La nature revêt une multiplicité de significations : espaces ayant échappé à l’anthropisation, êtres dépourvus de conscience et de langage, principe d’existence et d’identité d’un organisme ou encore domaine de régularités indépendant des actions humaines. De ce fait, la nature a longtemps formé le pôle principal d’une série d’oppositions conceptuelles constitutive de la pensée européenne : nature/culture, nature/art, nature/esprit, nature/surnature, nature/histoire. Or, « toutes ces acceptions contrastives qui donnaient à la nature sa mystérieuse unité » (Ph. Descola, Introduction, p. 8) ont été remises en cause ces dernières décennies par de nombreuses études qui ont alors contribué à jeter un doute sur la pertinence et la généralité de ces catégories. C’est le « grand partage » entre nature et culture, où la première signifiait une régularité nomologique universelle et la seconde une contingence des usages du monde, qui disparaît.
Si, dès lors, « la nature n’est plus ce qu’elle était » (p. 7), comment la définir ? Qu’en est-il de l’idée de « nature » aujourd’hui ? L’effritement des limites de la nature est-il total ou persiste-t-il certaines discontinuités fondamentales entre humains et non-humains ? Dirigé par Philippe Descola, anthropologue et professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Anthropologie de la nature, Les natures en question est un ouvrage qui réunit des contributions issues du colloque de rentrée au Collège de France en octobre 2017. Mêlant les sciences de la matière et de la vie, la philosophie, les sciences sociales et les humanités, ce volume propose une réflexion interdisciplinaire, exigeante et érudite, sur de multiples questions soulevées par les brouillages de frontières entre déterminations naturelles et déterminations humaines. Les contributions tentent d’éclairer, depuis leur discipline propre, « les rapports complexes entre les phénomènes physiques et la manière dont les humains agissent sur eux, subissent leur influence et se les représentent » (Introduction, p. 12).
L’émergence de la notion singulière de nature dans la pensée européenne
Dans la logique de l’idéalisme bouddhique, « le monde-réceptacle ne saurait être qu’une projection de l’esprit humain » (Jean-Noël Robert, « L’éveil de la nature dans le bouddhisme sino-japonais : comment plantes et pierres deviennent bouddhas », p. 43). La relation entre les deux mondes, l’animé et l’inanimé, le monde de l’esprit et son décor ne sont que deux facettes d’une même réalité. L’animation des non-humains dans le bouddhisme japonais ne permet donc pas de tracer des frontières stables entre le monde spirituel, le monde matériel et le monde humain. Cette idée de la nature semble assez éloignée du concept grec de phusis qui désigne un domaine de régularités indépendant des actions humaines. De même, les Chinois anciens n’avaient pas de concept équivalent à celui de « nature » ou de phusis, mais la régularité des phénomènes était cependant appréhendée. L’étude de la nature était segmentée en spécialités particulières et jamais conçue, comme en Grèce, sous les espèces d’un domaine d’enquête englobant [1]. L’historien des sciences de l’Antiquité, Geoffrey Lloyd, se demande alors si le concept de phusis, en instaurant une démarcation avec le monde humain [2], n’amorce pas une montée en puissance de l’ « ontologie naturaliste », contredisant alors par son analyse les schèmes ontologiques établis par Philippe Descola [3]. En effet, le naturalisme est, selon la classification de ce dernier, l’ontologie, caractéristique de l’Europe moderne et contemporaine, qui sépare ce qui relève de l’humain de ce qui relève de l’animal, établit une séparation radicale entre nature et culture, consistant alors à faire de la nature un objet autonome que l’humain peut maîtriser et posséder.
