Dans un ouvrage pluridisciplinaire, Catherine Coquio montre que le culte contemporain de la mémoire et de la vérité cache en fait une crise qui empêche d’avancer.
Dans un ouvrage pluridisciplinaire, Catherine Coquio montre que le culte contemporain de la mémoire et de la vérité cache en fait une crise qui empêche d’avancer.
L’ouvrage de Catherine Coquio nous permet de penser comme un ensemble de phénomènes liés les uns aux autres des problèmes contemporains étudiés, d’habitude, séparément : notre nouveau rapport à la mémoire individuelle et collective, les traumas des guerres et des génocides récents et les enjeux de vérité qui sous-tendent les discours de témoignage.
En un sens, on ne s’est jamais autant souvenu de la mémoire que depuis quelques décennies, c’est-à-dire qu’on l’a perdue comme mode d’organisation sociale et structure de continuité temporelle, puis réinventée au sein d’un modèle culturel, comme patrimoine, commémoration, phantasme identitaire, nostalgie ou marché d’antiquités. Dans l’Antiquité et encore tout au long du Moyen Âge, la memoria constituait à la fois une énergie sociale et un fonds ontologique des identités, des rôles sociaux, des modes de comportement des êtres : elle constituait vraiment une mémoire collective. Plus encore, elle autorisait un accès à la vérité. Or, les temps modernes l’ont réduite à une faculté secondaire de l’esprit humain, critiquant sous les noms d’habitude, de routine, de tradition désuète et encombrante ses anciennes valeurs sociales. Certains, comme l’historien Pierre Nora, ont récemment vu dans la fin des modes d’être paysans avec la Première guerre mondiale la disparition des ultimes poches de cette mémoire collective. La Grande Guerre devient en fait le moment où l’on réfléchit de plus en plus au travail de cette mémoire collective, comme si elle resurgissait d’autant plus dans l’actualité qu’elle semblait avoir disparu des manières de valoriser le passé. En particulier après les traumatismes des deux guerres mondiales et des génocides successifs, depuis celui des Arméniens et des Juifs jusqu’à ceux du Rwanda et du Cambodge, la mémoire a repris une importance collective tout en restant fondée sur un terrain miné : cette revalorisation de la mémoire passe, en effet, par sa mise en forme culturelle (le patrimoine en est un bon exemple : on fige les performances et les actualisations mémorielles dans des figures exemplaires que l’on peut tout au plus visiter en touriste). Or, en même temps, comme le disait avec son ironie habituelle l’écrivain Imre Kertész, « notre époque est celle de la vérité ». Le grand mérite du Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire consiste justement à tâcher de penser conjointement mémoire et vérité, actualité des traumas et recherche de catharsis dans un monde marqué par ce que Catherine Coquio, spécialiste de la littérature de témoignage (notamment sur les crimes de masse), appelle la « Catastrophe » : « un phénomène anthropologique complexe issu d’une certaine opération politique : rupture des liens sociaux, brutale dévaluation de la vie, altération de la figure humaine ou scission d’humanité, et dans l’après-coup deuil impossible, hantise de la vérité » (p. 124). C’est à l’examen minutieux de ce phénomène anthropologique qu’elle consacre un livre riche et dense.
Reprenant à Jacques Derrida l’expression d’un « mal d’archive » qui désigne à la fois le fait de souffrir et la brûlure d’une passion, Catherine Coquio modifie sciemment la donne en remplaçant l’archive par la vérité. Pourquoi serions-nous aujourd’hui en « mal de vérité » ? À cause du mensonge. Il y a, en effet, un mensonge politique radical qui a, en quelque sorte, déréalisé l’Histoire. Ce mensonge est celui qui a couvert les génocides qui ont scandé le XXe siècle, ou plutôt qui a ajouté à la destruction des êtres la destruction des documents qui en témoignaient : c’est ce « mensonge colossal » (et d’autant plus séducteur qu’il était colossal) que mettait en scène Adolf Hitler dès 1925. C’est pourquoi écrire l’histoire de ces exterminations force en même temps à mettre au jour et à jour l’histoire de leur négation. Un événement n’existe jamais seul par lui-même ; il est empli des traces que nos regards découvrent.
