S’il ne s’est jamais pris au sérieux, Paul Veyne s’est aventuré sur des terrains neufs : l’évergétisme, la sexualité, la famille, sans oublier l’écriture de l’histoire. Suivons-le sur ses chemins de traverse.
S’il ne s’est jamais pris au sérieux, Paul Veyne s’est aventuré sur des terrains neufs : l’évergétisme, la sexualité, la famille, sans oublier l’écriture de l’histoire. Suivons-le sur ses chemins de traverse.
Lui qui ne voulait pas former de disciples aurait-il supporté d’avoir des exégètes ? Paul Veyne (1930-2022) est un historien inclassable, dont l’œuvre foisonnante mérite qu’on la relise de près, quand bien même il aurait été probablement embarrassé de recevoir tant d’honneurs. Dans l’entretien qu’il avait accordé en 1995 à Catherine Darbo-Peschanski, on apprenait d’emblée qu’il détestait parler de ses travaux, devenus de simples jalons dans un itinéraire fait d’inlassable curiosité et de liberté totale [1].
Ne l’imitons pas et relisons-le, en compagnie des sept auteurs et de l’autrice, hellénistes et romanistes, que réunit cet ouvrage collectif. Ils ont entrepris, chacun selon sa spécialité, de réexaminer les écrits de Veyne pour les remettre en perspective et jeter sur eux un regard critique.
Le titre du livre se veut un hommage à Comment on écrit l’histoire (1971), lequel empruntait sa formulation à un traité du rhéteur grec Lucien de Samosate (IIe siècle ap. J.-C.) qui, en satiriste consommé, s’amusait de tout. Tel son modèle ancien, Veyne ne s’est jamais pris au sérieux. Et son goût de l’histoire romaine l’a encouragé à emprunter mille chemins de traverse. Comment, dès lors, suivre ce savant insaisissable, plus rapide que l’air, sans risquer l’étourdissement ? Et comment éviter le ton professoral – qu’il fuyait – de l’universitaire ?
L’introduction (« Paul Veyne ou les ressources du porte-à-faux ») de Paul Cournarie et Pascal Montlahuc revient sur la trajectoire de Veyne, classique dans ses grandes étapes, non conformiste dans ses détails. La tonalité de ce texte d’ouverture pourrait paraître quelque peu négative, prenant au mot certaines des confessions de l’historien et négligeant sa tendance à s’auto-dénigrer. Il est question de l’« incapacité [de Veyne] à mener ensemble les opérations de spéculation et d’érudition » (p. 7). Un peu plus loin, c’est son ironie qui est mise en question : « Le double jeu finit par le mettre hors-jeu » (p. 22), selon un avis que l’on n’est pas obligée de partager.
Dès cette introduction, les deux directeurs de l’ouvrage mentionnent très opportunément des extraits de la correspondance de Paul Veyne avec Raymond Aron, où le premier témoigne d’une virulence qu’il se reprocha par la suite. Ainsi, dans une lettre du 2 juin 1972, il ne ménage pas Jean-Pierre Vernant : « Vernant n’est pas un tricheur. Il écrit clairement, n’abuse pas de mots et, derrière ses phrases, on sent la réalité des choses. Il est intellectuellement honnête et sain […]. C’est de l’ethnologie 1900 dans un vocabulaire 1965 ». Reste à savoir pourquoi lui, Veyne, n’a jamais vraiment eu recours à la littérature ethnographique.
L’enquête est prolongée par un chapitre consacré à l’épistémologie veynienne, où Paul Cournarie distingue deux moments : avant la rencontre décisive avec Michel Foucault et après. Le contexte d’élaboration de Comment on écrit l’histoire est justement restitué : c’est le temps où Veyne, enseignant aixois, côtoyait Gilles-Gaston Granger, pour qui l’histoire était l’« un des beaux-arts ». L’auteur de ce chapitre veut souligner les défauts de la philosophie de l’histoire que Veyne élabore à partir du début des années 1970 : « Le drame de Veyne est en somme d’avoir eu une conscience trop aiguë des faiblesses successives de ses positions » (p. 41).
Faut-il être aussi sévère ? Plus philosophe que la très grande majorité de ses collègues historiens, Veyne a mené un effort vigoureux de critique du genre historique, tout en reconnaissant qu’il restait, lui, simple historien (il n’a jamais cherché à entrer dans le champ de la philosophie, ni publié d’article dans des revues de philosophes).
Le caractère hybride de sa réflexion épistémologique, l’impureté de son système philosophique, ses amendements perpétuels constituent moins des faiblesses que des preuves d’honnêteté intellectuelle et surtout d’adéquation à son objet, qui est une chose étrange en elle-même : l’histoire ou ce temps mis en récit, plus ou moins adroitement, par des hommes et femmes de métier.
