Un autre monde est possible – et, à en lire le politiste Kevin Brookes, cet autre monde, c’est la France. Son livre se lit comme une explication en profondeur, s’appuyant notamment (mais non exclusivement) sur des méthodes quantitatives en science politique (régressions et modèles formels), de l’« exception française » : le fait que la France résiste, davantage que la plupart des autres pays occidentaux, au modèle néolibéral. Selon l’auteur, une opinion publique méfiante à l’égard du marché et une fonction publique instinctivement dirigiste ont constitué des barrières infranchissables à tout entrepreneur politique ou économique envisageant de libéraliser le système français. Bien qu’il ne couvre que la période 1974-2012, Brookes offre de nombreuses perspectives pour penser le nouvel épisode dans l’histoire du néolibéralisme inauguré par l’élection d’Emmanuel Macron.
Le livre de Brookes est une contribution à une bibliographie fleurissante sur l’histoire du néolibéralisme considéré à la fois comme philosophie, idéologie, et mouvement. [1] Alors que beaucoup d’études sur le néolibéralisme s’inscrivent en histoire des idées ou en philosophie politique, l’analyse de Brookes s’ancre dans la sociologie politique. Sa problématique est moins celle de la dissémination des idées néolibérales et des politiques qu’elles véhiculent, que des obstacles à l’ancrage en profondeur du néolibéralisme en France. Si Brookes insiste sur l’importance des idées dans le domaine politique, c’est surtout par défaut qu’il illustre leur influence : c’est le manque de propagande intellectuelle en faveur du néolibéralisme qui expliquerait son empreinte relativement plus faible dans l’hexagone.
Les paradoxes du système français
Brookes commence son livre en tentant de cerner plus précisément le paradoxe français en matière de néolibéralisme. A priori, la France ne semble pas particulièrement mal disposée à intégrer une idéologie axée sur le libre marché. La France est dotée non seulement d’une tradition libérale qui lui est propre (Constant, Tocqueville, Bastiat), mais elle a contribué, au XXe siècle, au développement de la pensée économique néolibérale, à travers des figures ayant participé à la Société du Mont-Pèlerin et au courant des « nouveaux économistes ». D’autre part, depuis la fondation de la Ve République, la France a surtout connu des gouvernements de droite susceptibles (en principe) de se montrer plus réceptifs aux politiques néolibérales. Enfin, les institutions françaises ont des caractéristiques censées faciliter les ruptures politiques (rendant une transformation néolibérale envisageable) : un système électoral majoritaire, plutôt que proportionnel, et un exécutif puissant, soumis à peu de « veto players » (c’est-à-dire d’acteurs ayant la capacité, même non institutionnalisée, de bloquer les décisions de l’exécutif). Il y a, en somme, de bonnes raisons de penser que la France serait susceptible d’embrasser les mêmes tendances néolibérales que l’on retrouve dans d’autres pays occidentaux.
Toujours est-il que, comme Brookes le démontrera par la suite, de nombreux indicateurs prouvent que la France est, comparé à ses voisins, un des pays qui s’est le moins « néolibéralisé ».
Une exception française ?
Comment dès lors expliquer cette « exception française » ? Brookes rejette les théories de la « convergence », qui attribuent l’avènement du néolibéralisme aux pressions internationales, que ce soit par le biais de l’hégémonie, de la concurrence, de l’apprentissage, ou de l’émulation. S’inspirant des travaux de l’économiste François Facchini, Brookes soutient que l’échec du néolibéralisme en France est dû au coût élevé de sa justification idéologique. Selon Brookes, le néolibéralisme est bien une idéologie, ne pouvant se réduire à des mesures plus ou moins techniques ou à des choix de politiques publiques. Pour devenir effectif, une idéologie doit se justifier, avec l’appui notamment de ses propres « régimes de savoir » et autres institutions. Mais pour réussir, cette justification ne peut coûter trop cher, eu égard notamment aux obstacles auxquels elle est susceptible de se heurter auprès de l’opinion publique, des partis politiques, ou encore de l’administration. Or en France, précisément, le coût de la justification idéologique s’est avéré systématiquement très, voire trop, important.
