Mireille Lauffenburger est Maître de Conférences en Géographie, spécialité climatologie et environnement, à l’Université de Nancy 2. Ses travaux portent sur l’estimation du réchauffement climatique au XXI° siècle ainsi que sur l’îlot de chaleur urbain et la surmortalité à Paris. Dans le cadre du Plan Climat de la Ville de Paris, elle a notamment participé au projet de recherche EPICEA (Étude Pluridisciplinaire des Impacts du Changement climatique à l’Échelle de l’Agglomération parisienne) en partenariat avec Météo-France, l’APUR (Atelier Parisien d’Urbanisme) et la Ville de Paris.
La Vie des Idées – Parmi les enjeux du « développement durable », les enjeux climatiques figurent en très bonne place. Comment intervient le facteur climatique dans la notion de « ville durable » ? Existe-t-il une corrélation entre ville et climat ?
Mireille Lauffenburger – Le climat recouvre des caractéristiques très particulières à l’échelle d’une ville : on peut en effet parler de « climat urbain » aussi bien à l’échelle micro-locale (une rue), locale ou topoclimatique (une ville). Par ailleurs, plus un territoire d’une zone agglomérée densément urbanisée est étendu, plus ce territoire peut stocker de l’énergie solaire et la restituer sous forme de chaleur. À cet égard, la modification la plus notable du climat urbain par l’urbanisation est l’apparition d’un écart de température entre les zones urbaines et périurbaines et les zones rurales environnantes. Ce phénomène est appelé îlot de chaleur urbain (Urban Climat Island). L’îlot de chaleur urbain est décroissant du centre urbain dense vers la périphérie. On estime par exemple qu’en moyenne annuelle, l’écart de températures entre le centre d’une ville et sa périphérie est généralement compris entre 2 à 3°C.
La Vie des Idées – Quels sont les facteurs qui expliquent la formation de l’îlot de chaleur urbain ?
Mireille Lauffenburger – L’activité urbaine intense explique pour l’essentiel la modification des températures par l’émission de chaleur, mais la morphologie des villes est aussi un facteur explicatif. En effet, la taille, la forme et l’agencement des constructions comme celles des axes de circulation, modifient de façon singulière les apports solaires, les écoulements du vent et, par conséquent, les bilans d’énergie propres à un espace urbain. Si les constructions, en formant des « masques », multiplient les zones d’ombre à l’échelle de la rue – offrant un potentiel de rafraîchissement utilisé de longue date par les médinas méditerranéennes –, l’importance des surfaces minérales qui absorbent la chaleur, et la diminution de la vitesse du vent en milieu urbain, du fait de la rugosité élevée de la surface urbaine par rapport à celle de la surface agricole de plaine, sont autant de facteurs qui contribuent substantiellement à la formation de l’îlot de chaleur urbain.
La Vie des Idées – Pourquoi l’îlot de chaleur urbain est-il un enjeu écologique ?
Mireille Lauffenburger – L’îlot de chaleur urbain se traduit tout d’abord en altitude par une couche limite urbaine plus chaude, mais aussi plus riche en polluants, qui prend la forme d’un dôme ou d’un panache poussé par les vents. Par ailleurs, l’importance des surfaces minérales et la diminution de la vitesse du vent engendrent, dans les villes, une augmentation de la chaleur ressentie par l’organisme humain. L’îlot de chaleur urbain a donc davantage qu’un impact écologique. À Paris, l’îlot de chaleur urbain a un véritable impact sanitaire. Celui-ci n’est pas seulement lié à l’augmentation de la pollution par stagnation des polluants en l’absence d’écoulements d’air et (généralement) de vents d’ouest, mais aussi – en cas d’anticyclone dynamique puissant, développé et stable – à des températures moyennes très élevées pendant plusieurs jours consécutifs. En climatologie, ces épisodes exceptionnels sont appelés « vagues de chaleur » ou « canicules ». Or la conséquence sanitaire directe lors de canicules est l’augmentation de la surmortalité.