Les chapitres suivants envisagent tour à tour Paul Veyne dans ses activités d’archéologue (Martin Szewczyk), puis de spécialiste de l’évergétisme antique, « ce pouvoir symbolique des bienfaits » (Benjamin Gray), phénomène social massif auquel Veyne a consacré son doctorat, Le Pain et le Cirque (1976). Sont relus d’abord les travaux de Veyne portant sur les images antiques qu’il était soucieux d’aborder par les outils de la sociologie de la réception de Jean-Claude Passeron, son camarade normalien.
Benjamin Gray, enseignant-chercheur britannique, revient ensuite sur les questions évergétiques et offre un point de vue intéressant : des pans de la réception internationale de l’œuvre veynienne sont éclairés, notamment à travers la critique bienveillante de Peter Garnsey [2].
Par la suite, Sandra Boehringer rend justice à l’historien de la sexualité antique : « À une époque où l’homosexualité est considérée comme une maladie mentale par l’OMS (classification conservée comme telle jusqu’en 1990) », Veyne a su montrer que « de grandes sociétés, comme la Grèce et Rome, valorisaient les relations érotiques entre personnes du même sexe » (p. 160).
Citant le Roma Amor (1961) et l’Eros Kalos (1962) de Jean Marcadé, Sandra Boehringer ne pense pas que Veyne était aussi seul qu’il l’a prétendu sur ce terrain. Mais Marcadé cherchait à produire essentiellement un catalogue d’images sans formuler de réflexion d’ensemble sur les spécificités de la sexualité ancienne, là où Veyne a proposé des aperçus très neufs sur la vie familiale et les rapports entre les sexes dans la Rome antique, notamment à la lecture des études de Yan Thomas, historien du droit romain.
Pour finir, trois autres centres d’intérêt de Veyne sont envisagés : la religion antique (Romain Loriol) ; le biculturalisme gréco-romain (Clément Bady) ; la figure de l’empereur (Pascal Montlahuc). Si Veyne confessait qu’il n’était pas très sensible aux manifestations religieuses, il aura quand même passé beaucoup de temps à s’interroger sur les dieux antiques, leurs dévots et leur progressive conversion au christianisme, au gré d’études dont on ne peut nier l’originalité, telle son analyse des manières dont les Romains s’asseyaient dans leurs temples [3].
Dans un registre plus convenu, abordant l’immense objet historique que constitue l’impérialisme, Paul Veyne a paru poursuivre un sillon déjà tracé par ses prédécesseurs. Pourtant, ce serait se tromper sur l’indépendance d’esprit du « David aixois » que de le voir comme un simple continuateur. Le défaut d’orthodoxie marxiste lui a été immanquablement adressé, en particulier par Domenico Musti.
Enfin, dans ses travaux portant sur les empereurs romains, Veyne a eu le mérite de ne jamais céder à la fascination qu’ils suscitent parfois. Il a tenté de « mettre en série » les Césars comme des présidents de la IIIe République, sans plus de révérence.
En épilogue, Patrick Leroux (« Clio aux portes de Thélème ») revient sur le trait majeur de l’œuvre de Paul Veyne : son affranchissement de toutes les pesanteurs corporatistes. Et il repère des thèmes absents de l’ouvrage dont il assure les conclusions, notamment l’écriture de Veyne, celle-là même qui lui a assuré son succès éditorial.
Car on peut ne pas vouloir souscrire à l’idée que « lire Paul Veyne n’est jamais reposant ni facile » (p. 25). La variété des domaines qui l’ont intéressé n’explique pas seulement sa reconnaissance auprès du grand public cultivé ; c’est aussi son talent à trouver le mot juste, la formule saisissante, l’idée amusante et qui déstabilise. Du reste, certains des ouvrages parus dans ses dernières décennies d’activité et qui ont connu de gros tirages sont à peine mentionnés [4].
Se dessine entre les lignes le profil d’un romaniste très atypique au sein d’une profession volontiers conservatrice. Veyne aimait les personnages grotesques comme Trimalcion [5] plus que les empereurs de Rome, les poètes élégiaques latins plus que les légions romaines, les dévots assis plus que les grands dieux. Historien intrépide – et vrai historien.
par , le 21 février
Sarah Rey, « Paul Veyne l’historien-explorateur », La Vie des idées , 21 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Paul-Veyne-l-historien-explorateur
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[1] « Paul Veyne n’aime pas parler de ses livres, de ses livres d’épistémologie moins encore que les autres : pire, il dit vouloir les oublier » (P. Veyne, Le Quotidien et l’Intéressant. Entretiens avec C. Darbo-Peschanski, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. XI).
[2] Peter Garnsey, « The Generosity of Veyne », The Journal of Roman Studies, 81, 1991, p. 164-168.
[3] P. Veyne, « La nouvelle piété sous l’Empire : s’asseoir auprès des dieux, fréquenter les temps », Revue de philologie, de littérature et d’histoire ancienne, 63, 1989, p. 175-194.
[4] Quand notre monde est devenu chrétien, 2007 ; Le Musée imaginaire, 2010 ; ou encore Palmyre, 2015.
[5] P. Veyne, « Vie de Trimalcion », Annales E. S. C., 1961, 2, p. 213-247.