Selon l’historien Etienne Anheim, l’émergence de cette ontologie naturaliste occidentale (ou mouvement de naturalisation de l’Occident) s’opère de façon évidente au Moyen-Âge. Formes d’exploitation agricole très organisées, édification de digues, politique d’aménagement hydraulique, développement des mines et des carrières, l’historien rappelle que « les progrès de l’archéologie de l’environnement depuis trois décennies (…) ont permis de montrer l’anthropisation précoce des milieux de l’Europe médiévale » (« Les métamorphoses de la nature dans l’Europe de la fin du Moyen-Âge », p. 55). Pour autant, loin d’une lecture simpliste [4], l’historien montre bien que ce rapport au monde n’engendre pas directement le nôtre, à savoir un monde autonome, objet de domination et d’exploitation pour l’homme : « sinon comment expliquer que ce monde naturel n’existe pas dans l’iconographie ni dans les descriptions littéraires, et qu’il ne connaisse même pas de désignation lexicale ? ». Une analyse minutieuse des écrits de cette époque permet, selon lui, d’élaborer une connaissance réflexive à partir du rapport vernaculaire d’une communauté à son milieu afin de saisir au plus près la mise en place progressive de l’ontologie naturaliste dans monde européen. Par exemple, l’enquête par circonscriptions administratives [5], organisée par le comte de Provence, dans les années 1330, pour faire état de ses droits et de ses possessions contribue à « la construction de terroirs de papier » qui représentent alors une forme objectivée de l’environnement. Ces dispositifs, disséminés partout au sein de la société médiévale, en une multitude de mécanismes locaux, façonnent progressivement les rapports entre humains et non-humains et sont de précieux éléments pour comprendre le mouvement de naturalisation de l’Occident qui, loin de s’achever avec la révolution scientifique du XVIIe siècle se poursuit avec elle. Si l’utopie baconienne de la maîtrise et de la domination de la nature commence à se réaliser à cette époque, le nouveau régime naturaliste cohabite longtemps avec d’autres ontologies en Europe comme l’analogisme [6] ou l’animisme [7] : « le régime animiste s’accommode des pratiques naturalistes […] Les pierres précieuses fascinent les cours européennes. Considérées à la fois comme objets de luxe et comme objets d’études minéralogiques on prêtait aux diamants des vertus médicinales dues à leur évaporation par l’action du soleil ou du feu. Exemple assez probant de la continuation d’une tradition alchimique tard dans le XVIIIe siècle » (ibid.). Ainsi, si l’ontologie naturaliste s’établit bien en Europe au XVIIe siècle, « plus que l’uniformité, c’est l’image du palimpseste naturaliste qui domine » (p. 86).
Natures humaines
L’idée de nature n’a pas seulement rempli une fonction de cristallisation dans l’émergence et le développement des sciences, elle a exercé aussi une influence centrale dans la mise en place d’une théorie de la nature humaine. Justin E. H. Smith montre comment le modèle européen de la nature humaine s’élabore de façon systématique lorsqu’il est confronté à l’altérité. Or, l’analyse de la découverte par l’Occident des civilisations américaines met justement en lumière le choc entre deux ethnocentrismes ou deux régimes ontologiques : « le caractère écrasant et total de la conquête nous empêche de considérer en même temps le fait qu’il y avait également une perspective sur les Européens, que les Américains se posaient des questions concernant leur nature à eux, des questions qui étaient motivées par leurs propres engagements ontologiques non universels » (« Le naturel et l’inné : une perspective historique sur la diversité raciale », p. 172). Un des effets de l’apparition de l’ontologie naturaliste fut, par conséquent, de concevoir la personne humaine sur le modèle de régularités universelles qui demeurèrent longtemps exceptionnelles au regard du reste de l’humanité. De surcroît, ne serait-il pas préférable de parle de « natures humaines » ? La façon dont la nature humaine s’est élaborée en Europe est également bien différente de la manière dont elle a été thématisée en Chine ancienne. Anne Cheng, titulaire de la chaire Histoire intellectuelle de la Chine au Collège de France, en faisant une analyse très approfondie du mot xing, montre que l’idée de nature humaine a été pensée dans une perspective énergétique où domine la métaphore hydraulique. Xing, loin de désigner la « nature humaine », parle plutôt d’un mode de fonctionnement de l’humain sous sa forme optimale, la plus complète et la plus saine, de même que le mode de fonctionnement de l’eau est de couler vers le bas : « la question n’est pas de savoir où doit passer la démarcation entre nature et culture, ou entre humain et non-humain, mais de partir du tout comme énergie, et de savoir si cette énergie est intrinsèquement bonne au sens où elle permet la perpétuation de la vie » (p. 197).
Si la notion de « nature humaine » a permis de constituer les êtres humains comme seuls sujets de droit [8], François Ost (« Personnaliser la nature, pour elle-même, vraiment ? ») montre comment l’attribution de la personnalité juridique à la nature, dans l’actuel contexte d’anthropisation de la nature et de défense de l’environnement, peut venir bousculer et réinterroger ces délimitations. Faut-il nécessairement être une personne pour être sujet de droit ? Le philosophe cite plusieurs exemples récents où les institutions juridiques font droit à une conception personnaliste de la nature : « l’inscription en 2008 dans la Constitution de l’Équateur, pour la première fois, de la personnalité juridique de la nature (article 10) et l’attribution à la Pacha Mama (Terre-Mère) de droits divers » ; « l’attribution de la personnalité juridique à deux fleuves, le Gange et le Yamuna, par le Cour Suprême de l’État de l’Uttarakhand, en Inde, le 20 mars 2017 » ou encore, « la personnification juridique du troisième fleuve de Nouvelle-Zélande, la Whanganui, en vertu de la loi adoptée par le parlement néo-zélandais, le 20 mars 2017 également » (p. 216). Si F. Ost souligne les limites de cette personnalisation de la nature, en montrant notamment que cela n’a pas forcément pour effet de donner raison à la nature à l’encontre d’autres droits revendiqués par d’autres titulaires [9], pour Marie-Angèle Hermitte (« Artificialisation de la nature et droit(s) du vivant »), la profonde transformation en cours des sujets de droit introduit plutôt la possibilité de traiter comme tel les non-humains. En ce sens, elle se demande si l’ordre juridique contemporain dans son ensemble n’est pas travaillé par une forme d’« animisme » (p. 265). L’étude de l’évolution du droit du vivant vient donc interroger la délimitation du domaine naturel, dont l’indétermination croissante de son statut invite à appréhender d’un regard nouveau les relations entre humains et non-humains.