La Vie des Idées – L’enjeu écologique se double donc d’un enjeu sanitaire ?
Mireille Lauffenburger – Absolument. Deux épisodes caniculaires ont marqué tout particulièrement la France ces dernières années. Le dernier est intervenu en juillet 2006. Mais c’est la vague de chaleur survenue en France du 1er au 15 août 2003 qui fut la plus dramatique puisqu’elle a causé le décès de près de 15 000 personnes au niveau national. Au pic de cette vague, Météo France a relevé pour les températures moyennes minimales observées en région Île-de-France une différence de température positive de 8°C à Paris par rapport à sa banlieue Nord Ouest. Cet écart important a sensiblement renchéri les maxima quotidiens de température subis dans la partie centrale de l’agglomération. La durée et l’intensité de cette vague de chaleur ont ainsi mis en exergue la vulnérabilité de Paris face aux épisodes caniculaires. En effet, la contribution de Paris à la surmortalité a été importante : 1254 décès qui représentent 8,5% de la surmortalité nationale alors que Paris ne représente que 3,7% de la population nationale.
La Vie des Idées – Diminuer l’îlot de chaleur urbain apparaît donc comme un enjeu à la fois écologique et sanitaire de première importance. Mais sait-on le mesurer ou le quantifier ?
Mireille Lauffenburger – La question de la mesure des facteurs de formation de l’îlot de chaleur dans tout ou partie d’une ville, est délicate. On peut d’abord estimer que son importance est corrélée aux volumes de gaz à effet de serre (GES) émis sur son territoire. S’agissant du cas parisien, la Ville de Paris a lancé une étude dès 2004 pour évaluer les émissions de GES sur le territoire de la ville en s’appuyant sur l’outil « Bilan Carbone » développé par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Le carbone est la mesure étalon choisie par l’ADEME. Elle peut s’estimer en tonnes équivalent carbone (teqC) ou en tonnes équivalent CO2 (teqCO2). Cette évaluation a permis de mettre en évidence l’impact environnemental de la ville de Paris. Ainsi, à l’échelle de Paris intramuros, hors tourisme, trois secteurs émettent à part égale 1,75 million de teqC : la consommation énergétique des bâtiments, le transport des personnes et le transport des marchandises. Viennent ensuite avec 1,3 million de teqC la consommation et les déchets, puis avec 0,035 million de teqC les autres postes – le poste industrie étant relativement faible au sein de Paris. La morphologie des villes, leur densité de même que leur caractère plus ou moins minéral, figurent également parmi des indicateurs possibles de mesure à explorer. La faiblesse en nombre des espaces verts est sans doute un facteur non négligable de la situation parisienne, en dépit de l’existence du Bois de Vincennes et du Bois de Boulogne notamment, qui constituent des puits de carbone notables pour Paris par la photosynthèse des végétaux qui absorbent le CO2 atmosphérique.
La Vie des Idées – Existe-t-il aujourd’hui des stratégies pour diminuer l’îlot de chaleur urbain ?
Mireille Lauffenburger – Prenons encore l’exemple de Paris, dont la municipalité vient d’engager un certain nombre d’actions (Plan Climat, Plan de Déplacements Urbains, Agenda 21,…) visant à contribuer, conformément à l’accord international du protocole de Kyoto, à la réduction des émissions de GES d’un facteur 4 (soit 75% pour 2050 par rapport à 2004). Le bâti parisien est aujourd’hui l’un des principaux enjeux de l’intervention sur la réduction de l’îlot de chaleur urbain parisien. Le chauffage lié à la forme du bâti et à la performance est en effet responsable à lui seul de 76% des émissions du secteur bâti. L’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR) a établi ainsi que les émissions de CO2 issus du chauffage recouvrent une somme de paramètres : la performance du bâtiment, les équipements, les habitudes des habitants et les énergies utilisées. La question de l’intervention sur le bâti se heurte cependant à une question critique qui est celle de la valeur patrimoniale forte des constructions parisiennes. On estime que les immeubles de bonne construction ont une durée de vie de 300 ans s’ils sont entretenus. À Paris, plus de 80% du bâti a plus de 50 ans, 75% plus de 100 ans et 8% plus de 200 ans (Source Apur). Paris a donc un fort patrimoine bâti, ce qui laisse penser que le bâti ne connaîtra que faiblement des transformations de l’architecture des édifices, ou des modifications de la forme urbaine.
