Recensé : Thierry Pillon, Le corps à l’ouvrage, Paris, Stock, 197 p., 2012, 19 €.
Dans Le corps à l’ouvrage, le sociologue Thierry Pillon effectue une relecture d’un corpus choisi de témoignages, de récits biographiques et littéraires – au total une cinquantaine émanant d’ouvriers et d’« établis » – en filtrant ce qui touche au corps, à l’expérience sensible du travail ouvrier. Du début du XXe siècle aux années 2000, s’appuyant sur de très nombreuses citations et extraits, il révèle les permanences, les ruptures et la diversité des sensations, des expériences intimes engagées au travail, en particulier à l’usine, à l’atelier et à la mine.
Du corps meurtri (si on considère quelques-uns des thèmes autour desquels l’auteur organise son analyse : milieux, bruits, postures, usures…) au corps vivant (styles, résistances, désirs, rêves…), en passant par l’appréhension du corps de l’autre (surnoms, odeurs, initiations, plaisanteries…), ce livre vise à saisir le travail en actes, ce que Pillon nomme « une phénoménologie de l’activité », et constitue dans le même temps un bel hommage à la parole ouvrière et à son expression souvent poétique.
Le corps meurtri
Au travail, le corps des ouvriers est d’abord vulnérable, soumis à un environnement hostile voire dangereux. Ainsi, observe Thierry Pillon, « tous les sens participent à un univers où rien ne rappelle la nature, où rien n’est gratuit, où tout est heurt dur et en même temps conquérant, de l’homme avec la matière » (p. 24). Rien d’étonnant alors que l’entrée dans le milieu du travail soit décrite comme un choc. La première descente du mineur demeure l’expérience la plus emblématique. « Quand je suis arrivé en bas, raconte Louis Lengrand, j’étais sourd. Sept cents mètres de descente, ça faisait, je crois, douze à quatorze mètres à la seconde. On ne mettait même pas deux minutes à descendre. Une balle ! » [1]. L’entrée dans l’usine ou l’atelier est certes moins spectaculaire mais plus commune et tout aussi intimidante, « terrifiante » même pour Robert Linhart dans L’établi [2]. Les descriptions se ressemblent : ateliers sombres, lugubres et sordides, sanitaires sommaires, air vicié, murs sales, effrayants, « repoussants ». Ces conditions demeurent, précise l’auteur, jusqu’aux années 1960. Même alors dans la grande usine ou l’atelier modernisé, l’entrée ou le retour après l’échappée belle du week-end ou des congés reste oppressante. « Je viens d’ouvrir la cage, écrit Marie-France Bied-Charreton dans Usine de femmes. Le vacarme a effacé d’un coup toute trace du week-end dans la brutalité » [3].
Les récits racontent le rapport sensible du corps à l’environnement de travail. Le bruit, les températures extrêmes, l’inconfort entraînent des adaptations douloureuses. Le corps, au contact de la matière, se transforme et s’imprègne. C’est le cas de la « sueur noire » des mineurs au bal du samedi soir qui donne encore à voir leur quotidien de labeur. Christiane Peyre, ouvrière du sucre dans l’usine Say à Paris dans les années 1950, décrit les corps envahis par la matière travaillée, « tout blanc[s] de poussière de sucre et de plâtre », « gluants de graisse et de sucre », « hommes, femmes, machines et tas de sucre étroitement entremêlés » [4]. « Une intimité se tisse avec la pierre, souligne Thierry Pillon, le fer, le charbon, le plastique ou le sucre. Ils imprègnent le corps, se logent sur la peau et dans les moindres replis corporels ; pénètrent au plus profond, s’installent pour longtemps » (p. 99-100).
Au travail, les corps s’abîment. Les cicatrices et les traces les marquent, comme le « bleu » qui les habille indique la classe sociale. Parfois, l’accident individuel ou collectif happe et brise les doigts, les membres ou les corps dans leur entier. Le travail est aussi un « destin tragique ». Ceux qui restent racontent encore – chacun à leur manière – les corps prématurément vieillis, fatigués par la pénibilité du travail. C’est « la terrible fatigue du travail manuel » si bien montrée par Georges Navel [5], abondamment cité dans l’ouvrage : corps épuisés, harassés, moulus, effondrés, terrassés. Des décennies plus tard, Daniel Martinez décrit son expérience du travail intérimaire et semble lui faire écho : corps « fourbus », « éreintés », « écrasés, presque abrutis » [6]. La fatigue est aussi dans la tension nerveuse du geste mille fois répété, et la souffrance des corps rejoint celle des esprits.
Le corps vivant
Si l’univers de travail figure souvent le bagne et la prison, il prend parfois d’autres couleurs, celles d’une beauté singulière, l’atelier ou l’usine vu comme une cathédrale, un décor de cinéma.
