion de non-recours a été construite au tout début. Des règles de droit déterminent qui est éligible et qui ne l’est pas. Ces règles formelles portent sur une diversité de paramètres, comme la composition familiale, l’âge, le genre, les ressources, etc., mais aussi les statuts officiellement reconnus et contrôlés qui ouvrent l’accès à des droits, parfois successifs dès qu’un premier est rendu actif. Elles définissent les populations éligibles et les conditions de l’accès à l’offre publique. Il est alors possible de calculer des taux de non-recours à partir du différentiel entre population potentiellement éligible (Ne) et population éligible et effectivement bénéficiaire (NeR).
Selon cette approche orthodoxe, on ne peut parler de non-recours et le mesurer que lorsqu’une population potentiellement éligible (Ne) est identifiée. De ce point de vue, le non-recours ne peut être objectivé que pour une partie très limitée des droits et services qui constituent l’offre publique. Il est en général difficile d’estimer, et a fortiori d’identifier, des publics cibles. Les prestations sociales étant définies pour des groupes ou des populations suivant des critères donnés, elles se prêtent à cette approche. Mais pour le reste, cela ne va de soi : la notion de public potentiel est bien vague, et elle n’est jamais assortie d’estimations et surtout de comptages précis. C’est tout le problème de l’étude du non-recours, comme l’a signalé l’économiste Antoine Math, qui fut parmi les tout premiers à introduire la question en France [Math, 1996]. Pour cette raison, il ne serait donc pas possible de parler de non-recours aux transports collectifs urbains, aux crèches municipales, aux dispositifs d’aide aux devoirs initiés par les établissements scolaires, à des dispositifs d’aide ou d’accompagnement à l’insertion ou de prévention de risques sanitaires, etc. Toutefois, il s’agit là d’un postulat et celui-ci ne résiste pas, pour trois raisons.
Tout d’abord, ce n’est pas parce qu’une population potentiellement éligible ne peut être précisément identifiée qu’il n’existe pas de non-recours. Ce n’est pas parce qu’un chiffrage n’est pas possible que la question disparaît. C’est cette difficulté qui fait que cette question reste autant invisible. Mais prenons un exemple : du fait d’un nombre limité de places dans les crèches municipales, « bon nombre » de parents (combien ? sur un total possible de combien ? on ne peut le savoir) ne cherchent pas à demander l’accueil de leurs enfants. Ils sous-estiment leurs chances et s’abstiennent de toute demande, alors qu’ils pourraient être bénéficiaires. C’est du non-recours. Il faut donc accepter cette difficulté et tout faire méthodologiquement pour la résorber, car on ne peut éluder une question aussi cruciale.
Ensuite, l’approche orthodoxe ignore les populations qui perdent leur éligibilité. Du fait de l’évolutivité souvent rapide des conditions d’accès à diverses prestations, aides, ou dispositifs d’accompagnement, des populations qui étaient éligibles ne le sont plus subitement et ne peuvent plus bénéficier de l’offre en question. Dans ce cas, il ne s’agit pas à proprement parler de non-recours selon la définition initiale qui ne s’intéresse qu’aux populations éligibles. Néanmoins, beaucoup d’auteurs ont saisi ces changements pour soutenir que le non-recours est une conséquence de changements intervenus dans les règles d’attribution. Ainsi, le transfert du thème du non take-up du Royaume-Uni et des États-Unis vers les Pays-bas, l’Allemagne puis la France a-t-il été étroitement lié au débat sur la réduction de la générosité des systèmes de protection sociale [3]. Par ailleurs, le constat récurrent d’une déstabilisation des statuts sociaux engendrée par les phénomènes de précarisation socio-économique conduit à considérer également la déstabilisation des situations d’éligibilité. Notamment, les dynamiques d’entrée et de sortie du chômage et les situations de sous-emploi tendent à complexifier les critères d’éligibilité à différentes prestations sociales. Ce phénomène a été étudié au travers de la notion de « double déstabilisation » [Appay, 1997] et de ses conséquences en termes de perte des protections sociales [Castel, 2003]. L’étude du non-recours doit donc tenir compte aussi des populations qui subitement ne sont plus éligibles ou qui font face – on va le voir – à la multiplication des conditionnalités de l’offre (simultanée et dans le temps). Ceci est d’autant plus important que les changements de critères d’éligibilité produisent des effets sur les perceptions, représentations et comportements des demandeurs potentiels. Notamment, une perte d’éligibilité pousse certains à ne plus rien demander ; c’est en partie la question de la rupture de droits et de ses effets en termes d’abandons.
