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« Kiki » Man Ray (1924)

Recension Arts

L’art de l’indécis

À propos de : Pauline Martin, Le flou et la photographie, histoire d’une rencontre (1676-1985), Presses universitaires de Rennes


par Sarah Troche , le 10 novembre 2023


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Il ne faut pas opposer la netteté et le flou, comme si ce dernier n’était que défaut technique ou absence de maîtrise. L’histoire de la photographie montre qu’il a au contraire fait l’objet d’une élaboration minutieuse.

Le titre de l’ouvrage de Pauline Martin, issu d’un travail de thèse, a de quoi étonner : que peut bien signifier une « rencontre » entre le flou et la photographie ? Des premiers flous dus à la longueur des temps de pose jusqu’aux multiples formes de ratages des photos amateures, le flou est si intimement lié à la photographie (ce qu’on ne saurait dire du dessin, de la peinture, ou même du cinéma) qu’on ne voit pas bien pourquoi ni comment il y aurait matière à « rencontre ». Et pourtant, leurs trajectoires ne sont pas identiques : car la présence artistique du flou ne commence pas avec la photographie, mais bien avec la peinture, et restera pendant longtemps associée au domaine pictural ; et la photographie, si elle a toujours dû négocier avec le flou, a pourtant fait de la netteté sa valeur fondatrice, reléguant le flou à une place d’emblée problématique.

Composition (personnage et panier sur une plage)
Florence Henri (vers 1930-1935)
Centre Pompidou, MNAM-CCI Dist. RMN-Grand Palais

Retracer l’histoire de cette rencontre, tel est donc l’objectif de cette recherche, qui commence bien en amont de l’invention de la photographie, en 1676 (première occurrence sous la plume d’André Félibien) pour s’achever en 1985, avec la reconnaissance des usages plastiques de la photographie argentique (le texte de l’historien Jean-Claude Lemagny, « Le retour du flou » est ici pris pour repère). Or cette histoire, Pauline Martin ne l’aborde pas à partir d’un corpus de photos floues sélectivement choisies ou retenues pour leurs différentes modalités expressives – ce travail, elle l’a mené conjointement, en tant que commissaire, pour une exposition consacrée à l’histoire du flou au musée Photo Élysée de Lausanne, qui a donné lieu à un catalogue conséquent. C’est à partir des discours, des textes, donc de la matière des mots, de leurs usages et des évolutions sémantiques les plus subtiles qu’elle mène l’enquête, ouvrant la première partie par cette question très directe : « Comment le terme ‘‘flou’’ est-il compris, entendu, appréhendé et utilisé au moment de la photographie ? » (p. 37).

L’enjeu est de taille, et nécessite l’étude d’un corpus de textes considérable, qui va bien au-delà des études théoriques et historiques consacrées à la photographie, plongeant dans les archives des revues amateures, techniques et scientifiques, dans la critique d’art, les débats esthétiques, les discussions sur l’optique, donc l’ensemble des discours consacrés au flou qui ont accompagné son histoire, façonné ses usages comme sa réception. Réfractée dans le discours, l’histoire du flou court-circuite les schémas habituels : l’étude au plus près des textes met au jour les tensions et contradictions qui font et défont constamment la rencontre entre flou et photographie et empêchent une lecture simplement linéaire, qui se raconterait comme une conquête progressive, du ratage jusqu’à la consécration finale.

L’invention d’un flou proprement photographique

L’ensemble de cette recherche s’ancre dans une « découverte lexicale » fondamentale : alors que le flou se comprend aujourd’hui comme un défaut de netteté de l’image, ce terme a été pendant trois siècles, du XVIIe jusqu’à la fin du XIXe, constamment associé à la peinture, désignant une « manière de peindre tendre, légère, fondue », un vague savamment maîtrisé qui s’articule à la minutie des détails (ainsi des flous chez Fragonard, Greuze, Chardin). Il ne se pense donc nullement comme un défaut, ni même comme quelque chose de vague, mais au contraire comme une manière subtile d’effacer le médium (les coups de brosse) en travaillant l’illusion mimétique d’une représentation proche de la vision, elle-même nivelée en zones d’attention plus ou moins nettes. Au XIXe siècle, quand se généralise la pratique du portrait, tout semble opposer « flou pictural » et « flou photographique » : signe de maîtrise du geste pictural, il trahit au contraire les défaillances de la technique photographique (défaut de mise au point ou mouvement parasite) et met à mal l’idéal de transparence du médium. Lorsque le flou se fraye positivement un chemin dans le vocabulaire des critiques, il va donc s’affirmer en un lieu instable, à la croisée de la peinture et de la photographie : « les premiers théoriciens du flou dans la photographie se retrouvent ainsi dans la situation paradoxale de se réclamer d’un flou pictural, mimétique, délibéré, et pleinement assumé par l’artiste, tout en rejetant un flou photographique techniquement défaillant » (p. 110). Les premiers essais de flou volontaire vont être portés par les pictorialistes, qui ont, en France, largement dominé la pratique photographique jusqu’aux années 1920.