La Vie des Idées – Existe-t-il d’autres manières de réduire l’îlot de chaleur urbain ?
Mireille Lauffenburger – Explorant d’autres pistes, des scientifiques se sont intéressés à des leviers d’action tels que par exemple l’albédo des toitures. En effet, dans les bilans radiatif et énergétique d’une ville, l’albédo, qui se définit par la part de l’énergie réfléchie par une surface par rapport à l’énergie solaire reçue par cette surface, est une composante essentielle de ces bilans. En fait, l’albédo détermine la capacité à emmagasiner la chaleur solaire reçue par une surface et à sa capacité à restituer cette chaleur à l’air environnant. La valeur de l’albédo d’une surface est corrélée à la couleur de celle-ci avec une fourchette de valeurs allant de 0 à 1. Plus la valeur avoisine zéro, plus la couleur de la surface est sombre et plus cette dernière emmagasine la chaleur ; inversement, plus l’albédo est élevé, plus la surface est de couleur claire et plus elle va restituer la chaleur à l’air environnant. Une solution aurait ainsi pu être de « repeindre Paris en blanc » afin de diminuer la déperdition de chaleur du bâti, mais Paris est déjà une ville très « claire » avec ses toits en matériau de zinc. De plus, le classement d’une grande partie des bâtiments parisiens empêche toute intervention sur l’aspect extérieur du bâti.
La Vie des Idées – La « végétalisation » est-elle une hypothèse plus pertinente ?
Mireille Lauffenburger – Il est certain que les villes ont intérêt à aérer leurs espaces densément bâtis, notamment en offrant plus d’espaces verts. La Ville de Paris a ainsi intégré dans son Plan Climat de nombreuses réalisations en cours ou à venir : 32 ha supplémentaires d’espaces verts plantés, notamment de grands parcs comme les Jardins d’École (4.22ha) ou le parc de Clichy Batignolles (4.28ha). 100 000 arbres seront plantés dans les rues de Paris, 20 000 m2 de toitures supplémentaires seront végétalisées etc. La végétalisation des toitures est par ailleurs encouragée par le Conseil Régional d’Île de France qui accorde une subvention incitative plafonnée à 45 € par m² de l’ordre de 50% du coût de la réalisation. Une des solutions envisagées à Paris serait de combiner la végétalisation et l’isolation des bâtiments. Cela dit, la végétalisation des toitures et des murs ne semble pas à l’heure actuelle faire l’unanimité dans la communauté scientifique. Elle pose de nombreux problèmes : comment adapter la végétation à des conditions climatiques différentes pour un tapis végétal développé sous serre ? Comme entretenir la végétation (arrosage, etc.) ? Peut-on assumer le coût d’une toiture végétalisée mince (de plantes du type sedum) ? Comment gérer sa mise en place dans l’habitat en copropriété ? Il est certain que les voies d’une réduction des émissions de gaz à effet de serre sont complexes et se heurtent à divers obstacles conceptuels et pratiques. Les comportements individuels constituent un autre champ d’incitation essentiel, sans doute plus efficace que la « végétalisation » ou la reconstruction des immeubles pour améliorer les performances du cadre bâti parisien. De même que les actions incitatives à l’égard des initiatives individuelles peuvent s’avérer efficaces. Les retours d’expérience de la canicule de 2006 ont ainsi mis en évidence qu’une campagne de communication et de sensibilisation auprès du grand public et en particulier des personnes sensibles, a permis de réduire de façon conséquente le risque de surmortalité.