Qu’est-ce que Henry et William James ont en commun, à part d’être frères ? Peut-être d’avoir partagé une même vision du pragmatisme. Le livre de David Lapoujade renouvelle la comparaison entre l’œuvre de l’écrivain et celle du philosophe à travers une analyse deleuzienne qui ne le cède en rien aux approches biographiques.
Recensé : David Lapoujade, Fictions du pragmatisme. William et Henry James, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, 287 pages, 29 €.
Dans un cours sur Leibniz de 1987, Deleuze a salué en William James un effarant génie, l’équivalent pour la philosophie de ce que son frère, Henry James, était pour le roman. Deleuze ajoutait qu’il gémissait de ne pas voir d’étude sérieuse sur les deux frères James et leurs rapports. C’est une telle comparaison que nous livre aujourd’hui David Lapoujade, l’éditeur du recueil posthume des « textes et entretiens » de Deleuze et auteur d’un précédent livre sur la pensée de William James [1]. L’analyse y est d’ailleurs fidèlement deleuzienne, dans le contenu comme dans la méthode.
Un, deux ou plusieurs James ?
Selon un procédé cher à Deleuze, tout un ensemble de voix est convoqué pour faire parler les deux frères dans une langue univoque et pourtant multiple. La première qu’on entend d’un bout à l’autre de l’ouvrage est celle de Deleuze lui-même. Les trois parties de cette étude, où la comparaison des deux œuvres portent respectivement sur la conscience et son rapport au corps, puis sur le rapport de la conscience au monde dans la connaissance, enfin sur le rapport des consciences entre elles dans la société, peuvent en effet être lues comme des développements des quelques rares remarques que Deleuze a faites sur les James. La première partie invoque ainsi leur perspectivisme, philosophie qui définit chaque individu par le point de vue sous lequel le monde lui apparaît, et dont Deleuze écrivait que, pas plus chez les frères James que chez Leibniz, il ne se confond avec le relativisme [2]. La seconde confirme la présence chez les frères James de ce « monde en archipel », de cette « expérience en patchwork » qu’habitent les différents points de vue, et où Deleuze voyait l’un des principes du pragmatisme américain de William James [3]. La troisième et dernière partie complète les précédentes en illustrant l’autre grand principe du pragmatisme selon Deleuze, celui de la recherche d’une nouvelle communauté fondée sur la confiance [4]. Sujets perspectifs en variation, plan d’immanence des expériences en relation, communauté à venir en construction, voilà une première manière de lire les James.
Mais l’on peut reprendre toute l’analyse en écoutant cette fois la voix de Bergson – à moins que Deleuze ne parle encore sous le masque de Bergson. Ce sont les dualismes qui nous frappent alors dans l’analyse, car il s’agit de dégager partout certaines différences de nature, qui se ramènent toutes à celle entre le « tout fait » et le « se faisant » – distinction que Bergson lui-même croyait retrouver dans le pragmatisme de William James aussi bien que dans sa propre métaphysique [5]. Ainsi le perspectivisme généralisé ne doit pas nous faire oublier qu’il faut distinguer deux types de point de vue chez les James et surtout discerner deux corps en chaque individu : un corps de surface, discipliné, qui perçoit et qui agit, et un corps sauvage, corps d’émotion qui bout intensément en profondeur. Pareillement, le monde de l’expérience est l’objet de deux types de connaissance à ne pas confondre. Il y a la connaissance « par familiarité », faite d’habitudes établies et d’idées acquises voire établies, c’est-à-dire toutes faites ; mais il y a également la connaissance ambulatoire, nomade, toujours en train de se faire, qui déroute les connaissances acquises et qui cheminent d’expériences en expériences toujours nouvelles. L’appel à la communauté, enfin, ne sert à rien tant que l’on n’a pas divisé ce mixte mal analysé, et séparé les communautés closes, sociétés superficielles aux règles déjà instituées, où les individus se perdent à vouloir se conformer aux rôles qu’on attend d’eux, des véritables communautés, associations vitales plus profondes, ouvertes et indéterminées, où l’unité ne résorbe pas la multiplicité qui la compose mais favorise au contraire la puissance de création de chaque individu.
