Les relations entre la littérature et le droit ont longtemps été considérées sous l’angle du droit d’auteur, de la représentation imaginaire de l’univers juridique, et des procès d’écrivains. La critique judiciaire, telle que la pratique Caroline Julliot, fait émerger une nouvelle vérité des textes en convoquant des créatures de fiction au tribunal.
Caroline Julliot, maîtresse de conférences à l’université du Mans, est spécialiste des XIXe et XXe siècles. Elle s’est intéressée aux relations que la littérature entretient avec l’histoire, la politique et la religion, notamment à travers les représentations du Grand Inquisiteur (Le Grand Inquisiteur, naissance d’une figure mythique au XIXe siècle, Champion, 2010) et de Richelieu (Le Sphinx rouge, un duel entre le génie romantique et Richelieu, Classiques Garnier, 2019). Tout récemment, elle a codirigé avec Agathe Novak-Lechevalier Misère de l’homme sans Dieu ? Houellebecq et la question de la foi (Flammarion, 2022). Depuis plusieurs années, elle se penche sur les rapports de la littérature avec le droit et la morale, dans le sillage de la critique policière théorisée par Pierre Bayard. « Grande enquêtrice », elle dirige avec ce dernier Intercripol (INTERnationale de la CRItique POLicière), un réseau international qui fédère des chercheuses et des chercheurs qui s’emploient à révéler les secrets que cachent textes, films et séries. Dans Le Procès de Monte-Cristo. Plaidoyer pour un exercice critique des fonctions de juge de fiction (CNRS éditions, à paraître en 2022), Caroline Julliot fait le procès du comte de Monte-Cristo, héros du roman éponyme d’Alexandre Dumas.
La Vie des idées : Vos travaux rappellent les relations anciennes que la littérature entretient avec le droit. Quelle efficacité la chercheuse a-t-elle trouvé dans le dispositif du procès ?
Caroline Julliot : Tout d’abord, une efficacité rhétorique et dramaturgique. La forme du procès, en tout cas celle que véhiculent les fictions, avec sa temporalité dense et resserrée, est à la fois dynamique et théâtrale : elle contient son lot d’affrontements, de rebondissements, son enjeu crucial (la vie de l’accusé), et place le langage au cœur de son dispositif. Pour le livre où j’imagine qu’est jugé celui qu’Alexandre Dumas a nommé, dans son roman, le comte de Monte-Cristo, la dynamique a été renforcée par le fait que j’ai dû faire comparaître le personnage devant plusieurs tribunaux différents – chacun se révélant impuissant à le juger de façon satisfaisante : je commence par lui offrir le procès qu’il réclamait à corps et à cris dans sa geôle du Château d’If, et juger ses actes à l’aune de la législation de l’époque, celle de la monarchie de Juillet ; mais, comme Monte-Cristo s’est arrangé pour effacer largement les traces de sa culpabilité, je me tourne alors vers un autre système d’évaluation – celui dont Monte-Cristo revendique qu’il est le mode de jugement humain qui se rapproche le plus de l’idéal de justice : la loi du talion, encore pratiquée dans certains systèmes coutumiers, notamment en Orient ; mais, à nouveau, je dois bien en venir à la conclusion que, malgré la simplicité apparente de son principe d’équivalence entre la faute et le châtiment (œil pour œil, dent pour dent), cette loi, comme celles du code pénal moderne, pose un grand nombre de problèmes d’interprétation, et ne permet pas de légitimer sa vengeance. Il me restait alors à m’adresser alors aux Juges suprêmes, les seuls a priori à même de prononcer une sentence définitive et absolue sur ce cas épineux : Dieu, d’abord (ou plutôt, Dieu tel qu’il est représenté au sein du roman de Dumas) ; mais, comme son verdict n’apparaît pas clairement – les personnages qui prétendent être son porte-parole, à commencer par Monte-Cristo lui-même, se révélant de peu de fiabilité – je fais une ultime tentative auprès de Dumas lui-même, Dieu de sa création, en essayant de déduire de l’analyse du texte le jugement qu’il porte sur son héros. Autant de chapitres différents qui, à chaque fois, rebattaient les cartes et ménageaient leur lot de surprises.