Avant de présenter les raisons de ce blocage idéologique, Brookes compare le progrès de la libéralisation en France aux autres pays européens. Il établit une distinction entre la libéralisation de l’économie d’une part et celle des politiques sociales et de l’État providence de l’autre. Bien des indicateurs montrent que la France a largement suivi les autres pays en libéralisant son économie depuis les années 1980. Elle a baissé les impôts sur les entreprises et a réduit les taux d’imposition pour les tranches de revenu les plus élevées. Elle a dérégulé son marché de travail (mais moins que d’autres pays) et a ouvert son économie à la mondialisation (bien qu’à un rythme plus lent que ses voisins). Si la France a énormément changé depuis les Trente Glorieuses, elle est loin d’être devenue « un modèle de capitalisme anglo-saxon » (p. 75). Entre 1974 et 2008, les dépenses publiques en France ont augmenté plus que tous les autres pays européens.
C’est surtout dans le domaine des politiques sociales que la France se démarque. Selon Brookes, « la France a vu une augmentation générale dans la générosité de son système social supérieure aux autres pays [européens] et, à partir de 2008, fut le troisième État providence de l’Europe occidentale en termes de générosité », surtout du fait de l’accroissement de l’assurance retraite (p. 116-117). Ainsi, malgré une libéralisation considérable de son économie, la France est un pays où l’État demeure interventionniste et où les politiques sociales tardent à s’aligner sur le modèle néolibéral.
Justifier le néolibéralisme : une entreprise coûteuse
Comment se manifeste le coût élevé de la justification du néolibéralisme, qui, selon l’auteur, expliquerait l’exception française ? L’opinion publique joue un rôle, mais pas directement. En traçant les rapports entre l’évolution de l’opinion publique et les dépenses sociales, Brookes arrive à un constat frappant : « plus les citoyens sont en faveur du néolibéralisme, plus l’État providence devient généreux » (p. 189). L’opinion publique est opérante, mais de manière indirecte : en influençant les programmes des partis politiques. Chaque fois que le programme sur lequel un gouvernement s’est fait élire fut plus libéral que celui du gouvernement précédent, les dépenses de l’État ont diminué (l’exemple évident étant le gouvernement de Jacques Chirac de 1986-1988, qui sera examiné par la suite). En somme : lorsque le personnel politique prend la peine de justifier le néolibéralisme, ces efforts sont souvent fructueux. La conclusion que Brookes tire de ces données est avant tout négative : « les dirigeants politiques n’ont pas suffisamment légitimé l’idéologie néolibérale » (p. 194).
L’autre facteur contribuant au coût excessif de la justification du néolibéralisme en France implique les « régimes de savoir », à commencer par l’État et son personnel. Non seulement le savoir économique demeure, en France, un quasi-monopole d’État, mais la formation des hauts fonctionnaires assure qu’ils soient dotés de réflexes dirigistes et peu réactifs à la société civile. Comparant le Trésor étatsunien et le Ministère de l’Économie et des Finances (« Bercy »), Brookes constate que l’administration française est plus homogène sur le plan éducatif (61% du personnel étant formé dans six grandes écoles), tout en étant dotée de moins de doctorats (notamment en économie) et disposant de peu d’expérience dans le secteur privé. Les hauts fonctionnaires français partagent ainsi une vision de monde homogène – une « pensée unique » – renforcée par l’organisation corporatiste de leur profession. Leur dirigisme professionnel, presque congénital, les rend peu à même de fournir la justification que nécessiterait le néolibéralisme pour devenir effectif. Les normes et le recrutement des hauts fonctionnaires renforcent une « dépendance au sentier » (« path dependency ») dans une direction relativement dirigiste. Dès lors, les quelques think tanks et relais universitaires du néolibéralisme trouvent leur capacité à « conseiller le prince » obstruée par l’État.
