Clichy, Montfermeil, Grigny ou Sevran : le feu couve dans les quartiers populaires de Paris. La productivité de la région capitale bat certes des records, mais le taux de chômage francilien reste préoccupant. La grande majorité des sans-domicile en France vit d’ailleurs en région parisienne. Croissance sans développement [1] ? Cette situation économique et sociale suscite des inquiétudes quant à la capacité de la capitale à endurer longtemps ce niveau de tensions sociales en maintenant son statut de métropole mondiale de premier rang. Apporter des solutions opérationnelles aux défis franciliens suppose une approche pragmatique des enjeux et des points de blocages qui verrouillent la situation francilienne. Impossible de faire l’impasse sur la spécificité de la région parisienne qui est à la fois une ville, une capitale nationale et une métropole internationale.
Se loger, se déplacer, travailler... des enjeux très pratiques
La « fin » de Paris, maintes fois annoncée, refleurit aujourd’hui au travers de vives controverses sur la muséification de Paris intra-muros ou sur la vigueur de l’économie francilienne. Ces débats rencontrent les préoccupations des acteurs locaux et les termes en sont admis par tous : difficultés de logement, de transport, hausse du coût de la vie et du chômage, problèmes de péréquation financière et d’investissement dans la croissance économique (universités, appuis au marché du travail, etc.) ressortent systématiquement des documents produits par les instances régionales (collectivités locales, chambres consulaires, administrations, etc.). Ces sujets ont déjà fait l’objet de très nombreux travaux [2] et mériteraient à eux seuls plusieurs articles [3].
Concernant les infrastructures de la métropole, rappelons seulement la nécessité unanimement reconnue d’augmenter l’offre de logements (par la construction de nouveaux logements et en améliorant la rotation dans le parc existant) et d’adapter le réseau de transport (l’un des plus déséquilibrés du monde entre un hyper-centre très équipé et des périphéries parmi les moins bien desservies d’Europe [4]). Pour répondre à ces enjeux, la Région a préparé un Schéma Directeur (le SDRIF) qui requiert la construction de 60 000 logements par an et inscrit de nombreuses lignes de métro et de RER supplémentaires. Des incertitudes demeurent toutefois sur la capacité de la Région à respecter ces deux engagements : pour des raisons politiques (la construction de logements dépend du bon vouloir des communes qui délivrent les permis de construire et élaborent leurs propres plans d’urbanisme) comme pour des raisons financières (le plan transport a été chiffré à au moins 27 milliards d’euros par le GART).

Source : Unedic et calculs de l’auteur
Concernant les questions économiques et sociales, le sentiment d’urgence se traduit par le fait que la croissance du PIB est de 1,4% par an en Île-de-France entre 2000 et 2006, que les revenus progressent moins qu’ailleurs en France ou en Europe ou que le taux de chômage régional se rapproche de la moyenne nationale en dépit d’une structure d’actifs très favorable (car surtout composée de cadres). La Région a beau jeu de rappeler qu’elle ne peut produire, légalement, qu’un document d’urbanisme. Constitutionnellement, il est impossible pour elle de se lancer dans une réforme de la fiscalité locale même si le fonds de solidarité régionale montre ses limites [5]. Difficile aussi de porter seule des politiques de développement très dépendantes des politiques économiques nationales.
Les moyens de modérer les inégalités sociales, de fluidifier les systèmes de financement économique ou de redynamiser le système universitaire et la recherche publique échappent ainsi en grande partie aux acteurs locaux. Les besoins franciliens sont pourtant souvent différents des besoins nationaux : par exemple, alors que les politiques publiques de recherche visent à rééquilibrer les investissements depuis le public vers le privé, la région parisienne (qui investit 3,2% de son PIB dans la recherche et développement) doit déjà l’essentiel de son effort de recherche aux investissements privés et affiche en revanche un ratio d’investissements publics inférieur à 1% du PIB, chiffre en baisse et insuffisant au vu des objectifs européens. De même, le déficit français de moyennes entreprises est beaucoup moins vrai à l’échelle de la seule région parisienne qui affiche des taux proches de nos voisins européens. Dans ce contexte, les politiques nationales frappent régulièrement à côté des besoins locaux.