Le verrou (détail)
Fragonard (1777)

Dans la lignée des travaux de Michel Poivert, qui ont durablement marqué la compréhension de ce mouvement souvent décrié, Pauline Martin insiste sur toutes les recherches qui l’ont animé : loin de se présenter comme un mouvement unifié, figé dans sa prétention à rivaliser avec la peinture, le pictorialisme s’affirme comme un moment d’intense expérimentation, dont le défi principal consiste à « faire du flou (l’art) avec de la netteté (la photographie) », donc à produire précisément, à l’aide de multiples techniques (gomme bichromatée, chromatisme) un flou parfaitement contrôlé. Ce flou obéit à une double logique, artistique et naturaliste : contre l’idée d’une copie froide et mécanique du réel, le flou pictorialiste entend rendre compte d’une vision subjective et poétique (il est « l’âme du cliché », selon Robert de la Sizeranne). Mais il connaît les mêmes risques que le flou pictural : étendu et généralisé, il agit comme un effet maniéré et trop visible. C’est ici que l’expression « flou artistique », teintée d’ironie critique, prend tout son sens : le flou volontaire devient le signe ostentatoire de la volonté de faire de l’art. Entre défaut technique et artifice, la reconnaissance du flou artistique avance sur une ligne de crête, et s’enlise dans la quête éperdue d’une technique miraculeuse, la recherche du flou parfait.

Les années 1920 : avant-garde, cinéma et pratiques amateures

Explosante fixe
Man Ray (1934)

Pauline Martin va donner à cette quête un éclairage sociologique qui est certainement une des hypothèses les plus stimulantes de cet ouvrage : si le pictorialisme semble pris dans un éternel recommencement, explorant de nouvelles techniques empiriques pour produire du flou, ce n’est pas en raison d’une obstination illusoire, mais par volonté de démarcation sociale, à une époque où la photographie se démocratise massivement : pris entre la généralisation commerciale du portrait commercial « édulcoré, retouché, enveloppé de nimbes », dans le style du studio d’Harcourt, et le développement des pratiques amateures, les pictorialistes, en donnant à leurs recherches sur le flou un caractère éminemment compliqué, se positionnent comme les garants d’un savoir photographique technique et élitiste. Il sera, pour cette même raison, récusé comme conventionnel et bourgeois par les mouvements d’avant-garde modernistes valorisant l’enregistrement net et précis du réel (Nouvelle Objectivité, Nouvelle Vision). C’est en s’associant à des valeurs totalement autres (l’accident, le hasard, l’inconscient) qu’il va, au sein du mouvement surréaliste (Explosante fixe de Man Ray est pris comme figure privilégiée), trouver son autonomie, et participer à l’émergence d’un nouveau paradigme photographique, qui rompt délibérément avec l’illusion mimétique.

L’Inhumaine (capture d’écran)
Marcel L’Herbier (1924)

Le détour par le cinéma permet également, par comparaison, de mieux cerner le flou photographique des années 1920 : comparé aux enjeux souvent contradictoires qui animent la pensée du flou en photographie, le flou au cinéma (chez David Wark Griffith, Marcel L’Herbier) semble quant à lui obéir à une fonction bien déterminée, articulant esthétique et narration (évoquer la psychologie, le point de vue d’un personnage, le souvenir). Le succès du flou cinématographique, décliné de manière systématique, devient une forme standardisée, qui va rapidement s’épuiser : là encore, le « flou artistique » signe tout à la fois la reconnaissance et la décadence d’un usage.