Ensuite, et beaucoup plus profondément, une efficacité méthodologique. Mener le procès d’un personnage fictif permet de dramatiser l’idéal d’objectivité d’un travail de recherche, et donc de mieux prendre conscience de ses difficultés : s’interroger sur ses préjugés et ses biais d’interprétation, les mettre à l’épreuve par une argumentation rigoureuse, en les confrontant à des positions contraires aux siennes. Et quand, comme cela a été le cas pour Monte-Cristo, juger le personnage nécessite plusieurs chambres différentes, il faut, à chaque étape, modifier les perspectives selon lesquelles on l’évalue. Bref, le processus de la recherche, par nature infini, peut être comparé au mouvement du film Douze hommes en colère (1957), de Sidney Lumet – l’un des grands classiques de fiction judiciaire : au départ, tout semble clair, le coupable est condamné d’avance ; et, plus on examine le cas, avec la plus grande rationalité possible, plus on déconstruit les certitudes, plus on en fait apparaître la complexité, moins on est capable d’une sentence définitive. Et plus on a envie de se replonger dans l’œuvre pour continuer à l’explorer.
La Vie des idées : Juger un personnage de fiction autorise-t-il le chercheur à formuler n’importe quelle accusation ?
Caroline Julliot : Certainement pas ! C’est justement là l’un des intérêts du recours à la forme judiciaire : il implique un échange de points de vue, une discussion raisonnée, qui recourt à des normes partagées par l’ensemble des membres d’une société – ce « tiers » qui vient briser la violence de l’affrontement entre de pures subjectivités, individus enfermés dans un ressenti intime de leur bon droit, et dont parle Le droit ou l’empire du tiers, le dernier ouvrage de François Ost (Dalloz, 2021). Dans un espace dérégulé, sous couvert d’anonymat – les pamphlets anciens, les lettre d’un « corbeau », les haters sur internet – on peut lancer les accusations les plus graves et les plus infondées, on n’a ni à les justifier ni à en assumer les conséquences ; mais, dans un procès, pour juger quelqu’un, il faut d’abord que la plainte soit jugée recevable – c’est-à-dire qu’on puisse instruire préalablement le procès en prouvant que les actes commis par le personnage peuvent relever de crimes et/ou de délits reconnus et précisément identifiés. Ensuite, il faut être capable de démontrer l’éventuelle culpabilité du prévenu, à la faveur d’un débat informé qui suppose de prendre en compte les éléments qui fragilisent ou infirment votre conviction première.
Juger un personnage, c’est fatalement juger, en retour, les instances chargées de jugerEn revanche, ce qui est passionnant avec la fiction, c’est sa capacité à créer des cas à la fois exemplaires et extrêmes, capables de mettre en cause la loi elle-même – François Ost, analysant la pièce de Shakespeare Measure for measure (1604), en est même venu à se demander si les lois étaient faites pour être appliquées. Et l’on peut citer par ailleurs le personnage de Jean Valjean, condamné à plusieurs années de bagne dans Les Misérables (1862) de Victor Hugo pour avoir volé un pain destiné à nourrir sa famille ; c’est un cas inspiré du réel, mais qui, bien plus que l’accusation du personnage, appelle fatalement le procès d’un ordre social qui, au lieu de protéger, criminalise ses laissés pour compte. Ainsi, juger un personnage, c’est fatalement juger, en retour, les instances chargées de juger – à commencer par la lecture elle-même, qui se fonde toujours sur une part d’identification ou sur des raccourcis, car notre capacité d’attention comme notre mémoire ne sont pas infaillibles.
La Vie des idées : Quelle a été l’influence des travaux de Pierre Bayard sur votre recherche, et comment vous en distinguez-vous ?