Les mêmes constats s’imposent pour les politiques sociales ou le logement. Des lois faites pour répondre aux problèmes parisiens doivent s’appliquer à tout le territoire. Même modérées ou privées de la plupart de leurs effets perturbateurs, elles affectent profondément les mécanismes locaux en province (en témoignent les incohérences nées de la loi Robien en matière de construction neuve), sans pour autant atteindre leurs objectifs en Île-de-France du fait de leur atténuation (ni l’APL, ni les lois Robien, ni l’ANRU, ni la loi DALO, ne sont encore parvenues à pallier les difficultés chroniques que connaissent les logements étudiants, les logements pour les travailleurs ou ceux pour les familles nombreuses, etc.). La non-reconnaissance par le législateur de la spécificité francilienne est en elle-même source de déséquilibres.
Apaiser le débat Paris-Province... pour mieux le rouvrir
Que la capitale baigne dans le contexte économique et social français est évident. La situation parisienne diffère toutefois assez mécaniquement de celle des autres agglomérations françaises : les problèmes, les échelles comme les moyens à mobiliser sont nécessairement spécifiques pour une métropole six à dix fois plus grande que les plus grandes villes de province. Cinquante ans après Paris et le désert français, il semble pourtant impossible de parler sereinement du « cas parisien ».
Dans toute agglomération, une grande entreprise internationale ou un tramway ne peuvent s’implanter quelque part sans que l’ensemble des acteurs soient, au moins, au courant et généralement affectés par les conséquences économiques ou politiques de ces décisions (emplois, accessibilité, valorisation foncière, etc.). Dans un ensemble de la taille de la région parisienne, ces évènements seront significatifs à l’échelle d’un vaste territoire sans trouver d’écho à l’échelle métropolitaine. Si beaucoup a été écrit sur le tramway du boulevard des Maréchaux (le T3), ce fut souvent pour en souligner le caractère utile mais local [6]. Pour la même raison, nombre d’acteurs régionaux ignorent le parcours voire l’existence même du T4, inauguré depuis entre Bondy et Aulnay : structurant à l’échelle locale, il reste avant tout un équipement de proximité à l’échelle de la métropole francilienne. De même, de grands groupes implantent régulièrement leur siège européen ou une partie de leur R&D autour de Paris, des universités étrangères ouvrent des antennes locales, sans que cela fasse la une de la presse régionale, ni ne transforme radicalement la structure des valeurs foncières de la métropole. Bref, les interdépendances sont plus difficilement perçues par les acteurs, qu’ils soient politiques, institutionnels, chercheurs, dirigeants d’entreprises, etc.
Cette situation exacerbe les conflits d’usage nés de la confrontation des échelles. L’échelle de fabrication de l’urbain de proximité n’est pas celle du fonctionnement métropolitain. Cela ajoute une strate de problèmes à ceux des villes de province, où la communauté urbaine a été conçue pour gérer les problèmes à l’échelle de la métropole : le projet urbain se trouve ainsi à la fois en butte aux résistances locales des quartiers qu’il affecte mais se trouve également confronté aux contraintes nées d’enjeux métropolitains d’ampleur régionale. À Lille ou Lyon, construire un transport structurant toute la métropole suppose de mettre d’accord la communauté urbaine et une quinzaine de communes. Dans le cas parisien, cela mobilise directement l’État (le statut de capitale impose a minima des contraintes relevant de la Défense nationale), la Région, quelques départements, des dizaines de bassins de vie et une centaine de communes.
