Au sein de l’imaginaire collectif national, la bataille de Poitiers reste considérée comme un moment clé de l’histoire de France. La prise en compte de sources textuelles et matérielles relatives à la présence islamique dans le sud de la Gaule permet cependant de pondérer l’importance de cet évènement.
En 2016, l’annonce de la découverte de trois sépultures islamiques à Nîmes avait fait grand bruit. Identifiées par l’orientation du corps des défunts en direction de la Mecque, toutes trois datées du VIIIe siècle, ces tombes étaient venues verser de précieuses données matérielles à un dossier – la présence islamique dans le Sud de la France actuelle – qui demeurait presqu’exclusivement textuel. De fait, par la prise en compte de sources jusqu’ici inconnues, ou ignorées, mais aussi par l’actualisation des grilles d’analyse, l’histoire de la conquête islamique, qui a permis la formation d’un empire s’étendant des Pyrénées jusqu’à l’Indus, est en perpétuel renouvellement depuis les années 1980.
Poitiers, victoire franque et mythe français
Derrière « l’autre bataille de Poitiers » le livre propose une synthèse de cette présence islamique en Septimanie – c’est-à-dire l’ancienne Narbonnaise, qui correspondrait au Languedoc actuel. Philippe Sénac apporte une contribution originale, avec l’ambition de proposer des interprétations actualisées sur une histoire oubliée. Conscient d’écrire dans un contexte socio-politique marqué par des crispations autour de l’islam, il entend s’extirper de ce que l’on pourrait appeler la « dictature de l’évènement » (p. 5-12, 119-123). Dans l’historiographie comme dans la mémoire populaire françaises, la conquête islamique demeure en effet écrasée par la « bataille de Poitiers », remportée par Charles Martel en 732.
Abondamment glosé, cet évènement a récemment eu l’honneur d’une nouvelle étude. Dans un ouvrage magistral publié en 2015, William Blanc et Christophe Naudin ont en effet à la fois analysé l’événement en lui-même, en reprenant le dossier documentaire disponible ; mais aussi (et surtout ?) montré comment l’historiographie, médiévale, moderne ou contemporaine, l’avaient interprété. Leur étude avait montré comment la bataille de Poitiers avait fini par se retrouver affublée, à partir du xxe siècle, d’une signification politique majeure – et nouvelle [1]. L’importance « médiatique » acquise par cet évènement a dès lors créé un prisme déformant, qui a simplifié, voire caricaturé, les interprétations, écrasé la nuance, et laissé dans l’oubli d’autres aspects de la présence islamique en Gaule.
Dès lors, l’objectif de l’auteur est de restituer toute l’importance de cette présence islamique sur le littoral gaulois de la Méditerranée, injustement négligée - mais que le lecteur ne s’y trompe pas : Poitiers n’y est pas remplacé par une autre bataille majeure. À cet égard, cette publication s’inscrit comme un nouveau prolongement de l’œuvre de Philippe Sénac, qui s’est dédié depuis les années 1980 à l’étude des relations entre le monde franc, mérovingien ou carolingien, et le monde islamique – jalonné de publications qui, pour certaines, sont devenues des références incontournables [2]. Cet ouvrage constitue ainsi le pendant d’un livre publié il y a plus de quarante ans [3], qui traitait – déjà – de la présence islamique en Provence.
Textes, monnaies et sceaux : les sources d’une région en marge
Philippe Sénac prend appui sur les acquis de la recherche récente, pour contribuer à l’historiographie de la conquête. L’analyse y repose sur la confrontation des textes latins – pour certains bien connus des historiens – et des textes arabes, parmi lesquels un certain nombre ont été publiés dans les dernières décennies. C’est le cas notamment de l’œuvre du grand historien andalou Ibn Ḥayyān (976-1064), dont le Muqtabis fī aḫbār ahl al-Andalus, la chronique de référence des premiers siècles d’al-Andalus, a été partiellement redécouvert dans des manuscrits conservés au Maroc, et dont des fragments sont cités par maints auteurs postérieurs. C’est le cas également de Ḫalīfa b. Ḥayyāṭ (777-854), dont le récit de la conquête islamique a jusqu’ici été sous-utilisé.