Le corps s’y transforme, cherchant les postures les plus utiles, coordonnant les gestes habiles : dans l’effort du travail, le corps créé, devient outil, mesure, expertise. Il faut du temps, de l’imitation et des apprentissages pour acquérir enfin la dextérité du professionnel, son rythme, ses gestes précis, qu’il coordonne avec aisance. Le métier est là littéralement incorporé, le « geste acquis [...] devenu naturel, intériorisé » (p. 60). Se découvre alors une possibilité de liberté : celle que confère l’intimité technique avec la matière, l’outil et la machine. Dans la grande industrie, elle peut n’être que la rêverie permise par la répétition mécanique du geste. Dans l’usine Citroën, au sein de laquelle « le temps, les saisons n’existaient plus », Georges Navel se sent ainsi comme un « fantôme » et lève ses yeux en direction des vitres pour scruter la présence d’éventuels nuages [7].
Corps libres, les corps sont aussi résistants, à l’effort et à la douleur en premier lieu. Ils s’inscrivent en cela dans « une éthique du corps au travail », caractéristique pour l’auteur de la première moitié du XXe siècle et fondée sur la force et la vigueur physique en opposition aux figures de la femme, de l’enfant et de l’intellectuel. Solidité, robustesse, endurance, le corps est défi et s’oppose notamment aux hiérarchies. Thierry Pillon parle alors d’« humanité résistante » et évoque l’exemple du « macadam », cette pratique « ancienne, ambivalente et radicale », blessure volontaire que l’on s’inflige à soi-même ou à un camarade pour se libérer du travail. Plus généralement, il note que « la répétition des gestes, la déqualification, l’ennui, le sentiment de dépossession, invitent à l’exubérance, à l’inversion, à la transgression de l’usage programmé du corps » (p. 129). C’est peut-être pour cette raison qu’il accorde une place importante aux liens et relations entre les corps au travail. Le corps de l’autre, proximité rassurante ou violente, remplit le champ de l’expérience du travail ouvrier.
Le corps de l’autre
« Le corps n’est pas qu’un moyen de réalisation technique, souligne Thierry Pillon, c’est aussi un mode d’accès à l’autre. […] Entre reconnaissance établie et humiliation, le spectacle du corps renferme les enjeux de l’intégration » (p. 69). Ainsi, les surnoms révèlent-ils l’existence d’une connivence entre les membres d’un même groupe. Ils permettent également d’atténuer les tensions sociales « en déplaçant l’agressivité sur le terrain de la plaisanterie » et, dans un contexte professionnel où la spécialisation et l’individualisation des tâches prévalent, « d’introduire un système parallèle de relations fonctionnelles, dont la charge contestataire n’est pas négligeable » (p. 74). Pour illustrer son propos, Pillon cite un extrait de Grain de sable sous le capot, le livre de Marcel Durand, de son vrai nom Hubert Truxler, ouvrier spécialisé à l’usine Peugeot de Sochaux : « L’usine nous fait perdre notre identité : nous ne sommes plus que des pions. Et un pion pouvant en remplacer un autre, noms et prénoms n’ont plus cours entre nous. Il n’en est pas de même pour le chef qui, à cause du protocole hiérarchique, s’obstine à nous appeler par notre patronyme » [8].
Plus globalement, c’est toute la densité du rapport à l’autre qui s’exprime dans les extraits choisis par Thierry Pillon. L’autre dont le travail impose la proximité et dont le corps en activité est perçu par tous les sens. Sueur, crasse, haleines, excréments : le corps est aussi l’objet d’autres attentions dans les vestiaires ou dans les douches, d’autres partages amicaux ou sensuels, d’autres désirs parfois exacerbés par la brutalité du quotidien. Le corps participe ainsi de rites initiatiques, spontanés ou organisés, dans lesquels le pouvoir des genres se retourne parfois. Dans l’usine du début du XXe siècle, ou à la mine entre les deux guerres, ce sont les femmes qui « bizutent » les jeunes garçons quand elles-mêmes endurent en d’autres lieux et temps les plaisanteries, les comportements sadiques, les parades sexuelles brutales des hommes. L’auteur note toutefois que la violence, qui découle de toutes les formes de bizutage, « s’est atténuée, détournée, après la Seconde Guerre mondiale » (p. 79). Elle est aujourd’hui moins directe, plus médiatisée.
Tels sont quelques-uns des thèmes examinés par Thierry Pillon dans Le corps à l’ouvrage. Pour conclure, on pourrait éventuellement regretter que celui-ci n’ait pas jugé utile de préciser et de justifier les critères ayant concouru à la sélection de la cinquantaine de documents qui composent le corpus. Pourquoi, par exemple, ne pas avoir retenu le roman de l’écrivain anglais Alan Sillitoe, Samedi soir, dimanche matin [1958] [9] ou celui de Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie [1967] [10] ? On pourrait également évoquer une conclusion peu convaincante sur la question de la pérennité de l’expérience ouvrière mais la richesse de l’ouvrage est ailleurs. Dans le choix original de l’objet analysé et dans ce qu’il permet de mieux appréhender et comprendre de l’expérience du travail concret, dans la pertinence de la méthodologie utilisée privilégiant « la mise en série des textes plutôt que […] l’étude de leur cohérence interne » (p. 14) et, enfin, dans le style vif, alerte de l’auteur qui sert remarquablement les ouvrages qu’il utilise et donne à lire.