Caroline Julliot : Je commençais à peine mes études quand est paru, en 1998, Qui a tué Roger Ackroyd ?, l’enquête fondatrice de la critique policière – où Pierre Bayard démontre, à la manière du détective Hercule Poirot, que Poirot lui-même s’est trompé sur l’identité du coupable dans le roman d’Agatha Christie, Le Meurtre de Roger Ackroyd. Ce livre de Pierre Bayard a été pour moi une véritable révélation, et c’est aussi lui qui m’a confirmé dans mon envie de me consacrer à la critique littéraire – et, plus précisément, à une forme d’analyse qui permettrait de redécouvrir les textes dont elle s’empare sous un jour totalement différent de celui sous lequel on les connaissait.
Néanmoins, une fois universitaire, j’ai mis des années à assumer l’envie de développer, comme il l’avait fait, un ton plus personnel et des perspectives plus ludiques ; mais je me rends compte aujourd’hui que ce temps était nécessaire pour trouver ma voie propre. Lorsque j’ai contacté pour la première fois Pierre Bayard en 2015, avec l’idée d’organiser le premier colloque de critique policière, je commençais à entrevoir des possibilités de décaler encore cette « critique décalée » (comme l’appelle Laurent Zimmermann – en proposant, en l’occurrence, une lecture complotiste de Soumission de Houellebecq, qui tentait de réinvestir les outils de la critique policière dans un genre voisin du roman à énigme (le roman d’espionnage) et avec une perspective plus sociopolitique, et qu’on pourrait considérer comme le pendant paranoïaque de la thèse que je développe dans ma contribution au volume collectif co-dirigé chez Flammarion (où j’analyse ce roman comme une figuration de la crise de la démocratie occidentale). De la même façon, la critique judiciaire propose un prolongement à la critique policière (une fois qu’on a épinglé un coupable, il faut bien le juger), mais elle permet d’aborder des questions très différentes – et notamment d’investir le champ, particulièrement dynamique aujourd’hui, des recherches interdisciplinaires entre droit et littérature.
Pierre Bayard, électron libre de la critique, aime à dire qu’il ne veut pas former des disciples, mais des rebelles. Je pense que le meilleur hommage à son inventivité est de s’efforcer d’être soi-même inventif, et de se réapproprier sa pensée pour la détourner, et l’emmener là où il n’aurait pas envisagé de la porter. Je ne pense pas qu’il m’aurait fait confiance pour porter le projet Intercripol s’il avait senti chez moi l’âme d’une gardienne du temple.
La Vie des idées : La « critique policière » comme la « critique judiciaire » supposent un type d’écriture spécifique, à distance de celle que mobilisent habituellement les universitaires. Quels sont ses apports ? Quelle place la « critique policière » occupe-t-elle dans le débat entre historiens et littéraires sur les nouvelles manières d’écrire les sciences humaines et sociales ?
Caroline Julliot : À l’instar de la critique policière, la critique judiciaire est un moyen parmi d’autres de focaliser l’attention sur des détails passés inaperçus, qui ne font pas partie de ce que Pierre Bayard appelle, dans son Enquête sur Hamlet (Éditions de Minuit, 2002), la « sélection textuelle » commune. Dans ce sens, ces approches relèvent de la méthodologie privilégiée communément par de nombreux chercheurs et chercheuses en sciences sociales, celle du paradigme indiciaire – dont Carlo Ginzburg a bien montré qu’il pouvait résoudre beaucoup d’énigmes restées sans réponse. Il est fascinant de voir comment, comme dans les romans policiers à énigme comme dans ceux de Sherlock Holmes, un élément apparemment anodin peut modifier radicalement l’interprétation d’une intrigue. Néanmoins, le but de ces approches est moins d’invalider les interprétations dominantes que d’ouvrir le champ des possibles de lecture, de montrer qu’elles ne peuvent jamais prétendre avoir le dernier mot sur une œuvre. Ces démarches s’autorisent donc à adopter le ton de feintise ludique qui est traditionnellement réservé à la fiction – avec l’idée que, pour bien comprendre les œuvres, il n’est pas absurde d’accepter que toute interprétation est elle-même, dans une certaine mesure, une fiction sur la fiction. Bien évidemment, cela n’empêche pas la rigueur méthodologique : cette re-création doit rester strictement compatible avec la lettre du texte initial. C’est, à mon sens, la grande force de la posture ludique : elle requiert une conscience aiguë des règles du jeu qu’elle pratique – et donc favorise la réflexivité, l’interrogation sur la relativité du lieu théorique d’où l’on travaille, qui anime aujourd’hui en profondeur les débats scientifiques actuels.