Il ne faut cependant pas oublier que, pour les auteurs arabes, la Narbonnaise était une marge lointaine, l’une des extrémités occidentales du monde islamique. Ne disposant que d’informations parcellaires à son sujet, ils ne peuvent souvent nous en fournir au mieux que des récits évasifs, voire décousus ou même contradictoires, a fortiori car ils écrivent, pour les plus anciens que nous conservons, près d’un siècle après la perte de ce territoire rattachée au regnum Francorum par Pépin le Bref dans la deuxième moitié des années 750.
L’un des apports majeurs de cet ouvrage est de prendre pleinement en compte les données issues de la culture matérielle, en particulier les monnaies et les sceaux, qui sont présentés en fin d’ouvrage (p. 95-106). Les travaux récents de Philippe Sénac ont en effet démontré que l’analyse de ce type de documentation pouvait fournir des renseignements solides sur la conquête du royaume wisigothique de Tolède par les armées des califes omeyyades (711-714), au sujet de laquelle les textes sont parfois évasifs, et souvent problématiques dans leur interprétation [4].
Le sud de la Gaule à la croisée des conquêtes
À partir de ce corpus assez vaste – quoi qu’on puisse regretter qu’il ne soit pas entièrement exhaustif, en particulier en ce qui concerne les textes arabes [5], l’auteur dresse un portrait convaincant de la Septimanie préislamique, province du royaume wisigothique de Tolède (p. 25-37). La conquête à proprement parler par les musulmans demeure mal connue – sa date par exemple n’est toujours pas établie avec certitude, même si l’auteur défend l’hypothèse qu’elle a dû être réalisée en deux temps, d’abord à l’extrême fin des années 710, puis au début des années 720 (p. 39-50, 53-57). C’est l’occasion d’une digression sur la bataille de Toulouse qui, bien qu’éclipsée dès le VIIIe siècle dans l’historiographie franque par la victoire de Charles Martel, eut manifestement des conséquences géopolitiques nettement plus importantes (p. 45-48) [6].
Les modalités de la provincialisation de la Narbonnaise, qui devint de facto un territoire administré par les califes omeyyades de Damas, sont en revanche mal connues, faute de données précises (p. 60-70). Il semble néanmoins qu’elle n’ait pas été considérée comme une province (wilāya) de plein droit, mais plutôt comme une dépendance de la province d’al-Andalus, qui n’avait elle-même gagné son autonomie vis-à-vis de l’Ifrīqiya que plusieurs années après la conquête. Quoi qu’il en soit, l’islamisation semble y avoir été particulièrement ténue – un argument majeur reposant dans l’absence totale de la région, et en particulier sa capitale de Narbonne (Arbūna) dans le riche corpus de la littérature biographique andalouse, qui a pourtant permis de recenser plus de 13.000 savants [7] (p. 66).
Si quelques activités militaires portées par les musulmans sont encore signalées, la dynamique géopolitique commence à s’inverser au milieu des années 730. En 737, Charles Martel reprend Avignon et inflige à ses adversaires une défaite à Sigean, sur les rives de la Berre. En revanche, les évènements suivants demeurent confus, tant dans les sources latines que les sources arabes. Profitant de l’agitation interne à l’État andalou, divisé par l’arrivée du jeune prince omeyyade ʽAbd al-Raḥmān Ier, qui prit finalement le pouvoir en 756, ce fut finalement Pépin le Bref qui réussit à reprendre Narbonne (759), où il installa un atelier monétaire et un évêque.
