Faux départ
Annoncés à grand bruit, les premiers lecteurs numériques apparus il y a une dizaine d’années ont suscité chez les éditeurs des débats passionnés. Les plus exaltés prédisaient l’avènement d’une révolution qui allait, à l’instar de la révolution de Gutenberg des siècles plus tôt, bouleverser du tout au tout l’univers du livre en le privant définitivement de son papier. Les plus sceptiques balayaient d’un revers de la main cette éventualité, considérant le livre électronique comme un pur fantasme, et retournaient sans se laisser distraire davantage – et sans plus prêter attention aux évolutions de l’univers numérique – à leurs habituelles occupations. Il faut dire que le présent leur donnait raison : un modèle économique qui fait défaut et la faillite rapide des premiers constructeurs de readers en Europe, dont la société française Cytale.
Cette société, fondée en 1998 par Olivier Pujol et Jacques Attali, soutenue par Erik Orsenna, son vice-président, a lancé le premier lecteur mobile, le Cybook. L’objectif affiché : « Avoir dans sa main tout le savoir consultable n’importe où, n’importe comment, n’importe quand », tout en favorisant le développement et le goût de la lecture. Simplement, le Cybook était lourd et encombrant (l’objet devait peser près d’un kilo), offrait peu d’usages complémentaires, son écran rétro-éclairé, à cristaux liquides, brillait à la lumière – comme les écrans d’ordinateurs –, sa capacité d’autonomie était faible et son prix prohibitif : 870 euros. Sous l’angle du rapport qualité-prix, le livre papier restait de loin la meilleure alternative. L’expérience du premier fabricant français de lecteur mobile s’est rapidement soldée par un échec, et l’entreprise a dû déposer le bilan à l’été 2002, faute de ventes.
L’absence d’un marché, donc, ajoutée à la déception face aux premières machines, n’ont pas convaincu l’édition de s’intéresser à ce nouveau domaine ; sans compter que l’arrivée du numérique dans l’industrie de la musique a fortement affecté son équilibre économique. C’est là l’argument épouvantail que la plupart des professionnels agitent lorsque, régulièrement depuis des années, la question du livre électronique ressurgit. Vers la fin des années 1990, l’invention de la musique dématérialisée, souvent associée à la culture de la gratuité, a entraîné une chute brutale des ventes d’albums et fragilisé l’industrie du disque. De nombreux sites communautaires se sont organisés sur Internet pour partager leurs fichiers en les proposant gracieusement sous la forme de téléchargements en peer-to-peer. Devant cette vague de piratage massif et bien organisé, l’offre légale a pris du temps avant de se mettre en place. Les professionnels du disque, qui n’avaient pas vu le coup venir, n’avaient pu anticiper ensemble cette grande mutation. C’est finalement Apple – qui n’est pas une maison de disques – qui a influencé, voire imposé, le nouveau modèle commercial de toute l’industrie musicale, avec la création du baladeur iPod, puis de la boutique en ligne iTunes, qui vend les chansons à l’unité.
Aujourd’hui, pour une chanson digitale achetée, une vingtaine de titres seraient encore piratés. Prises de cours depuis le début, les majors tentent de s’adapter et défendent le principe d’une licence globale, qui consisterait à faire payer tous leurs partenaires qui tirent profit de la vente de la musique téléchargée sans s’acquitter des droits d’auteurs : les fournisseurs d’accès, les opérateurs de télécommunications, etc. Ce malheureux état de fait a renforcé les éditeurs de livres dans leur doute, voire dans un immobilisme.
La littérature générale, une exception ?
Cependant, l’invention récente de l’encre électronique et l’évolution des matériels ont aiguisé les appétits de l’industrie de la communication et rendu irréversible le développement de l’édition numérique. Ces derniers temps, des industriels comme Sony, Philips et Siemens ont investi dans l’encre électronique et construit de nouveaux readers (de marque Sony, Jinke, Irex ou Bookeen), fins, légers et communicants. Certains lecteurs peuvent se connecter de façon autonome à Internet grâce au wi-fi ou à Bluetooth, et charger du contenu quels que soient l’heure et le lieu. Tous offrent de nombreuses commodités : un grand confort de lecture, de l’autonomie, la possibilité de développer une bibliothèque nomade, l’accès à des contenus comme des liens multimédias ou des dictionnaires, etc. Les readers pourront accueillir à la fois la couleur, la vidéo et le son. Pas de doute, les fabricants ont pris la mesure de l’échec des premières machines. À ce jour, il n’existe pas de support de lecteur numérique mobile de référence. On trouve au contraire une diversité d’écrans mobiles. Restent deux paramètres importants : faire en sorte que ces tablettes soient massivement disponibles à la vente et moins chères.
