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Paris à l’heure indienne

À propos de : Guillaume Bridet, L’Événement indien de la littérature française, ELLUG


par Claire Gallien , le 9 juin 2016


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Qu’a fait l’Inde à la littérature française ? Guillaume Bridet croise les sources et les approches pour montrer comment, après la Grande Guerre, la réception des écrivains indiens ‒ Tagore au premier chef ‒ favorise le passage de l’exotisme à une vision décolonisée. L’analyse décentre à la fois les études orientalistes et l’histoire littéraire traditionnelle.

Recensé : Guillaume Bridet, L’Événement indien de la littérature française, Grenoble, ELLUG, 2014, 302 p., 24 €.

Entre histoire littéraire, études postcoloniales et approche sociologique, L’Événement indien de la littérature française décentre la connaissance de la littérature française de l’entre-deux-guerres en la pensant dans son rapport à l’Inde. Livre-manifeste, mû non seulement par la volonté « de savoir ce qu’est [l’histoire de] la littérature française, mais de savoir quelle histoire nous voulons construire, quelle histoire nous voulons (nous) raconter, c’est-à-dire à quel type de communauté (fermée, entrouverte ou ouverte) nous appartenons mais aussi désirons appartenir » (287), il pose les bases d’une lecture dénationalisée, et renouvelle le traitement de l’orientalisme. Sans nier le caractère binaire et orienté de la réalité discursive de l’Inde dans le champ littéraire français ‒ et plus particulièrement parisien ‒ du début du XXe siècle, G. Bridet réfute l’existence d’un orientalisme intangible et hégémonique et propose de « mettre l’orientalisme au pluriel » (16) : il rend compte des écarts génériques entre les textes orientalistes au sein des différents ensembles institutionnels (recherche indianiste, historique, journalistique, spirituelle, littéraire), où il distingue trois types de discours : de l’ordre de l’autolégitimation, de la réflexivité (permettant à celui qui l’énonce de réfléchir à sa propre identité et civilisation), et de la légitimation extérieure (c’est-à-dire légitimant d’autres discours). Ce partage lui permet de dépasser la lecture dichotomique opposant l’Est à l’Ouest, pour rendre compte de la diversité des approches orientalistes de l’époque. G. Bridet s’intéresse ensuite aux productions « contre-orientalistes », voire occidentalistes. Il permet de redécouvrir au passage des auteurs français disparus du canon.

L’Inde contemporaine entre en scène

Avec la publication de L’Offrande lyrique de Rabindranath Tagore en 1913, pour laquelle l’écrivain bengali reçoit la même année le prix Nobel de littérature, l’Inde contemporaine et vivante entre dans le canon littéraire de langue française. Si sa présence demeure localisée et minoritaire, de nombreux auteurs indiens pénètrent néanmoins les très prestigieuses revues Europe et Le Mercure de France. G. Bridet met cette pénétration en rapport avec un mouvement de dénationalisation de l’histoire littéraire française en développement. Il démontre que le découplage est provoqué par la présence de l’Inde, et promu par les indianistes français de l’époque, même s’il s’agit souvent de mettre en valeur non l’altérité comme élément constitutif du canon, mais le pouvoir « assimilateur » du génie national français. Sans faire fi du cadre national, dont il note par ailleurs le fort potentiel mobilisateur passé et présent, G. Bridet offre, depuis sa position de professeur de littérature française, un pendant aux travaux des comparatistes hexagonaux qui, comme Françoise Lavocat, encouragent à « planétariser » leur discipline, trop souvent restreinte à une comparaison Nord-Nord. Il s’appuie pour ce faire sur les études postcoloniales ‒ notamment sur Orientalism (1978) d’Edward Said ‒, mais aussi sur les travaux que Michel Espagne et Michael Werner ont consacrés aux transferts culturels.

S’opposant à l’idée d’une « découverte de l’Inde » dans les premières décennies du XXe siècle, G. Bridet remarque cependant sa présence inédite. L’Inde représente à l’époque le « parangon du territoire oriental en ce qu’elle porte à son point culminant toutes les caractéristiques que le regard occidental, entre idéalisation et diabolisation, prête à ces contrées éloignées » (13). Un changement quantitatif (la présence livresque de l’Inde est largement amplifiée) et qualitatif s’opère dans les années 1920 : l’Inde ne fait pas que fasciner, son combat politique contre l’occupant britannique et la richesse de son patrimoine inspirent toute une génération d’écrivains et d’intellectuels français.

Un cadrage polycentrique

Le premier chapitre vise avant tout à comprendre les manières d’aborder l’Inde dans la France de l’entre-deux guerres. Refusant de réduire la question de la relation entre la France et l’Inde à un orientalisme monolithique, G. Bridet dégage quatre types de rapports : indianiste, historien, missionnaire, colonisateur.