Rien de certain en revanche quant au devenir des terres qui s’étendaient entre cette ville et les Pyrénées, qui rentrèrent peut-être dans le giron franc à l’occasion de l’expédition de Charlemagne contre Saragosse en 778 (p. 71-83). Et si par la suite, des campagnes furent menées contre la Narbonnaise par les émirs de Cordoue (793 et 841), elles n’eurent aucun impact géopolitique – sauf à illustrer que la conquête de Barcelone par le futur Louis le Pieux (801) ne permettait pas de protéger la Septimanie carolingienne, encore visée par des raids au début du XIe siècle (p. 85-93).
Conclusion
Avec cet ouvrage, riche et documenté, Philippe Sénac revient donc sur un épisode assurément marquant dans la mémoire des populations locales – le souvenir de la présence islamique s’y est diversement cristallisé, depuis le répertoire toponymique actuel jusqu’au folklore d’époque moderne, en passant par la littérature chevaleresque (et notamment le cycle de Guillaume d’Orange) (p. 108-117).
Il parvient à établir de manière convaincante que c’est en Septimanie que se sont noués les fils du conflit entre le royaume des Francs et les musulmans venus d’al-Andalus. Ce faisant, il démontre que les conséquences géopolitiques de la bataille de Poitiers n’ont finalement été, d’un point de vue historique, que très peu significatives.
Un autre mérite de ce livre est la prudence de l’auteur, qui se garde bien de verser dans l’essentialisme ou le catastrophisme, dans la lignée de ses travaux antérieurs : Philippe Sénac s’attache notamment à montrer que jamais la religion n’a paru être un prisme pertinent aux yeux des auteurs latins lorsqu’il s’agissait de définir les conquérants, ou encore que la conquête puis l’occupation islamique ne paraissent pas s’être accompagnés des ravages que l’histoire populaire leur associe habituellement (p. 63-64).
Ainsi, au-delà de ses apports scientifiques, cet ouvrage vient aussi rappeler que, pour l’historien, le salut se trouve dans les sources – qu’il serait malvenu d’interpréter à l’aune d’un esprit de croisade plus tardif ou, pis encore, de l’islamophobie contemporaine.
Philippe Sénac, L’autre bataille de Poitiers. Quand la Narbonnaise était arabe (VIIIe siècle), Paris, Armand Colin, 2023, 160 p., 24 €.
Aurélien Montel, « Charles Martel face aux sources »,
La Vie des idées
, 3 juin 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Philippe-Senac-L-autre-bataille-de-Poitiers
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[1] Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’histoire au mythe identitaire, Paris, Libertalia, 2015.
[2] Voir notamment un recueil d’articles, Les Carolingiens et al-Andalus (viiie-ixe siècles), Paris, Maisonneuve et Larose, 2002 ; ou, plus récemment, une ambitieuse synthèse, Mahomet et Charlemagne en Espagne, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2015.
[3] Musulmans et Sarrasins dans le sud de la Gaule, viiie-xie siècle, Paris, Le Sycomore, 1980.
[4] Voir par exemple Los precintos de la conquista Omeya y la formación de Al-Ándalus (711-756), Grenade, Universidad de Granada, 2023.
[5] La contribution du grand géographe andalou al-Bakrī (404/1014-487/1094), qui évoque la Narbonnaise dans les parties conservées de son « Livre des itinéraires et des royaumes » (Kitāb al-masālik wa-l-mamālik) aurait par exemple pu être intégrée à la discussion.
[6] Cette bataille, qui a vu la victoire du duc Eudes sur une armée venue d’al-Andalus, a récemment bénéficié de l’intérêt de Florian Gallon, qui l’a étudié dans un opuscule récent et en présente là encore une synthèse complète (721 : les Sarrasins aux portes de la ville, Toulouse, Éditions midi-pyrénéennes (coll. « Cette année-là à Toulouse »), 2022).
[7] Le lecteur intéressé se reportera à la Prosopografía de los Ulemas de al-Andalus, qui rassemble des données prosopographiques sur chacun d’entre eux (https://www.eea.csic.es/pua/).