Par ailleurs, l’extension des bibliothèques virtuelles, au premier rang desquelles la prestigieuse Bibliothèque nationale de France, la progression commerciale des librairies en ligne (Alapage, Amazon, Fnac, librairies indépendantes qui se sont dotées d’un site vendant), l’apparition de sites dédiés à un ouvrage, le développement progressif de la lecture électronique, l’impression à la commande – et le nombre croissants de supports dotés d’un écran comme le micro-ordinateur, le téléphone mobile, les consoles, etc. – ont sérieusement accéléré l’évolution numérique dans le livre.
Du côté de l’édition, certains secteurs se sont progressivement dématérialisés. Les innovations dans l’univers numérique et les mises en réseau ont permis la réalisation de contenus éditoriaux digitaux (rappelons cependant que, depuis des années, le monde de l’édition travaille en numérique, qu’il s’agisse des auteurs, des éditeurs, des maquettistes, des fabricants ou des imprimeurs. Seul l’objet livre est imprimé sur du papier. Récemment, l’éditeur américain Random House est allé plus loin encore en équipant ses éditeurs de readers pour la correction des manuscrits). Les éditions scientifique, technique, médicale, juridique, universitaire, scolaire, les dictionnaires et les encyclopédies (probablement les éditions les plus accomplies actuellement ), le secteur pratique et même les sciences humaines commercialisent des contenus numériques ou numérisés. Ces versions sont généralement enrichies de liens, d’une documentation textuelle ou iconographique, d’infographie, de bibliographie, les informations pouvant être continuellement mises à jour. Ainsi, ces versions numériques, quand elles sont éditées par des professionnels et non pas vaguement bricolées, présentent d’indéniables atouts en raison de leurs usages complémentaires.
La littérature générale – qui comprend globalement la fiction (romans) et la non-fiction (essais, documents, etc.) – ne connaît pas la même évolution. Des initiatives sont certes menées par des éditeurs de romans et de documents, mais elles sont souvent « individuelles, non coordonnées, non pilotées par le marché » [1]. Certains éditeurs expérimentent dans l’antre de leurs bureaux des versions numériques à partir de titres uniquement destinés à l’imprimé et à la librairie ; au contraire, d’autres proposent à la vente une double publication – papier et numérique –, tandis que des éditeurs spécialisés dans le livre électronique, comme Feedbooks, font leur entrée sur le marché. Durant l’automne 2006, aux éditions Flammarion, avec le directeur de production et les auteurs, nous avons mené plusieurs expériences, dont l’édition numérique d’un roman d’Henri Loevenbruck, un thriller scientifique qui se prête particulièrement bien aux enrichissements. Au texte intégral, nous avons agrégé une documentation biographique et bibliographique, un entretien avec l’écrivain, les sources qui l’ont inspiré dans l’invention de son roman. Et comme nous ne pouvions commercialiser la version enrichie, faute de readers disponibles dans les magasins, nous avons créé un site (http://hacktivist.com) dédié à l’ouvrage, en intégrant des séquences de vidéos, de son, le programme régulièrement actualisé de ses dédicaces chez les libraires, les articles de presse, les émissions de télévision ou de radio en podcast. Sur ce site, mis en ligne un bon mois avant la mise en vente, nous avions publié le premier chapitre pour annoncer la parution aux lecteurs et leur donner un avant-goût du livre. À l’initiative de Tebaldo, la version numérique du thriller d’Henri Loevenbruck a également été intégrée dans le dispositif de lecture des Échos, qui a lancé une version e-paper du journal.
C’est une expérience parmi d’autres. Toutefois, dans la majorité des cas, on constate que les éditeurs commencent à peine à numériser leurs fonds, la plupart d’entre eux estimant que la littérature générale n’est pas vraiment un secteur émergent d’édition numérique.
Risques et garde-fous
Au printemps 2008, devant les changements introduits dans l’édition par le numérique, le ministère de la Culture a commandé une mission de « concertation, de réflexion et de proposition sur le livre numérique » [2]. Préparer le passage au numérique sans « fragiliser les équilibres » de l’édition est aussi un enjeu majeur pour la profession. L’irruption soudaine de la musique digitale est considérée comme une calamité ayant bouleversé le modèle économique du disque au détriment des artistes et des producteurs – lésés à cause du piratage – et des réseaux de distribution, et qui a fini par faire disparaître les disquaires qui avaient pu survivre aux grandes enseignes, le moyen d’acquérir de la musique n’étant plus principalement le magasin.