Humains et non-humains : penser les collectifs
Faire le constat du caractère historiquement contingent de l’ontologie naturaliste, permet alors, pour Philippe Descola, de regarder d’un autre œil la démarcation du naturel et du social qu’elle véhicule. L’analyse des techniques de veille sanitaire et, plus particulièrement, celle des animaux sentinelles [10], par Frédéric Keck (« Laisser vivre les sentinelles. Transformations de la biopolitique par les chasseurs de virus »), met également bien en avant la difficulté de penser une démarcation nette entre le monde humain et le monde naturel. Il montre comment ce dispositif, qui mobilise des compétences développées par les éleveurs et les chasseurs pour gérer l’incertitude des relations avec les non-humains, introduit un brouillage entre le sauvage et le domestique : « Comment vivre à bonne distance des sentinelles ? Si les virus émergents franchissent les frontières entre les espèces, les poulets sentinelles sont dans une position intermédiaire entre les humains, non vaccinés pour une maladie qui n’est pas encore passée à l’homme, et les autres, poulets, vaccinés pour une maladie endémique chez les volailles. Et puisque la vaccination aujourd’hui est une des marques de la domestication, un poulet non vacciné est plus proche d’un oiseau sauvage, exposé aux mutations d’un virus dangereux » (p. 144). Questionner les nouvelles techniques de production et de réparation de la vie que la biologie, la médecine ou la biochimie ont pu développer vient également bousculer nos façons d’appréhender les définitions de l’humain, du naturel, de l’artificiel, des mécanismes du vivant et des règles sociales de son appropriation [11].
Que faut-il penser de ce nouveau découpage dans lequel humains et non-humains ne sont plus soumis à des régimes de description et d’explication bien séparés ? Cela n’introduit-il pas une forme de relativisme ? Loin de défendre un hyper relativisme, P. Descola (« De la Nature universelle aux natures singulières : quelles leçons pour l’analyse des cultures ? ») promeut au contraire la mise au point d’outils analytiques qui permettent de passer d’un monde uniforme ordonné par une division majeure entre la nature et les cultures à des mondes diversifiés dans lesquels humains et non-humains composent une multitude d’assemblages. L’abandon de nos schèmes d’analyse naturalistes permettraient de mieux déchiffrer ces rapports de monde. Il serait alors plus évident de concevoir que lorsque les communautés autochtones défendent un volcan andin, menacé par une compagnie minière, il ne s’agit ni de la manifestation de superstition folklorique ou puérile, ni de la volonté de protéger une ressource mais de la défense d’un « membre de plein exercice du collectif mixte dont les humains forment une partie avec les montagnes, les troupeaux, les lacs et les champs de pommes de terre » (p. 134). Un tel changement de perspective peut alors « offrir matière à réflexion quant à la transformation de nos propres institutions politiques » (p. 126) dans la mesure où nous pourrions alors envisager les rapports de mondes sous l’angle du « collectif » [12] : « ce ne sont pas les individus humains qui constituent les sujets politiques, ni même les assemblages autonomes au sein desquels les êtres de chaque espèce s’associent avec leurs congénères pour exister souverainement. Non, les véritables sujets politiques, ce sont les relations entre les collectifs » (p. 133).
« La nature n’est plus ce qu’elle était » : ce n’est donc pas de nostalgie dont s’il s’agit, mais d’un deuil des représentations et des usages de la nature dans la pensée occidentale. Si la conception de la nature s’étiole, c’est pour mieux en retrouver l’existence, notamment par une conceptualité renouvelée portée par les notions de « relations », de « rapports au monde » et de « collectifs » dont la valeur est aussi théorique que pratique. Compte tenu de la diversité des domaines convoqués, la lecture de l’ouvrage est, certes, très exigeante mais elle offre de nombreuses pistes pour envisager les relations entre les collectifs humains comme non-humains afin de « penser à nouveaux frais l’action politique et le vivre-ensemble dans un monde où nature et société ne sont plus irrémédiablement dissociées » (p. 135).
Les Natures en question, sous la direction de Philippe Descola, Paris, Éditions Odile Jacob, octobre 2018, 336 p., 26,90 €.