Pour Catherine Coquio, il ne s’agit pas de revendiquer simplement un accès immédiat à la vérité pour mieux contrer un tel mensonge et ainsi se soustraire aux critiques déconstructionnistes de la vérité ou de renoncer à retracer les régimes de vérité dans une archéologie du savoir et du pouvoir ; il s’agit de penser la vérité dans le mouvement suscité par le mal lui-même, de saisir la vérité atteinte par ce mal et de comprendre comment nous sommes aujourd’hui en mal de vérité. L’idée est que la crise de la mémoire, du politique et du témoignage que nous vivons témoigne surtout d’une rupture d’ordre anthropologique dont il faut mesurer les effets. La thèse est donc très large. C’est ce qui motive une enquête qui traverse à sa manière des territoires généralement plutôt séparés : droit, sociologie de la mémoire collective, histoire, témoignages, journaux et récits fictionnels, documentaires et films.
Comme le rappelle Catherine Coquio, Hannah Arendt estimait déjà que le totalitarisme avait attaqué non les vérités de raison, mais les vérités de fait en les réduisant à des opinions sur ce qui était arrivé : frappées du sceau opaque de la contingence, les vérités de fait devenaient des problèmes de documentaliste. Or, on doit distinguer, comme le fait Catherine Coquio, « vérité-véracité » (qui concerne justement la vérification possible des documents) et « vérité-équité » (issue d’une reconstitution qui permet d’en problématiser les enjeux, comme par exemple celle de Chalamov avec les Récits de Kolyma). Toutes ces vérités doivent pouvoir être entendues jusque dans leur conflictualité possible. Mémoires et témoignages sont indispensables pour pouvoir les entendre.
Néanmoins, on peut aussi se méfier de ce genre de pulsion mémorielle et de la surenchère des témoignages. Pour Catherine Coquio, elles apparaissent de concert lorsque les crimes de masse suscitent un désir de vérité accompagnant « l’effondrement de l’autorité du réel ». Il faudrait alors pouvoir associer, dans un juste usage du témoignage, perte de l’autorité et transmission critique. La transmission ne viendrait pas recouvrir ce qui fut perdu, mais y donner accès autrement, jusque dans l’incertitude. Peut-être alors voit-on se renverser la transmission de la vérité en vérité de la transmission. Cette « vérité sans autorité » n’est pas moins vérité parce qu’elle trébuche sur ses médiations. Elle force seulement à imaginer en même temps que sa performance, les lieux publics appropriés pour la chercher et surtout pour l’énoncer. Justement parce que son lieu d’énonciation originel fait problème, les manières de nous mettre à son écoute sont cruciales. Cela exige un travail tactique où les médiations de la recherche comme de l’exposition de la vérité doivent être pensées en rapport avec destinateurs et destinataires. On pourrait ainsi se dire que, au-delà de la nécessité du souvenir, l’« avantage » intellectuel à faire l’histoire des crimes de masse est la nécessité de reconnaître que la vérité est exposée : mise sous les regards jusque dans sa fragilité.
On comprend donc pourquoi Catherine Coquio analyse longuement la logique du témoignage : la vérité y prend la figure d’un nécessaire contenu de savoir en rapport avec une énonciation linguistique, mais elle doit aussi apparaître comme une « valeur de vie engageant une parole ». Aspect cognitif de l’attestation et aspect éthique de l’incarnation s’y rejoignent. Sans reprendre strictement Michel Foucault, cela correspond à peu près à ce qu’il appelait vérité-preuve et vérité-épreuve. Or, le problème tient aussi au fait que cette double dimension de la vérité doit articuler la portée générale du cognitif qui s’établit sur des documents et l’ancrage singulier de l’éthique qui rend crédible une présentation. Problème connu du passage du singulier au général qui joue ici un rôle nouveau car la vérité-document, dans le cas des crimes de masse et de la vérité indispensable à transmettre, en fait aussi une vérité-monument. Catherine Coquio note avec justesse que l’on change ici de régime d’adresse : le contrat de confiance dans la véridiction se double d’un acte de foi dans une parole singulière qui rapporte des événements, par définition pour des crimes de ce genre, incroyables.