Enfin, cette approche orthodoxe ne tient pas du tout compte du fait que le non-recours existe partout, simplement puisqu’aucune offre n’a de public contraint et captif. Autrement dit, indépendamment de la question méthodologique de l’identification d’une population potentiellement éligible, il y a une possibilité de non-recours dès lors qu’une offre s’adresse à un public, et ce pour deux raisons. D’une part, l’offre publique, quelle qu’elle soit, n’est jamais obligatoire pour son créancier : elle n’a jamais d’usager contraint. Elle ne peut être obligatoire que pour son débiteur ; ce qui renvoie à la définition d’un droit subjectif. Les offres de prestations sociales, comme l’offre publique en général, n’ont jamais de destinataires contraints, alors même qu’elles constituent une obligation pour les prestataires. Autrement dit, personne n’est obligé de recourir. Comme on le voit de plus en plus, beaucoup ne demandent plus rien, même s’ils ont besoin d’une aide financière ou d’autre chose. D’autre part, des alternatives existent la plupart du temps, si bien qu’il n’y a pas non plus d’usager captif. En effet, l’offre publique n’a rien de monopolistique, sauf d’une certaine façon pour les services de sécurité (mais des travaux que nous avons dirigés ont montré, par exemple, la possibilité d’un non-recours à la police : [Delpeuch, Dumoulin, Kaluszynski, 2002]). C’est pareil avec les prestations financières : certes, elles n’ont pas d’équivalent, mais cela n’empêche pas des alternatives, comme le soutien financier venant de proches. Des possibilités d’alternatives à l’offre publique existent donc presque à chaque fois ; elles reposent notamment sur la mobilisation d’offres parapubliques ou privées, d’autres ressources ou bien des soutiens personnels. Il est même probable que le recours aux alternatives soit plus important lorsque l’offre publique est contingentée et soumise à des conditions d’accès restrictives ou contraignantes. Par conséquent, le phénomène de non-recours ne peut être lié à la représentation idéalisée d’un public contraint et captif, inspirée de la population des cotisants et assurés sociaux.
Laissons de côté cette discussion sur les limites de l’approche orthodoxe du non-recours pour constater maintenant que bien d’autres domaines que celui des prestations sociales sont concernés par le non-recours. Dans celui de la santé, par exemple, des questions sont posées en termes de retards et d’abandons de soins, d’inobservance de prescriptions, etc. [Collet, Menahem, Picard, 2006 ; Rode, 2010]. Des rapports s’intéressant à la transformation des modalités du travail social discutent également des réponses à apporter à la non demande des usagers [Hautchamp, Naves, Tricard, 2005]. Des domaines aussi différents que ceux de la justice, des transports ou de l’énergie, peuvent aussi être concernés par le non-recours à des droits subjectifs ayant un caractère obligatoire ou facultatif pour les institutions prestataires : la demande d’aide juridictionnelle, le recours juridictionnel [Contamin, Saada, Spire, Weidenfeld, 2007], la tarification sociale, etc. De plus, il existe dans ces domaines comme dans d’autres des connexités fortes avec les prestations sociales : l’ouverture de certains minima sociaux commande normalement l’accès à des aides sociales en matière de transport ou à l’aide juridictionnelle ; l’accès au juge ou au service de probation peut être nécessaire pour l’obtention des prestations sociales, etc. Les situations de non-recours peuvent donc exister bien ailleurs que dans le domaine des prestations sociales, indépendamment de celui-ci ou parfois de façon liée dès lors que les offres s’emboîtent du fait des règles de l’éligibilité. Par conséquent, on ne peut pas s’en tenir à un domaine particulier du fait de la fréquente connexité des dispositifs. En même temps, l’enchaînement des problématiques de l’exclusion du travail (Alain Touraine), des précarités sociales (Robert Castel) et des sécessions urbaines (Jacques Donzelot), comme celles de la mobilité/accessibilité de l’offre publique et des discriminations, oblige à tenir compte de l’accumulation de situations de non-recours au-delà du seul domaine des prestations sociales.
Même en restant dans ce domaine particulier, il convient d’élargir le regard. Comme on le voit aujourd’hui à travers les travaux qui lui sont encore – et à juste raison [4] – consacrés, ce domaine inclut de nouveaux dispositifs (par exemple l’Aide Complémentaire Santé, le Revenu de Solidarité Active [5]) et une multiplicité d’aides extra-légales en pleine évolution également. En outre, le non-recours à une prestation financière particulière peut être abordé à partir de plusieurs focales. Pour l’ex Revenu Minimum d’Insertion (RMI), par exemple, ont été étudiés des non recours : à l’allocation versée ; au contrat d’insertion dont la signature commande le versement de l’allocation ; aux dizaines de prestations légales ou facultatives, nationales ou locales auxquelles donnent accès l’allocation du RMI ; mais aussi aux services connexes liés à la mise en œuvre du contrat (service de formation, service de santé, etc.). Comme l’indique cet exemple, le non-recours peut porter sur la prestation financière elle-même, mais également sur les services permettant de les réaliser. C’est aussi le cas en matière de santé, où le non-recours concerne à la fois l’assurance maladie et les services de soins ; et il en va de même dans bien d’autres domaines.