Tendons encore l’oreille, et nous entendrons Spinoza et Nietzsche faire écho à ce vitalisme affirmateur. D. Lapoujade retrouve chez les James ce que Deleuze avait trouvé dans les conceptions éthiques de Spinoza et de Nietzsche plutôt que dans la pensée politique de Marx : la description et la dénonciation des conditions d’aliénation des hommes. La dénonciation des valeurs établies se superpose alors à la critique du « tout fait », et l’affirmation de la vie relaie l’appel à l’effort créateur. Les personnages chez Henry James sont aliénés, dépossédés, séparés de ce qu’ils peuvent, pris dans des rapports de forces où domine la volonté de néant. On suit au cours du livre la succession de ces figures impuissantes, appropriées dans le système capitaliste de la dette et du crédit, possédées et vampirisées par des parents prédateurs, enfermées dans leur propre mauvaise conscience ou leur ressentiment envers la vie, prisonnières mêmes d’une conception dogmatique de la vérité – jusqu’au bout du nihilisme, jusqu’à l’homme qui veut périr, avant la transmutation de la volonté de posséder en « vertu qui donne », qui signe la conversion et la « seconde naissance ». Le pragmatisme se présentera alors comme une philosophie de la libération où les hommes se réapproprient leur puissance d’agir et de penser dans un acte d’auto-affirmation de leur liberté qui se confond avec l’amor fati, le « yes ! » américain semblant ainsi redoubler le « ja » nietzschéen…
Entre frères
Mais les deux frères eux-mêmes parlaient-ils d’une même voix ? Ou leur accord était-il déjà en lui-même discordant ? L’étude de D. Lapoujade pose la question de la méthode de comparaison entre deux œuvres hétérogènes, l’une psychologique et philosophique et l’autre littéraire.
On pourrait fonder empiriquement la comparaison des œuvres sur les relations réelles entre leurs auteurs. Après tout, pourquoi comparer William à Henry plutôt qu’à Goethe, et Henry à William plutôt qu’à Descartes, sinon parce qu’ils sont nés des mêmes parents, ont vécu à la même époque et dans des milieux semblables, et qu’ils se sont lus mutuellement ? Mais D. Lapoujade se désintéresse volontairement de toute considération biographique pour expliquer leurs ressemblances et leurs différences. Il n’éprouve pas le besoin de resituer leurs œuvres dans le contexte intellectuel de la Nouvelle Angleterre, ou de mentionner l’influence de leur père, Henry Sr., théologien proche de Swedenborg et ami d’Emerson, ou encore d’exploiter la correspondance fournie entre les deux frères dont trois volumes ont été publiés à ce jour, voire le journal de leur sœur Alice. Son étude entend comparer directement les œuvres elles-mêmes, comme si la fraternité n’était pas une relation dont il faudrait partir empiriquement, mais une relation à interroger qu’il faudrait construire conceptuellement. Une difficulté surgit cependant à ce niveau : comment comparer directement des concepts et des thèses avec des personnages et des histoires ?