Le principal exemple analysé par Brookes pour étayer ses thèses est l’histoire du gouvernement Chirac de 1986-1988. Il s’agit, selon l’auteur, d’un moment où un virage néolibéral semblait une possibilité réelle. La droite, composée d’une alliance de deux partis, le RPR et l’UDF, avait fait campagne contre le gouvernement socialiste (malgré son virage libéral, après 1983). Le Parti Républicain, un des composants de l’UDF, et surtout la « bande à Léo », un groupe d’hommes politiques proches de François Léotard, étaient particulièrement férus de l’idéologie du libre marché (en particulier Alain Madelin, devenu Ministre de l’Industrie). Mais si ce courant est représenté dans le gouvernement, il demeure minoritaire et placé sous la tutelle de figures issues de la droite classique. Les cabinets ministériels, y compris ceux des ministres les plus néolibéraux, consistent surtout de hauts fonctionnaires. Suite à l’opposition suscitée par une réforme universitaire (la « loi Devaquet » [1986]), le gouvernement Chirac veut éviter l’accusation d’« ultralibéralisme ». Surtout, alors même qu’il concocte des réformes libérales, le gouvernement y incorpore une « sauce étatiste » : ainsi les privatisations qu’il fait adopter permettent au gouvernement de choisir les actionnaires des sociétés basculant dans le privé. Pour Brookes, le gouvernement Chirac fait figure de « printemps néolibéral » qui ne donnera lieu à aucun été …
Le livre de Brookes offre ainsi une explication convaincante du rôle du néolibéralisme en France, reconnaissant d’un côté qu’il a eu d’effets réels, notamment dans le domaine économique, surtout du fait de l’intégration européenne et des ajustements techniques qu’elle nécessite, mais qu’en même temps il n’a jamais bénéficié d’un véritable élan politique comme dans d’autres pays occidentaux. Toutefois, s’il insiste sur la centralité des idées et de l’idéologie en politique, Brookes ne développe pas le caractère proprement idéationnel des débats provoqués par le néolibéralisme. Brookes parle de la « justification », mais celle-ci se différencie peu de l’« influence politique ». Il ne considère pas, par exemple, le type d’analyse proposé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification [2] pour qui la justification répond à une critique et avance un sens de la justice et un ordre des valeurs.
Les raisons pour lesquelles les idées néolibérales en 1986 n’ont pas prévalu restent dès lors assez opaques. Pourquoi ce moment ne s’est-il pas prêté à une critique néolibérale plus conséquente ? Les hauts fonctionnaires et les cabinets ministériels ont-ils bloqué les propositions de la « bande à Léo » pour des raisons purement idéologiques ? Comment mesurer le poids respectif des idées et des rapports de force politiques ?
On peut confronter l’ouvrage de Kevin Brookes à une autre analyse récente du néolibéralisme français, La résistible ascension du néolibéralisme. Modernisation capitaliste et crise politique en France (1980-2020) de Bruno Amable. Alors qu’Amable constate un consensus émergent autour du néolibéralisme chez les élites françaises depuis quarante ans, Brookes insiste sur la réticence de ces élites à justifier le néolibéralisme et leurs efforts pour ménager un public de plus en plus sceptique à l’égard du marché. Le problème qui préoccupe Amable, c’est le ralliement des gouvernements de gauche au « politique de l’offre » ; celui auquel Brookes s’affronte est plutôt la tiédeur de la droite française à l’égard de politiques économiques adoptées avec enthousiasme par leurs homologues occidentaux. D’autre part, Brookes reconnaît que les gouvernements français ont souvent adopté (souvent à cause des engagements européens) des politiques de l’offre ; mais il démontre que malgré ces politiques, la France continue de prioriser des solutions étatistes et une redistribution considérable, notamment dans le domaine social. Si l’accent des deux livres est différent – Amable insiste sur la percée du néolibéralisme en France, Brookes sur les obstacles qui s’y opposent – leurs travaux permettent de saisir les particularités de l’introduction du néolibéralisme en France et les formes hybrides qu’il y assume.
Malgré sa pertinence pour la situation actuelle, Brookes reste muet sur les développements politiques depuis la présidence de Nicolas Sarkozy. Dans ce travail fouillé, le nom « Emmanuel Macron » n’apparaît nulle part. Mais Brookes fournit de fructueuses perspectives pour aborder le phénomène Macron. D’un côté, Macron représente une nouvelle tentative de justifier une forme de néolibéralisme, avec son ambition de faire de la France une « startup nation » et son soutien à l’esprit d’entreprise – d’autant plus qu’il les lie à une défense de l’intégration européenne et un optimisme dans l’avenir. Mais d’un autre côté, Macron est dans la droite ligne des dynamiques analysées par Brookes, dans la mesure où il a été obligé de ralentir ses réformes face à l’opposition incarnée par les gilets jaunes, de par l’ambiguïté qu’il a entretenue sur l’âge de la retraite lors de la dernière campagne présidentielle, et enfin parce qu’il semble préférer un néolibéralisme réalisé par ajustements techniques plutôt que par un aggiornamento idéologique. Dans tous les cas, l’analyse de Brookes permet de comprendre que le célèbre « en même temps » dépasse la seule séquence macroniste, mais s’insère en profondeur dans l’histoire de l’appropriation française du néolibéralisme.