La différence d’énonciation que vous relevez par rapport au sérieux académique est donc une manière de marquer explicitement une distance par rapport à l’illusion d’une parole d’objectivité – à laquelle, en réalité, plus aucun chercheur ni aucune chercheuse digne de ce nom n’adhère aujourd’hui naïvement, ce qui explique les nouvelles tendances d’écriture que vous évoquez. À notre époque de crise du savoir et de l’autorité, où l’on parle beaucoup de post-vérité, il est tout aussi important de ne pas renoncer à l’idéal de scientificité qui anime la recherche qu’à reconnaître qu’un discours unique, si informé soit-il, ne pourra jamais détenir qu’une part de la vérité à laquelle il tend. Quand on pense, par exemple, qu’Ernest Renan affirmait, à la fin du XIXe siècle, que, grâce aux progrès de l’esprit scientifique, l’histoire littéraire allait remplacer avantageusement la lecture des œuvres elle-même, en résumant le « savoir positif » qu’elles contiennent, on ne peut que se réjouir des redéfinitions contemporaines du champ universitaire, au-delà de ces postulats téléologiques rigides – qui bloquent la réflexion plus qu’elles ne la favorisent.
La Vie des idées : En quoi les enquêtes menées au sein du réseau Intercripol alimentent-elles la réflexion sur la valeur morale de la littérature ?
Caroline Julliot : À moins de prendre le modèle du roman à énigme comme un pur problème intellectuel (mais qui est aussi désincarné qu’un Sherlock Holmes ?), faire bouger, ou du moins trembler les lignes entre les innocents et les coupables, c’est évidemment remettre en question l’évidence de la démarcation entre les bons et les méchants. Les enquêtes que nous menons à Intercripol sont donc aussi là pour nourrir la réflexion actuelle sur cette question, en suggérant que les choses ne sont peut-être pas aussi simples qu’on le croirait. Comme le dit Jean-Louis Chrétien au début de Conscience et roman (Éditions de Minuit, 2 t., 2009 et 2011), le jugement moral est plus ou moins inévitable dans l’expérience de réception des fictions : on juge sans même le vouloir. Un essai comme Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature (Gallimard, 2016), d’Hélène Merlin-Kajman, tend à légitimer ce mode spontané d’accès aux textes – contre le préjugé qui s’est imposé à l’époque structuraliste, que la lecture savante devait se garder de l’illusion référentielle, en parlant des fictions comme s’il s’agissait de situations réelles. Il ne s’agit évidemment pas de faire de la valeur morale l’alpha et l’oméga de l’acte de lecture – quoi de plus appauvrissant pour l’esprit, et même dangereux, qu’une conception purement moralisante de la littérature ? – mais bien plutôt d’articuler les procédés d’écriture avec le débat sur les valeurs que l’œuvre peut susciter.
Comment croire que la vengeance de Monte-Cristo est juste quand elle provoque la mort d’un enfant innocent ?En développant l’idée de la critique judiciaire à travers le personnage de Monte-Cristo, je suis partie de mes indignations – qu’on peut juger naïves – de lectrice : comment croire que la vengeance de Monte-Cristo est juste, alors qu’elle provoque la mort d’un enfant innocent, Édouard de Villefort ? Pourquoi Monte-Cristo fait-il grâce, justement, au personnage le plus méprisable du roman, Danglars – alors que d’autres de ses ennemis, finalement, mériteraient davantage sa clémence ? Tout mon travail a été de prendre de la distance par rapport à ces intuitions morales irraisonnées, en les confrontant à d’autres normes – notamment, la norme juridique.
Sarah Al-Matary, « « Pas de justice, pas de littérature ». Entretien avec Caroline Julliot »,
La Vie des idées
, 21 janvier 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Pas-de-justice-pas-de-litterature
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