En conclusion, nous considérons donc que la question de la délimitation des domaines concernés par le non-recours ne peut pas se régler du seul point de vue orthodoxe, par un calcul de différentiel entre population potentiellement éligible et population éligible et effectivement bénéficiaire. Il convient d’intégrer par conséquent une diversité d’offres publiques relatives à l’aide sociale, à l’action sociale et collective (dispositifs d’accompagnement et de médiation en particulier), mais aussi aux services publics et aux institutions régaliennes, indépendamment de leur caractère obligatoire, alternatif ou contingenté. C’est pour cela que nous parlons de « non-recours aux droits et services ». Il faut également tenir compte des populations éligibles, mais aussi de celles qui perdent ce statut, pour les conséquences différées – en termes de non-recours – que ce changement peut induire. Par conséquent, la définition initiale du non-recours se trouve modifiée : ainsi, le non-recours renvoie à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre.
L’élargissement proposé de l’objet du non-recours conduit cependant à revoir les typologies conçues initialement pour les prestations sociales à partir de l’approche orthodoxe [6]. En ouvrant le regard, d’autres formes de non-recours apparaissent, et avec elles la complexité du phénomène.
Pour essayer de dépasser les limites de typologies ou de modèles d’analyse largement inspirés d’une théorie du choix rationnel, l’Observatoire des non-recours aux droits et services [7] a présenté une typologie explicative comprenant trois principales formes de non-recours :
- La non connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue,
- La non demande, quand elle est connue mais pas demandée,
- La non réception, lorsqu’elle est connue, demandée mais pas obtenue.
Pour chacune de ces trois formes, une série d’explications typiques (qui est censée évoluer au fur et à mesure de l’étude du phénomène) est présentée, de façon à construire un modèle d’analyse dynamique fondé sur la combinaison des explications qui peuvent être observées. Cette typologie propose une grille d’analyse générale, applicable à l’ensemble des situations de non-recours. Outre son but explicatif, son principal apport est de souligner la possibilité d’un non-recours volontaire. Dans ce cas, le non-recours n’apparaît pas comme un incident plus ou moins fortuit, notamment dans le processus de demande (par non connaissance de l’offre ou problème dans la mise en œuvre), mais comme un rapport social à l’offre publique et aux institutions qui la servent. Ce non-recours caractérise en particulier les personnes qui ne demandent pas l’offre qui est proposée. Plus avant, cette grille distingue aussi un non-recours contraint et un non-recours choisi. Elle permet du coup de questionner l’effectivité de l’offre mais également sa pertinence, c’est-à-dire son sens pour les (non) usagers. Ainsi, le non-recours est non seulement un enjeu gestionnaire – comme il fut pensé au départ – mais aussi une question politique. La dimension politique du non-recours s’exprime aussi bien quand il signale un désintérêt ou un désaccord avec ce qui est proposé, que lorsqu’il est l’effet d’impossibilités, aussi variées soient-elles. Dans ces différents cas, la question du non-recours permet d’interroger la possibilité de « ruptures de citoyenneté » dans la mise en œuvre de l’offre publique. Aussi pour finir, choisissons-nous d’illustrer, même rapidement, certains enjeux de la non demande parce que cette forme exprime au mieux la double dimension du volontaire/choisi et du volontaire/contraint qui permet d’introduire cette dimension politique.
Aperçu des enjeux du non-recours
La non demande ne peut pas être assimilée au modèle de la « défection » chère aux théories du consommateur informé et rationnel qui décide de ne pas prendre (ou acheter) et de reporter/retarder sa demande. D’autres explications entrent en jeu. En particulier, les situations de non demande découlent souvent de conflits de normes et de pratiques. Ces conflits renvoient aux désaccords entre, d’une part, les règles qui déterminent le contenu de l’offre et ses conditions d’accès, et, d’autre part, les valeurs, représentations, expériences, situations et attentes à travers lesquelles les destinataires les perçoivent.