Dans le deuxième chapitre, il s’interroge sur les genres littéraires adoptés pour représenter l’Inde et les modulations induites par un cadrage « polycentrique » (74). L’Inde est certes imaginée à partir de modes de représentation et de schémas de pensée propres à l’Occident, mais plutôt que comme des tableaux monochromes, les images véhiculées sont à évaluer par nuances et gradations, suivant que le cadre proposé est celui du récit de voyage, du récit d’aventures ou du roman historique. Ainsi, le récit d’aventures laisse une large part à l’exotisme et au fantasme d’une Inde française, tandis que le roman historique, parce qu’il ne peut proposer de lecture contrefactuelle, va plutôt développer une littérature mélancolique sur l’Inde française perdue.

Le chapitre trois offre une étude passionnante de la position et l’usage de l’Inde dans le contexte politique et artistique français de la Première Guerre mondiale et de la décennie qui suit la fin de la guerre. Ce n’est jamais dans un face à face immédiat que la France rencontre l’Inde, d’autant que la très grande majorité des auteurs français qui écrivent sur l’Inde n’ont pas fait le voyage, mais plutôt dans un rapport triangulaire. La rencontre, indirecte, passe par l’Angleterre, la Russie ou l’Allemagne, avec en toile de fond les « périls » « communiste », « jaune », ou encore le monde arabo-musulman et les conflits coloniaux, notamment celui mené par Abdel Krim au Maroc. Partant d’extraits de journaux, de revues, de brochures et d’ouvrages, G. Bridet souligne ainsi l’hostilité à l’Allemagne, spécifiquement à l’orientalisme germanique qui contribuait depuis plusieurs décennies à diffuser l’image d’une Inde spirituelle régénératrice de l’Europe. Autre exemple de triangulation : l’Inde s’émancipant des Anglais est parfois soutenue moralement dans son combat par des auteurs français qui écrivent dans un contexte de rivalités impériales, mais elle pose problème à ceux qui craignent que l’exemple indien ne se diffuse un peu trop rapidement au Maghreb colonisé.

Le quatrième chapitre explore l’émergence progressive d’une lecture décolonisée de l’Inde. L’Inde judéo-chrétienne de Marguerite Yourcenar laisse place à celle, inaccessible, de Maurice Magre, puis, chez Andrée Viollis, l’Inde permet de mettre à l’épreuve l’écriture même. Enfin, dans Europe, les contributions de Romain Rolland et de son réseau indien créent un réel espace d’interlocution avec l’Inde contemporaine. Malgré leur engagement en faveur de la décolonisation, les poètes surréalistes français s’intéressent toutefois peu à l’Inde, car la seule Inde littéraire à leur disposition est celle de Tagore, figure trop anglicisée et élitiste à leurs yeux. G. Bridet noue ici une approche sociologique du littéraire à des micro-lectures captivantes (témoin son analyse de la nouvelle « Kâli décapitée » de M. Yourcenar). G. Bridet ouvre de nouvelles pistes de lecture en intégrant les subaltern studies, un courant historiographique contemporain venu lui aussi d’Inde. Il ne s’agit plus seulement de remettre en cause le monolithisme saidien par l’accès à une pluralité de perspectives du côté des auteurs français, mais de rendre compte de la manière dont certains auteurs français écoutent non plus « l’appel » exotique de l’Inde mais ses résistances, critiquant un Occident qu’ils essentialisent comme matérialiste et cherchant à le reconstruire après les horreurs de la Première Guerre mondiale en empruntant à l’Inde spirituelle.

Si G. Bridet note que la revue Europe s’est largement démarquée de ses contemporaines par l’inclusion de nombreux contributeurs indiens, ces auteurs ont été sollicités pour parler uniquement de l’Inde, et que leur pensée demeure « aliénée à l’intérieur des frontières mentales qui lui sont symboliquement imposées » (189). La réflexion se poursuit au chapitre six, où G. Bridet rend compte de la manière dont René Guénon, René Daumal ou Henri Michaux se placent à l’écoute des résistances, qu’ils utilisent pour appeler à un changement radical des catégories mentales. Guénon prône une refonte du projet social à partir de l’Inde, pour Daumal et Michaux, l’Inde est « subjectivée », c’est-à-dire vécue moins sur le mode de l’appropriation que sur celui de la projection, impliquant risque et réinvention/renaissance d’un moi autre.

L’événement Tagore

Le chapitre cinq se concentre sur « l’événement » Tagore, premier non-Européen à recevoir le jeune Prix Nobel de littérature, et seul Asiatique avant 1968, premier cas en France où la parole est donnée non à l’Inde littéraire classique, sanscrite et mythique, reconstruite depuis le XVIIIe siècle par les orientalistes, mais à la littérature indienne contemporaine en bengali et anglais. Tagore est isolé : à l’exception de Dhan Gopal Mukerji qui écrit en anglais, et dont six romans sont traduits en français entre 1922 et 1938, les autres auteurs indiens contemporains traduits en France sont de sa famille !

G. Bridet récuse l’idée d’une invention de l’Inde et compare les modalités du transfert culturel de la figure Tagore et de sa reterritorialisation en Angleterre et en France, afin d’en comprendre les conditions, les enjeux, et les formes. Il propose des « manières de lire » Tagore, à travers l’approche « identitaire ethnocentrique » de Henri Massis, « identitaire universaliste » d’André Gide, et à travers « l’universalisme en devenir » de Romain Rolland.