Une première manière de le faire serait de montrer que l’un applique dans son domaine propre ce que l’autre a proposé dans le sien. Les personnages de Henry illustreraient par exemple la conception du courant de conscience qu’a proposée William en psychologie : A ressemble à B. D. Lapoujade écarte une telle conception, qui conduirait sans doute à réduire une œuvre à n’être que la transformation de l’autre, et qui manquerait par là son originalité. Néanmoins le cadre général de la confrontation lui est bien donné par l’œuvre de William James : c’est elle qui ordonne les axes de comparaison. Il reprend en effet dans ce livre le plan de son étude antérieure sur le seul philosophe [6]. Il avait alors distingué trois axes dans sa pensée : d’abord une « psychologie de l’intensité » qui porte sur l’organisation du champ de conscience autour d’un foyer d’identité personnelle, et qu’on retrouve ici sous le titre de la première partie « focus » (nature de la conscience et du moi, son rapport avec le cerveau et le corps en général) ; ensuite une « métaphysique de l’expérience » qui montrait dans l’empirisme radical de William James une théorie des relations et des connexions entre expériences, devenue à présent la deuxième partie « nexus » (définition de l’expérience, de la connaissance et de la vérité) ; enfin, le pragmatisme entendu comme méthode pour retrouver confiance dans ce monde et nouer de nouvelles relations afin de former une société libre, repris dans la dernière partie sous le titre de « socius » (affirmation de la liberté, rapport de la connaissance et de l’action, crise de la confiance et création de nouveaux modes d’existence, notamment de nouveaux mondes communs). L’œuvre de Henry James est ainsi tout entière déroulée le long de ces trois axes, psychologie, épistémologie et philosophie pratique, qui sont constitutifs du système de son frère.
L’analyse structurale représente une deuxième méthode de comparaison entre ensembles hétérogènes. Elle consiste à dégager un système de relations abstraites entre éléments non spécifiés, qui s’incarnent dans différents domaines (appelés « modèles de réalisation ») lorsqu’on spécifie la nature de ces relations et de ces éléments : ces différents modèles, bien qu’hétérogènes entre eux, présentent alors une structure commune, ce qu’on vérifie en énonçant les homologies entre eux (A est à B ce que A’ est à B’). D. Lapoujade recourt à plusieurs reprises à une telle méthode, lorsqu’il repère dans la pensée de William comme dans les récits de Henry une « structure ordinale » commune, une même « configuration » ou « organisation triangulaire », c’est-à-dire une « relation à trois termes, une triade » (p. 37-39). Dans la psychologie de William James, toute conscience est en rapport avec des objets qu’elle perçoit de son point de vue, selon ses intérêts propres, et l’une des tâches du psychologue est de décrire cette relation focalisée. Nous sommes donc en présence de trois éléments en relation : la conscience du psychologue observe de l’extérieur la conscience de son sujet d’étude qui est, elle, focalisée sur ses objets. Il en va de même dans les nouvelles et romans de l’écrivain du point de vue : ce que le sujet d’étude est au psychologue, le personnage central du récit l’est au narrateur. Ainsi l’on trouve deux types de descriptions chez Henry James : les descriptions de la focalisation subjective du personnage sur un objet privilégié (Daisy Miller vue par le jeune homme amoureux) et les descriptions objectives du narrateur au sujet de la première relation. D. Lapoujade déploie également cette structure dans le temps, en comparant le rythme ternaire de la connaissance chez William aux trois moments qui scandent les récits de Henry (cf. p. 136-137).
Ces analyses structurales sont fines et convaincantes. Pourtant, D. Lapoujade ne pouvait en rester là. Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari montraient que ces deux manières de penser le rapport entre deux termes, par la « transformation » ou par la « structure », devaient être dépassées au profit d’une conception des « devenirs » de l’un à l’autre, car c’était encore là deux manières de subordonner la différence à l’identité, que ce soit sous la figure de la similitude directe ou celle de l’homologie indirecte [7]. A devient B en même temps que B devient A : telle doit être la nouvelle formule de la « comparaison » ou plutôt de la « disparaison ». Bien que différant en nature, les deux termes sont en corrélation inséparable, formant une sorte de circuit où ils échangent ou capturent les déterminations de l’autre, comme la mer qui devient terre et la terre qui se métamorphose en mer dans les tableaux d’Elstir [8]. On retrouve sans cesse chez Deleuze les mêmes formules décrivant ce nouvel agencement où ce qui compte est de savoir « ce qui se passe entre » les deux : « présupposition réciproque », « étreinte et échange mutuels », « accouplement et corps à corps », « double capture », « synthèse asymétrique », « prélèvement et incorporation » – toujours deux termes qui « s’empruntent et s’alimentent l’un à l’autre, en vertu de leur dissemblance ou de leur différence de nature » [9]. Si l’étude de D. Lapoujade est deleuzienne, c’est en vertu de cette posture méthodologique encore plus que de ses analyses de contenu : « N’a-t-on pas en réalité affaire à une sorte d’échange ou de vol mutuel ? L’un fait de la philosophie une sorte de roman d’aventures tandis que l’autre fait du roman la forme réfléchie par excellence, le récit du mental et de ses modes de raisonnement. L’un fait de l’action le nouveau centre de gravité de la philosophie ; l’autre fait de la pensée le nouveau sujet du roman, comme si chacun volait à l’autre ce qui jusqu’alors lui revenait de droit. C’est de ce vol ou cet échange dont il s’agit de faire le récit conceptuel » (quatrième de couverture), si bien que les deux frères ne forment plus qu’« une seule conscience, dans l’entre-deux de leur différence » (p. 119). Le rêve secret de D. Lapoujade n’était-il pas de faire le double portrait d’un Henry James littérairement barbu et d’un William James [philosophiquement glabre ?