Si la question de la gouvernance de la métropole parisienne se pose si ardemment, c’est que le droit commun semble toucher ses limites dans le cas de la région capitale. Pensées et écrites pour s’adapter aux différents cas rencontrés en province (comme en témoigne la distinction entre les communautés de communes, pour les bourgs locaux, les communautés d’agglomération, pour les villes de 50 à 500 000 habitants, et les communautés urbaines, au-delà) les différentes lois sur la ville se heurtent à la complexité particulière d’une métropole qui pourrait contenir six fois les métropoles de Lille, Lyon ou Marseille et compte aujourd’hui 105 intercommunalités différentes. Aujourd’hui, la Région qui édicte le schéma métropolitain possède des contours qui cadrent sensiblement avec ceux d’une communauté urbaine parisienne imaginée (car elle mêle coeur d’agglomération et espaces périurbains), mais elle n’a pas sur les communes le pouvoir que les communautés urbaines ont sur leurs champs de compétences. Elle se trouve désarmée sur la plupart des sujets qu’elle est censée orienter ou piloter. Dans le cas d’une communauté urbaine, les pouvoirs sont transférés de la commune et la communauté exerce ses prérogatives de plein droit. La Région est confrontée au recoupement des compétences et au principe constitutionnel de non-hiérarchisation des collectivités locales. Le cas le plus emblématique concerne le logement : le SDRIF en fait son premier objectif et un enjeu métropolitain majeur, mais ne contraint les plans locaux d’urbanisme (PLU) que de manière très indirecte.
Le phénomène renvoie, de manière générale, au problème de l’imbrication toute particulière des différentes collectivités et de leurs compétences en Île-de-France. L’acte II de la décentralisation, partiellement avorté, a des conséquences dramatiques sur le cadre de travail des acteurs locaux franciliens ainsi que le constatent Patrick Le Galès et Philippe Estèbe [7]. D’une part, il entretient voire accentue la confusion des pouvoirs entre les différents pouvoirs locaux. L’absence, dans la Constitution, d’un principe de subsidiarité entre collectivités locales multiplie les occasions de conflits et de blocages alors que les sujets locaux et métropolitains se rencontrent très souvent (il suffit pour cela de toucher à un axe routier secondaire). D’autre part, il fractionne certaines compétences en confiant des responsabilités métropolitaines à des niveaux qui, dans le cas francilien, sont de fait infra-métropolitains. Appliquer la loi sur le droit au logement opposable dans un cadre départemental conduit ainsi, dans le cas francilien (qui représente près de 70% des demandes au niveau national), à éclater la gestion des logements d’urgence en huit secteurs urbains distincts et à renoncer de fait à toute politique métropolitaine du logement ou du foncier. Plus que le nombre de collectivités locales, les chevauchements de compétences entre niveaux administratifs [8] trouvent dans la région capitale une déclinaison particulièrement vive.
Mille quartiers pour une ville globale
Qu’il s’agisse de logements, de transports ou d’intégration urbaine, les difficultés rencontrées par la région parisienne ne lui sont pas propres. Elles se retrouvent dans toutes les grandes métropoles internationales. À la fois renforcés et fragilisés par la mondialisation qui accentue les tensions internes, ces territoires ont au moins deux éléments en commun. Ils sont le point de frottement le plus fort entre les logiques transnationales et les sociétés locales ou nationales. De plus, ce sont des concentrations humaines tellement vastes que les logiques urbaines y deviennent extrêmement complexes et génèrent des problématiques originales.
Les grandes métropoles mondiales ont des difficultés à offrir un cadre de vie confortable [9]. Même si Paris est une des métropoles mondiales qui tire le mieux son épingle du jeu, le différentiel de bien-être ressenti localement pourrait à court terme priver la capitale de ses professions intermédiaires et de ses employés, partie peu visible mais essentielle de sa main d’œuvre. Le bien vivre ou la cohésion territoriale, qui constituent des objectifs politiques légitimes en tant que tels, sont aussi une des conditions de la compétitivité francilienne, comme pour Londres, New York ou Tokyo. Cet argument vaut vis-à-vis des autres grandes métropoles, mais aussi vis-à-vis des villes moyennes qui entourent chacune de ces villes mondiales.