G. Bridet évacue assez rapidement la question du capital culturel dont l’Europe serait l’ultime détentrice. Il dépasse le problème en soulignant que Tagore n’est pas dupe et qu’il a un sens très aigu du placement littéraire symbolique et en joue auprès des instances européennes d’accréditation, tout comme il utilise son image de sage oriental pour asseoir sa notoriété sur le continent. De plus, Tagore adapte son écriture à la langue dans laquelle il écrit. Il traduit d’ailleurs lui-même ses textes en anglais, ou en supervise la réalisation, rattachant tantôt sa poésie à la forme moderniste du poème en prose ou adoptant le vers libre. Pour G. Bridet, cette faculté d’adaptation n’est pas de l’ordre de la soumission et ne constitue pas un indice de domination coloniale. Tagore emprunte aussi largement et de la même manière la forme japonaise du haï kaï.

Malgré la force de la lecture de G. Bridet, le problème épistémologique d’une reconnaissance littéraire ethnocentriste de l’œuvre de Tagore demeure entier. Que Tagore sache jouer des instances de validation européenne, et profite du capital symbolique que le milieu littéraire français ou anglais lui fournit, n’enlève en rien à la violence du système, et l’on peut s’interroger notamment sur la manière dont il appréhende cette violence. N’est-il pas plus cosmopolite qu’indien ou même bengali ? Se soucie-t-il de la non-réception littéraire de ses compatriotes en Europe ? Savoir jouer du système ne signifie-t-il pas en être complice ? Comment les contemporains indiens de Tagore réagissent-ils à l’effet d’écran provoqué par une notoriété finalement relativement courte ? Le fait que G. Bridet s’intéresse exclusivement à la réception de Tagore en Europe écarte la question épineuse de la réception de Tagore en Inde, également éludée dans le volume Rabindranath Tagore : One Hundred Years of Global Reception (2014) dirigé par Martin Kämpchen, Imre Bangha et Uma Das Gupta, qui couvre pourtant les cinq continents.

Changements d’échelle

Le dernier chapitre du livre de G. Bridet revient sur les années 1930 où, dans un contexte d’« européanisation de l’Histoire », l’intérêt pour l’Inde littéraire contemporaine décline. Le sous-continent apparaît à ce moment dans les débats qui animent l’intelligentsia française au sujet de la montée du communisme et des luttes pour l’indépendance, ainsi que des fascismes qui s’inventent une généalogie aryenne. L’Inde ne disparaît pas totalement du champ littéraire français, mais elle « s’individualise » et se « provincialise ».

À la remarque concernant les problèmes d’ethnocentrisme et de dissymétrie dans l’échelle des valeurs littéraires et symboliques, il faudrait ajouter une note sur la sociologie de l’histoire littéraire pratiquée par G. Bridet lui-même ‒ un présupposé finalement peu problématisé. Cette dernière, certes pensée de manière décentrée, reste une histoire écrite par le haut, celle d’une l’élite. On trouve peu de réflexions sur l’Inde populaire en France à la même époque. Y a-t-il « événement indien » ou « événement Tagore » à l’échelle régionale ou locale, et en dehors de Paris ? Répondre à cette question demanderait sans doute une étude qui prenne en compte les archives des catalogues de bibliothèques municipales ou les commandes des libraires provinciaux. Enfin, G. Bridet interroge le décalage possible entre texte prescriptif et réception libre (111), mais en explore finalement peu le mécanisme. Comment, par exemple, un lecteur mis en face d’un texte profondément raciste pourra-t-il développer une relation d’ouverture et adopter un changement de regard ?

Ces points de prolongement critique n’enlèvent rien aux qualités de l’ouvrage, remarquable aussi bien par la fluidité de son style, la grande richesse des sources et supports théoriques sollicités, que la force d’une pensée complexe en mouvement. Il est particulièrement bienvenu en France, où l’histoire littéraire reste largement prisonnière des découpages nationaux et des cloisonnements linguistiques. Cette littérature arraisonnée à la nation impose encore jusque dans les catalogues de bibliothèque ou les programmes officiels la distinction entre littérature française et littératures francophones. Le travail d’éclaireur de G. Bridet peut donc servir de base à une récriture plus globale de l’histoire littéraire française, pensée par delà la dichotomie de l’ici et de l’ailleurs, du moi et de l’autre.

par Claire Gallien, le 9 juin 2016

Aller plus loin

 Interventions audio à la journée d’études « L’Orient des revues » du 28 mai 2010 (de nombreuses autres conférences sont disponibles sur le site du séminaire « Orientalismes »).

 « Anywhere out of the nation », dossier critique d’Acta fabula, n°25, janvier 2013 (en français).

 Textes de Tagore ‒ et d’autres ‒, dans l’anthologie critique constituée par Tia Padorr Black Worldviews in Literature, Kendall Hunt, 2015 (en anglais).

Pour citer cet article :

Claire Gallien, « Paris à l’heure indienne », La Vie des idées , 9 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Paris-a-l-heure-indienne

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