On pourrait s’étonner que l’action soit l’objet en droit du roman et que la pensée soit celui de la philosophie, et remettre en question la réalité de cette double capture. On pourrait s’interroger une nouvelle fois sur le bergsonisme des analyses, qui font finalement de William le philosophe de l’image-mouvement (rapport pratique direct avec le monde) et de Henry le romancier de l’image-temps (rapport contemplatif et indirect), ce qui est une autre manière de justifier le circuit de l’un à l’autre. On pourrait enfin montrer que la perspective systématiquement deleuzienne qui anime l’étude de D. Lapoujade sur les James conduit dans les analyses de détail à « toutes sortes de décentrements, glissements, cassements, émissions secrètes » qui faisaient la joie maligne de Deleuze lorsqu’il étudiait un auteur [10]. Nous insisterons plutôt sur ce qui fait à nos yeux le principal attrait de cet ouvrage. D. Lapoujade excelle à donner en quelques lignes la substance d’une nouvelle ou d’un roman de Henry James, dans un style à la fois élégant et précis. Particulièrement brillantes sont les descriptions de la dernière partie qui atteignent un ton dramatique envoûtant dans le récit de ces vies perdues, brisées de l’extérieur ou fêlées de l’intérieur, et pour qui il est toujours « trop tard ». D. Lapoujade a réussi à entremêler le flot continu de l’exposition des concepts avec la ligne brisée du récit des drames humains.
– Un site sur William James, avec biographie et œuvres en ligne
Pour citer cet article :
Stéphane Madelrieux, « Pragmatisme des frères James »,
La Vie des idées
, 27 juin 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Pragmatisme-des-freres-James
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[1] G. Deleuze, L’île déserte et autres textes. Textes et entretien 1953-1974 et Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, D. Lapoujade (Ed.), Paris, Minuit, 2002 et 2003. D. Lapoujade, William James. Empirisme et pragmatisme, Paris, PUF, 1997, réed. Les Empêcheurs de penser en rond, 1997.
[2] G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 27.
[3] G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993 p. 111.
[4] « William et Henry James sont bien frères, et Daisy Miller, la nouvelle jeune fille américaine, ne demande qu’un peu de confiance, et se laisse mourir parce qu’elle n’obtient pas ce peu qu’elle demandait », ibid., p. 112-113.
[5] Cf. Lettre de Bergson à William James du 27 juin 1907, in Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 727.
[6] Ce plan est plus visible dans sa thèse que dans le livre déjà mentionné qui n’en reprend pas la première partie, cf. D. Lapoujade, Pour une pratique de la pensée. Psychologie, empirisme et pragmatisme chez William James, Université Paris X Nanterre, 1996.
[7] Cf. G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 285-292.
[8] Cf. G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 61-62.
[9] G. Deleuze, Différence de répétition, Paris, PUF, 1969, p. 269.
[10] G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 15.