Une non demande surgit notamment lorsque l’offre impose des conditions de comportements qui paraissent irréalisables ou inacceptables. Une conditionnalité qui demande aux destinataires de démontrer leur autonomie et responsabilité, véhicule des modèles de « l’accomplissement de soi ». Ces modèles sont difficilement accessibles pour certains, tant pour des raisons sociales, économiques et psychologiques, que pour des raisons morales ou politiques. En particulier, le principe de l’activation, avec ce qu’il suppose comme engagements à respecter, peut susciter : une non demande par dénigrement de ses propres capacités, une non demande par découragement devant la complexité de l’accès, ou encore une non demande par non adhésion aux principes de l’offre. Dans ces différents cas, les situations de non-recours paraissent contraintes et renvoient aux inégalités sociales, c’est-à-dire ici aux handicaps liés à l’appartenance sociale, au manque de capacités, au statut imposé que l’offre avive [8]. Elles ne peuvent être comprises indépendamment des positions sociales, des psychologies et des valeurs individuelles, elles-mêmes inscrites dans les histoires de vie. On peut se demander alors quels sont les effets des normes imposées par l’offre publique, notamment lorsque la précarité met à mal l’estime de soi [Linhardt, 2002 ; Appay, 2005 ; Burgi, 2007]. Et pour le dire comme Alain Ehrenberg, il y a urgence à s’interroger sur la confiance des individus en eux-mêmes et dans les institutions, surtout chez ceux qui subissent le plus violemment les inégalités sociales [Ehrenberg, 2010]. Le recours/non-recours dépend pour partie de la confiance en soi (des individus en eux-mêmes), de la confiance dans le contenu de l’offre et le prestataire, et de la confiance dans la tournure des événements (dans l’échange lui-même). L’offre pouvant être « passive » ou « active », c’est-à-dire s’appliquer suivant des règles et procédures préétablies ou bien être mise en œuvre en fonction de relations d’obligations entre acteurs (destinataires/prestataires), il faut considérer que le recours ou le non-recours dépendent aussi de la façon dont l’offre sollicite différemment ces régimes de confiance. Mais il s’agit aussi de citoyenneté. En effet, l’État qui assurait jusque-là l’autonomie des individus par une « égalité de protection », maintenant la leur renvoie. À eux de montrer qu’ils sont autonomes et responsables : c’est la nouvelle condition pour être aidé, la nouvelle logique de la solidarité [9]. Face à une offre qui change sur le fond, ne pas recourir peut être à la fois un signe de désaccord, la non demande choisie exprime alors une contestation, un refus (ne pas accepter ce régime d’autonomie), mais aussi un signe de perdition, et dans ce cas la non demande contrainte fait le lit de l’individualisme de déliaison dont parle Castel.
Les non demandes peuvent aussi résulter d’un faible intérêt pour l’offre publique. L’exemple des aides sociales facultatives liées à l’ex-RMI montre que pour cette raison le non recours peut atteindre des taux très élevés, de 80% ou plus. L’accès à ces aides est si compliqué, le résultat si modeste et bien souvent aléatoire, que le jeu n’en vaut pas la chandelle. D’une façon générale, le contenu de l’offre est un élément actif du non-recours ; les destinataires n’étant ni contraints, ni captifs, répétons-le. Dans ce cas, la non demande choisie, qui s’apparente ici au libre choix du consommateur, peut alors devenir l’étalon de mesure de l’utilité de l’offre publique. C’est ainsi que les Britanniques en firent par moments usage dans le but de procéder à des coupes budgétaires, notamment sous le gouvernement de Margaret Thatcher de 1979 à 1990. L’explication en termes de choix rationnels fut d’ailleurs présente dès le départ dans le débat sur le non-recours. C’est effectivement en termes d’utilité ou de non utilité des prestations ciblées pour les destinataires potentiels que la question du non take-up (dont la traduction littérale est celle de non-usage, non participation) a été posée au Royaume-Uni dans un débat politique majeur entre Travaillistes et Conservateurs portant sur le sujet « quel modèle de protection sociale », à la sortie de la seconde guerre mondiale. Cela orienta durablement le thème du non-recours dans un questionnement politiquement centré sur l’intérêt des usagers pour l’offre publique.