L’émergence du numérique dans le livre provoque des craintes similaires : avec les éditeurs, les libraires et les diffuseurs-distributeurs s’interrogent sur leur métier dans ce futur proche, les auteurs veulent savoir comment sera protégée l’intégralité de leurs œuvres et garantis leurs droits d’auteurs. Le rapport Patino le souligne : « Cette perspective est d’autant plus préoccupante que l’édition est un secteur relativement fragile, aux équilibres précaires et dont les acteurs dépendent fortement les uns des autres ».
Pour prévenir des risques bien réels, le rapport Patino insiste sur quatre points :
1. Il faut développer une offre légale de qualité, « trouver un point d’équilibre entre la protection des contenus [au moyen de DRM], la souplesse d’utilisation offerte aux utilisateurs et la nécessité de disposer d’outils de gestion des droits et de gestion des types d’offres ». Le rapport invite les éditeurs à se montrer particulièrement vigilants face au risque « d’appropriation de la valeur par un opérateur technique » (voir par exemple le Kindle d’Amazon, dont les contenus ne sont pas lisibles sur d’autres machines) et de trouver « des solutions permettant la plus grande interopérabilité des systèmes de protection ».
2. Il faut protéger les droits sur l’édition numérique et « ne pas modifier le code de la propriété intellectuelle » en intégrant dans les contrats d’auteur une clause relative aux droits d’exploitation numérique. De plus, on pourrait « ouvrir des discussions interprofessionnelles, afin d’identifier des assiettes de calcul des droits les plus pragmatiques et les plus équitables pour le calcul des rémunérations proportionnelles » [Ibid., p. 41.]. De fait, s’il n’y a pas de raison de morceler les droits d’exploitation en séparant les droits liés à la publication, l’édition numérique, les droits de traduction et les droits d’exploitation audiovisuelle, il conviendrait de profiter de ces « discussions interprofessionnelles » pour améliorer de manière significative la condition sociale des auteurs, des illustrateurs et des traducteurs.
3. Le rapport préconise également de défendre l’application de la loi Lang et un taux de TVA réduit sur les bien culturels numériques. À ce sujet, il y a dix ans, un autre rapport faisait déjà remarquer : « S’il n’est pas choquant que le prix de vente [de la version numérique] soit différent, il serait nettement plus cohérent, pour ne pas discriminer selon les supports dès lors que l’on reste dans un domaine qui ressort de l’industrie culturelle, de ramener tous les produits d’édition au taux réduit de TVA », soit 5,5 % [3]. Pour l’heure, le livre numérique n’est pas considéré comme un livre, il n’est pas soumis au dépôt légal ni à l’ISBN. Le taux de TVA qui s’applique est donc de 19,6 %. Sur le prix unique du livre, sur toutes les éditions de livres numériques, le rapport de mai 1999 écrivait encore : « La dérégulation de la vente des livres sous forme de papier, même en la limitant aux ouvrages vendus par voie électronique, n’est pas souhaitable. En effet, les raisons qui ont conduit en 1981 à mettre en place le prix unique pour le livre valent également pour le commerce électronique. »
4. L’étude réalisée par Bruno Patino soulève enfin une ultime question, tout aussi fondamentale : celle du rapport de force entre les éditeurs et les réseaux – fournisseurs d’outils, opérateurs de télécommunications et moteurs de recherche – surtout quand on se sait la mainmise des constructeurs ou autres fournisseurs d’accès sur le commerce de la musique digitale. Dans le contexte de l’édition numérique, le rôle de ces industriels est hautement stratégique puisque ce sont principalement les moteurs ou les tablettes de lecture qui conduisent le lecteur à l’ouvrage. Le rapport conseille notamment aux éditeurs d’inventer des dispositifs pour garder un rôle central dans la détermination des prix afin de prévenir la concurrence, voire l’appropriation de l’édition numérique par les fournisseurs d’accès. Notons au passage qu’aux États-Unis Amazon a mis en vente un lecteur portable – le Kindle, fort de plus de 125 000 titres –, avec l’ambition d’imposer un système propriétaire et verrouillé comme le i-Pod d’Apple, et que Google permet le téléchargement d’ouvrages.
Et maintenant ?
La culture de l’écran gagne du terrain. Les lecteurs de demain sont d’emblée immergés dans les nouvelles technologies. Pour les jeunes générations, Internet est déjà « une voie d’accès nouvelle à d’autres formes de l’écrit » [4], si ce n’est leur média de prédilection. Les instituteurs et les professeurs seront globalement formés aux nouvelles technologies numériques, les classes équipées en matériel et les élèves étudieront peut-être des manuels scolaires numériques.