Du flou de bougé au flou subjectif

Si le propos du livre suit globalement un fil chronologique, le « flou de bougé » reçoit une attention particulière, tant ses questions sont spécifiques. La langue française (contrairement à l’anglais ou à l’allemand) désigne par un terme unique le flou de mise au point – flou lié à l’ouverture et à la focale de l’objectif, qui construit l’espace de l’image en différents plans – et le flou de bougé, qui dépend des mouvements parasites de l’appareil ou du sujet photographié. Le flou de bougé, dans les premières décennies de la photographie, est un problème à éliminer, lié aux temps de pose relativement longs. Lorsque la photographie prétend explorer scientifiquement le mouvement, c’est la netteté de l’instantané, et non le flou, qui se présente historiquement comme la voie d’entrée privilégiée pour étudier le mouvement, à travers la chronophotographie de Jules Marey. L’usage volontaire du flou comme expression du mouvement et de la vie ne s’affirmera que dans un second temps, dans la photographie de presse des années 1930 (le magazine Vu notamment) qui couvre événements sportifs, vitesse automobile, corridas. Là encore, ce flou suppose un dosage et une technique des plus élaborés, capables de rendre lisible l’objet en mouvement tout en exprimant la vitesse.

Derrière la Gare St. Lazare
Henri Cartier-Bresson (1932)
© Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Avec la consécration des photographies d’Henri Cartier-Bresson et le mythe de « l’instant décisif », le flou devient le signe d’une spontanéité créatrice qui allie la capture du moment saisi sur le vif à la plus haute virtuosité de la composition. C’est un autre paradigme du flou, encore prégnant aujourd’hui, qui s’impose dès les années 1950 : expression privilégiée de la « photo-événement » ou du sensationnel, il témoigne de l’action en cours et devient, par association, un gage de sincérité, manifestant la présence et l’engagement du photographe au moment de la prise, ou le signe visuellement construit de l’authenticité. Mais les années 1950 voient aussi l’émergence d’un flou beaucoup plus plastique, explorant le grain, les effets de frotté, la matière même du flou, devenu progressivement une forme de « signature » (chez William Klein notamment), mouvant, indécis, flottant, exaltant la fugacité des êtres ou se prêtant à des approches plus psychologiques.

Le parcours complexe que Pauline Martin trace dans l’histoire du flou est passionnant. En sortant le flou de son opposition systématique au net, en refusant aussi de l’approcher par catégories toutes faites (flou de bougé, flou artistique, flou commercial), l’autrice nous rend sensibles aux débats internes à l’histoire du flou : loin d’être une esthétique unifiée, un style ou un problème technique, le flou se présente d’abord comme un lieu de tensions, voire de contradictions, à travers lesquelles se redéfinit la qualité de l’image photographique. La confrontation constante entre flou photographique et flou pictural est parfois un peu trop insistante – elle se poursuit jusque dans la dernière partie qui souligne curieusement une « amnésie face à l’ancrage pictural du flou », comme si la photographie devait sans cesse repartir de cette confrontation première pour affirmer sa valeur propre. Mais cela ne nuit pas à la portée générale de l’ouvrage.

Cette histoire du flou photographique est aussi, conjointement, une histoire du regard et une philosophie de l’image, réinterrogeant l’ontologie de la photographie (quelle place pour le flou, au sein d’un médium qui a historiquement constitué la netteté en valeur fondatrice ? Y a-t-il un flou proprement photographique ?), son rapport à l’espace et au temps (le flou comme trace de l’événement), comme sa technique (peut-on faire du flou avec du net ?). Si l’ouvrage n’est pas d’emblée philosophique, dans le sens où la voie d’entrée ne se fait pas par les concepts ou la théorie photographique, celle-ci est toujours présente, quoique prise de biais : les références sont ponctuellement convoquées et comme remises en jeu par cette attention fine au tissage des discours sur le flou. L’érudition prend ici une tournure critique capable de déstabiliser les systèmes tout faits et d’ouvrir de nouvelles perspectives sur la compréhension des usages et enjeux de la photographie.

Pauline Martin, Le flou et la photographie, histoire d’une rencontre (1676-1985), Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection Aesthetica, 2023, 530 p., 30 €.

par Sarah Troche, le 10 novembre 2023

Pour citer cet article :

Sarah Troche, « L’art de l’indécis », La Vie des idées , 10 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pauline-Martin-Le-flou-et-la-photographie

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