Parfois, la non demande par manque d’intérêt pour l’offre apparaît comme une forme héritée. C’est le cas lorsque les personnes considèrent que l’offre ne leur sera pas utile, parce qu’elle ne l’a pas été pour des proches. Nos observations ont montré que parmi les allocataires de l’ex-RMI, les plus jeunes expliquent principalement la non signature d’un contrat d’insertion pour cette raison, ayant constaté chez des aînés l’impasse de l’offre d’insertion. Dans ces situations, comme dans bien d’autres, le non-recours renvoie à un état de frustration sociale mais aussi psychique, qui va au-delà du ressentiment à l’égard de l’offre proposée lié aux conditions matérielles d’existence. L’offre publique de droits ou de services devenant dans ce cas une « non idée » pour les personnes, son contenu et ses règles d’accès deviennent imprescriptibles. C’est pour cela que des intervenants sociaux attirent l’attention – à commencer celle de leur hiérarchie et financeurs – pour que, avant de parler d’accès aux droits et d’action contre le non-recours, ils puissent tout d’abord procéder pleinement à un travail de reconnaissance sociale avec les individus, dans le but de leur redonner une image positive d’eux-mêmes. Par ailleurs, des travailleurs sociaux signalent la difficulté croissante d’une partie de leur public, qui n’est pas forcément précaire sur le plan économique, à formuler des besoins et par là même à présenter des demandes. C’est le cas, par exemple, de services locaux de Protection maternelle infantile (PMI) qui observent que des parents ont de plus en plus de difficultés à mettre en mots les besoins de leurs jeunes enfants. Cela indique la possibilité d’une non demande par difficulté à exprimer des besoins. Cette observation repose d’une certaine façon la question de l’illettrisme que le rapport Oheix sur la pauvreté en France ou ATD Quart Monde avaient signalé au début des années 1980 pour les populations pauvres, pour parler du manque de capacités requises, liées en particulier au déficit d’apprentissages ou de transmissions de connaissances.
À côté de l’intérêt de l’offre, l’intérêt des individus entre aussi en ligne de compte dans l’explication de la non demande. C’est par exemple le cas lorsque les conséquences (réelles ou supposées) induites par l’offre paraissent risquées. Parmi les travaux précurseurs initiés par la CNAF, ceux de l’économiste Anne Reinstadler ont signalé un non-recours à l’Aide aux parents isolés (API) par crainte que leur demande, induisant une enquête de situation, aboutisse à des décisions de placement des enfants. Autre cas de figure, nos travaux en cours sur la non utilisation des heures de services d’aide à domicile, préconisées à des personnes âgées bénéficiaires de l’Aide personnalisée d’autonomie (APA), indiquent que bon nombre d’entre elles sont « sous consommatrices » par non adhésion aux propositions d’aides à domicile, ou par arrangement avec le prestataire, notamment à cause du contingentement de l’offre ou du souci de préserver les aidants familiaux. En même temps, la non réception, comme dans cet exemple, ou la non demande peut correspondre à une volonté de moins consommer de droits ou de services. Cela peut s’expliquer par des raisons tactiques individuelles (se préserver, par crainte d’effets induits), mais aussi par des normes personnelles (par exemple, par souci de juste consommation, qui peut être significatif d’un individualisme modéré, tempéré par des valeurs ou des règles morales [Norton, 1897]).
La question du non-recours ne porte donc pas sur les seules prestations sociales financières, elle touche la protection sociale dans son ensemble et au-delà bien d’autres domaines de l’intervention publique. En même temps, la diversité des explications mises peu à peu au jour empêchent de dégager une représentation systématiquement déficitaire du phénomène, selon laquelle le non-recours à l’offre publique serait à la fois la conséquence et la cause de multiples difficultés individuelles ou familiales. Faut-il rappeler que le non-recours concerne a priori toutes les catégories sociales. Le non-recours n’est pas que manque, passivité, incapacité, domination ; il rend compte également du libre choix des individus et exprime des désintérêts, des désaccords ou des impossibilités, que les acteurs des politiques pourraient prendre en compte pour définir la « demande sociale ». La représentation contrastée du non-recours volontaire (choisi/contraint), entraperçue ici à travers quelques remarques sur la non demande, permet de s’interroger sur la pertinence de l’offre publique et non seulement sur son effectivité (telle qu’elle apparaît au travers du non-recours par non connaissance ou par non réception). La diversité des enjeux liés à cette forme particulière (enjeux de confiance, d’intérêt, de reconnaissance sociale, de citoyenneté sociale, de valeurs morales) montre que le non-recours est une question intermédiaire permettant d’approcher les conséquences sociales et politiques des choix publics et des changements de logiques dans les politiques. Dit autrement, la question du non-recours peut probablement aider une évaluation des politiques publiques qui serait résolument tournée vers les destinataires, et en particulier vers ceux qui manquent à l’appel. Elle ne sera probablement jamais plus utile qu’en donnant la possibilité de frotter les choix publics au sens critique de ceux que l’on n’entend pas ou ne voit plus.