L’examen de ces troubles de la vérité-témoignage amène Catherine Coquio à voir comment une « culture de la mémoire » est apparue dans la foulée de la Première Guerre mondiale, et comment cette culture de la mémoire s’articule à une critique de la culture (en réexaminant l’héritage de l’École de Francfort). L’auteur insiste surtout sur les façons de penser le témoin, et même cette variante qui s’est imposée : « le témoin de témoin » (reprenant le vers célèbre de Celan). On tâche ainsi de renouer avec les héritages mémoriels, mais cela peut aussi verser dans une certaine religiosité du lien et de cette communauté des témoins, occultant parfois l’accès aux textes mêmes des témoignages, des traces et de leur possible usage critique. Car le témoignage, jusqu’aux crimes de masse, avait pour fonction de produire du vrai ; il est désormais aussi assigné au besoin de justifier le deuil et transmettre une dette. C’est ici que Catherine Coquio suggère de reprendre la notion d’utopie : non comme principe d’espérance, mais comme travail sur l’absence littérale de place, sur les frontières de l’existence. Comme le disait Sylvie Umubieyi, survivante tutsi, citée dans l’ouvrage : « Quand je pense au génocide, je réfléchis pour savoir où le ranger dans l’existence, mais je ne trouve nulle place. »
C’est alors que l’exploration des frontières du langage et de la vie que permet la fiction ouvre sur cette dimension utopique. Chalamov comme Kertész y ont insisté. Catherine Coquio en suit attentivement les caractères nécessairement sinueux. Y compris pour des textes traitant du génocide arménien que l’on avait plutôt négligés jusqu’ici (par exemple En ces sombres jours d’Aram Andonian). Autre notion qu’elle retravaille en liaison avec la fiction, celle de catharsis qui noue mémoire, deuil et vérité racontée, allouant ainsi à la vérité une fonction réparatrice. Cependant, si la délivrance « véritable » reste indécidable, l’important ici est de saisir au moins la dimension d’appel, structurante pour les formes choisies du témoignage.
Rithy Panh, documentariste cambodgien auteur de S21 La machine de mort khmère rouge, revient sur son expérience familiale du génocide dans L’Image manquante. Or, il y reconnaît qu’il croit « à la pédagogie plus qu’à la justice » (cité par C. Coquiop. 250). Sa caméra n’est pas un tribunal. C’est sans doute pourquoi Catherine Coquio propose une « philologie critique délivrée de l’équivoque humaniste » (p. 273). Elle en déploie elle-même certaines possibilités dans sa manière de traverser les œuvres les plus variées, qu’elles soient philosophiques, historiques, cinématographiques ou littéraires (Nancy ou Lanzmann, Nora ou Derrida, Nichanian ou Ginzburg) et de resituer au passage certaines polémiques ou prises de position théoriques de ces trente dernières années. Cela donne un ouvrage dense, dont on pourrait critiquer le caractère parfois trop rapide, si l’on ne sentait pas dans cette rapidité même une manière de nous faire aussi passer un sentiment d’urgence.
Le propre d’une fièvre est de signaler et de lutter contre une maladie, de même le mal de vérité, qu’examine de près Catherine Coquio, souligne un élément fondamental de la conception moderne des êtres humains : nous serions originellement pris dans des rapports de prédation qui permettraient alors de comprendre les massacres et les génocides contemporains. Mais d’où vient cette vérité de la prédation ? De deux éléments, me semble-t-il : la conception des humains comme êtres de désir et la façon de les croire mus par leurs seuls intérêts individuels. En effet, à partir du moment où les humains sont pensés à partir de leur égale puissance à désirer et que ce désir est immédiatement traduit dans la logique de l’intérêt, il n’y a guère d’autre issue que de voir chacun d’entre nous animé essentiellement par une pulsion de dominer ou de s’approprier les biens d’autrui. Il faut souhaiter une suite à l’enquête qui permette de réexaminer aussi ces « vérités » qui font d’autant plus mal qu’elles relèvent peut-être à leur tour d’un autre mensonge.
par , le 20 juin 2016
Éric Méchoulan, « Pesante mémoire », La Vie des idées , 20 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pesante-memoire
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