Les éditeurs de livres de jeunesse se sont rapidement tournés vers Internet pour promouvoir leurs collections ou nouveautés, ont créé des mini-sites, entretiennent une relation avec les jeunes lecteurs en leur envoyant régulièrement une lettre d’information ou en sollicitant leurs avis de lecture. Gallimard a mis en ligne un portail et prévient d’emblée les parents : « Destinée à tous les enfants à partir de deux ans et aux adolescents, [Découvertes Gallimard jeunesse] a pour vocation de devenir la référence pour s’ouvrir au savoir de manière interactive, faire des recherches, se passionner pour tous les sujets et s’initier progressivement aux ressources offertes par Internet. » Le site propose en lecture libre, et en directe relation avec leurs ouvrages, des dossiers thématiques avec liens, vidéos, sons et jeux. De son côté, l’éditeur Nathan utilise Internet depuis longtemps pour toucher aussi les enseignants, en leur adressant notamment des fiches pédagogiques. Tous ces bonus numériques sont autant d’ajouts, d’usages complémentaires associés à une œuvre initiale. Les éditeurs de jeunesse, qui ont bien compris que le livre numérique ne pouvait pas être une simple extension du livre imprimé, semblent fin prêts pour l’édition dématérialisée et mobile.
Les éditeurs dits techniques ou professionnels, les éditeurs de jeunesse ou de sciences humaines, prêts à produire des contenus, ont su développer des usages, inventer des formules d’édition, des collections digitales, sans perdre le fonds de leur métier d’éditeur. Tous, dans leur domaine respectif, s’adaptent à l’univers numérique et organisent une nouvelle direction éditoriale, une autre manière de lire (active et non linéaire). Du côté des auteurs émergent aussi de nouvelles formes de création, d’écriture, de relations avec les lecteurs.
Mais revenons un instant à la littérature générale. Même si, on l’a dit précédemment, les éditeurs restent sceptiques sur le marché potentiel du numérique dans ce domaine, le négliger ne serait pas une bonne idée. En premier lieu, le roman et le document représentent un peu la « vitrine » de l’édition auprès des professionnels comme du public, en France et à l’étranger. Deuxièmement, une certaine fiction – les romans dits « typés » comme le thriller et policier, le genre historique, la fantasy –, les biographies, les livres sur l’histoire, le documentaire en général, sont des genres qui se prêteraient formidablement aux contenus multimédias complémentaires. Ces dernières années a émergé une édition d’ouvrages d’actualité et de notoriété (société, faits divers, politique, vie privée) qui rencontre un certain succès mais dont la durée de vie en librairie, comme dans nos bibliothèques du reste, est très éphémère. Ces livres, vite périmés, exigent des auteurs et des éditeurs une grande rapidité d’écriture et de publication. Sous réserve de bien régler la relation commerciale avec les distributeurs et les libraires – avec lesquels nous devons travailler en collaboration étroite parce qu’ils prennent toute leur part dans les succès et les découvertes –, l’édition numérique et le téléchargement présentent indéniablement tous les atouts pour ce genre de productions. De même, les livres épuisés, les livres à faible tirage, les niches éditoriales, les articles, les conférences, les journaux, les feuilletons qui ne trouvent plus, depuis longtemps, leur place dans la presse, peuvent donner lieu à une exploitation digitale et participer à l’enrichissement des débats culturels et intellectuels.
Citons, pour finir, les initiatives des éditeurs comme POL, qui a confié à Numilog la commercialisation de la version électronique de son catalogue ; La Découverte, qui, lors de la dernière campagne présidentielle, a publié simultanément en format papier et numérique L’Autre en campagne, sous la direction de Georges Debrégeas et de Thomas Lacoste ; les éditions Charles Léopold Mayer, qui mettent en accès libre l’intégralité des textes qu’ils commercialisent aussi en librairie ; l’existence de Publie.net, plate-forme de téléchargement dédiée aux textes de littérature contemporaine créée par l’écrivain François Bon. À signaler aussi, cerise sur le gâteau : depuis le 9 août 2008, la republication en ligne, au jour le jour, du Journal de George Orwell – journal que l’écrivain avait débuté le 9 août 1938 – sous la forme d’un blog (http://wordpresse.com).
À petits pas, l’édition numérique se fraye un chemin. Alors, même si la profession doit se montrer vigilante pour rester aux commandes, qu’elle ne ménage ni son enthousiasme ni son inventivité pour séduire les nouvelles générations de lecteurs ! C’est la lecture, tout simplement, qui est en jeu.