Plus précisément, à l’instar de Tokyo, Paris reste une grande métropole au profil « industriel » [10]. Or ces grandes métropoles ne peuvent vivre en apesanteur, coupées de leur territoire : elles ont besoin de techniciens de laboratoires, de personnels administratifs. Elles nécessitent une main d’œuvre qualifiée qui, sans être à la pointe de la recherche ou des marchés mondiaux, demeure indispensable à la chaîne d’expérimentation et d’innovation qui conduit d’une idée à un produit. L’Île-de-France ne peut donc pas courir le risque d’un blocage de son marché immobilier et d’une dualisation sociale [11]. D’une part, ce serait risquer une exacerbation des tensions sociales, dont les émeutes de 2005 ont montré les effets ravageurs à la fois en interne et sur l’image projetée par la ville à l’étranger. D’autre part, cela atteindrait son socle économique même en accentuant le départ des classes moyennes vers les villes moyennes et les grandes agglomérations françaises et européennes. Les activités pourraient alors soit rester dans la région parisienne en s’intensifiant davantage (la hausse de la productivité y est permanente et plus forte que dans les autres régions françaises), soit partir en province (mais la taille locale des marchés du travail constitue vite un problème pour les couples bi-actifs très qualifiés et ne travaillant pas dans les mêmes secteurs [12]) ou enfin quitter le pays pour aller dans les capitales étrangères.
Cet enjeu de qualité de vie imposé aux quartiers internationalisés est un défi pour les grandes métropoles. Les clivages économiques et sociaux qui sont actuellement lisibles jusqu’à l’échelle départementale dans la région parisienne posent de vraies questions de soutenabilité des mécanismes de redistribution en Île-de-France. Des travaux importants [13] ont montré que la région parisienne restait une métropole avant tout socialement mélangée. Il est toutefois fondamental de prendre en compte les tensions urbaines nées des inégalités territoriales lorsque l’on réfléchit à la soutenabilité sociale d’un système métropolitain. À court terme, un système de péréquation est absolument fondamental à l’échelle de la métropole. De nombreux quartiers ont des besoins urgents d’investissements. Mais il est impératif de se saisir de ces fonds pour créer des dynamiques locales. L’objectif à moyen terme doit être de réduire, voire de rendre caduc, le besoin de ces transferts de richesses, non de rendre plus efficace le système de transferts. Des tendances séparatistes agitent aujourd’hui nombre de grandes régions urbaines en Europe, qu’il s’agisse de petits pays (la Belgique et la question flamande) ou de métropoles (Milan et la partition en trois de l’ancienne région lombarde). Les récentes déclarations de Patrick Devedjian [14] témoignent du fait que cette rhétorique localiste trouve des résonances dans le débat francilien.
Une autre spécificité des grandes métropoles, en relation directe avec leur taille, est le grand nombre d’acteurs institutionnels, politiques et économiques, qui pèsent dans la vie de la métropole et la très grande variété de leurs échelles d’intervention. De ce point de vue, l’Île-de-France ne présente pas un déficit particulier si on la compare aux autres très grandes métropoles [15]. Aucun acteur ne saurait imposer ou revendiquer un leadership unique dans la métropole, même si l’absence totale de leadership menace les métropoles d’atonie [16].
De même, il est impossible pour un projet urbain de changer à lui seul la dynamique métropolitaine. Des projets de l’ampleur des Halles et de la relance de La Défense à Paris, ou de Times Square et de Ground Zero à New York, transformeraient radicalement l’ensemble d’une métropole plus petite. Ils ne sauraient restructurer en profondeur les équilibres des deux métropoles alors même qu’ils touchent à leurs quartiers centraux emblématiques. Le panorama de cet entrelacs de jeux d’échelles complexes ne serait pas complet sans ajouter que la plupart de ces métropoles sont aussi au coeur de vastes régions économiques. L’échelle et les problématiques de ces méga-régions urbaines (le Bassin Parisien, le Grand Sud-Est anglais, la Province de Shanghai, etc.) dépassent à leur tour les problèmes de la seule métropole tout en les contraignant.
Région capitale d’un État jacobin, Paris peine à se constituer politiquement comme une métropole. Pourtant, certains des problèmes qu’elle rencontre, similaires à ceux d’autres grandes métropoles mondiales, suscitent des questions que la région parisienne est la seule à connaître en France. En particulier, la profonde recomposition de la géographie économique francilienne, sa transformation de grande ville monocentrique en métropole multipolaire, a des conséquences inédites sur la construction des équilibres régionaux.