Londres-Paris, Paris-Londres : l’émulation est ancienne. Au début du XIXe siècle déjà, comme le rappelle Eric Hobsbawm, Paris était en avance dans le domaine de la science, Londres dans ceux de la finance et du commerce [1]. Ces deux villes-monde partagent une responsabilité particulière : articuler le global et le local, accueillir les flux de la mondialisation, les pacifier, les « localiser », les apprivoiser, les mettre au profit de leur territoire et, plus largement, du territoire national. Villes-monde, elles sont en même temps des villes-capitales qui partagent leur richesse avec le reste de l’espace domestique : Londres redistribue entre 5 et 8,5 % de la richesse produite en son sein [2]. La métropole est un passeur, un médiateur et un régulateur de la mondialisation, prenant le relais d’un État-nation déstabilisé qui s’intéresse à elle et cherche à s’introduire dans le jeu quand il l’estime nécessaire. Elle joue aussi un rôle dans la régulation mondiale, toujours plus indispensable mais encore introuvable. Ces enjeux sont plus ou moins bien relevés de part et d’autre du Channel, ce qui révèle et renforce l’attitude contrastée des Français et des Britanniques face à la mondialisation.
La réponse apportée par chacune des deux métropoles reflète aussi leur avancée dans le processus d’internationalisation et d’intégration des économies. Londres pense avoir remporté la première manche, celle de la mondialisation « post-fordiste ». Elle s’est clairement mise en situation autour du triptyque « déréglementation, flexibilité, ouverture au monde ». Paris est apparue plus incertaine, un peu en retrait, battue dans la course à la réception des Jeux Olympiques, décrochée – beaucoup moins cependant que Londres ne l’affirme – dans l’accueil des projets d’entreprises étrangères et des talents. « Paris n’est plus le sujet – cette question a été tranchée – le sujet, c’est New York » pouvait ainsi déclarer il y a tout juste un an un conseiller de l’ex-maire Ken Livingstone [3] …
La « victoire » de Londres est-elle aussi claire qu’elle en a l’air ?
Ce constat n’est-il pas trop simple et déjà dépassé, alors que la crise secoue la finance et met en doute la mondialisation, toutes deux au fondement de la performance londonienne dans les années récentes ? Boris Johnson, le maire qui a succédé à Ken Livingstone en 2008, semble le reconnaître lorsqu’il annonce la fin de l’ère « NyLon » (de l’hégémonie New York/Londres) et semble craindre l’entrée dans une période « TefLon » où les richesses, découragées par le sous-équipement en infrastructures publiques et le retour de la tentation fiscale et réglementaire, glisseraient hors de Londres vers les nouveaux centres de l’économie mondiale [4].
La déconvenue londonienne pourrait annoncer la revanche de l’Île-de-France, bâtie sur un triptyque concurrent, conjuguant « innovation, formation et réseaux publics ». Au-delà du sentiment de joie malveillante que pourrait nous inspirer la perte de la superbe londonienne, et sans recourir aux classements internationaux qui font la richesse de quelques agences spécialisées, il paraît utile de porter un regard francilien sur le devenir de l’autre ville-monde européenne face à la crise des subprimes. Ce faisant, il faut dépasser la rivalité entre nos deux métropoles puisque les problématiques auxquelles nous sommes confrontés sont les mêmes : congestion, logement, inclusion sociale et territoriale, construction de la métropole post-Kyoto : le London Plan de 2004 et le schéma directeur francilien de 2008 se répondent et des complémentarités pourraient voir le jour.
La résilience d’une métropole monde
Contrairement à ce qu’aurait pu laisser supposer son exposition à un capitalisme « financiarisé » qu’elle a largement incarné, Londres ne paraît pas emportée par la crise. Depuis un an, le chômage y progresse deux fois moins vite qu’au Royaume-Uni. Tout comme les faillites d’entreprises [5], la fréquentation du métro – un indicateur conjoncturel avancé – n’a reculé qu’à partir de janvier. L’emploi s’est même légèrement redressé en février, et le commerce de détail est soutenu (+ 6 % contre – 2 % pour le Royaume-Uni pour l’hiver 2008-2009) [6]. Il n’y a donc pas ici d’écart décisif avec l’Île-de-France qui résiste également beaucoup mieux que l’économie française dans son ensemble. Les métropoles-monde européennes seraient donc « résilientes », la crise marquant surtout une accélération de la désindustrialisation dont leurs hinterlands seraient les principales victimes.
Des éléments spécifiquement londoniens ou britanniques ont, il est vrai, beaucoup aidé. La dépréciation de la livre (– 30 % en 18 mois par rapport à l’euro) est venue opportunément soutenir les exportations et le tourisme (et donc le commerce et les industries culturelles ou du divertissement de Londres) ; la flexibilité en matière d’immigration se traduit par des départs en période de basse conjoncture ; les projets d’infrastructures publiques récemment engagés après des décennies de sous-investissement [7] et les travaux liés aux Jeux Olympiques jouent un rôle contra-cyclique. Reste la finance : une perte de 60 000 emplois est annoncée. Mais, comme le font remarquer plusieurs observateurs, les gouvernements sont intervenus pour y prévenir des sinistres massifs, contrairement à l’industrie qui elle a été « lâchée » ; Londres est une place de marché et d’intermédiation qui ne se limite pas aux marchés financiers. À entendre certains, la crise serait presque bienvenue car le modèle londonien avait trouvé ses limites avant même la chute : envolée excessive des coûts, notamment immobiliers, début de retour des immigrants des pays accédant à l’Union européenne [8], retard en matière d’équipements publics, tentation de l’auto-complaisance alors que les territoires concurrents ne sont pas inertes, banalisation progressive de Londres en matière financière avec le développement de la réglementation européenne dans laquelle la City est obligée de se fondre [9].
Le rebond londonien semble donc en vue. Des premiers signes positifs sont là : remontée de l’indice de confiance des entrepreneurs londoniens, bonne résistance des entreprises de taille moyenne, grâce notamment aux exportations, activités de fret cargo à nouveau orientées à la hausse. Certaines entreprises résistent mieux que d’autres : les entreprises moyennes financées par les capitaux familiaux et ayant échappé à la pénurie de crédit (credit crunch), secteurs moins cycliques comme l’agro-alimentaire, les services aux entreprises (ressources humaines). Il est donc de mise d’afficher un très léger optimisme même si l’exposition britannique au risque macro-économique est forte [10] : Londres s’est voulue, et se veut toujours, « capitale du monde » [11]. Elle reste la capitale du Royaume-Uni [12]. Et puis Londres a toujours alterné périodes de booms et de dépressions. Les agents économiques ont la mémoire courte. « Une fois le sentiment de crainte surmonté, l’appât du gain reprendra le dessus », déclare Paul Sizeland, directeur du développement économique de la City [13].
La réaffirmation d’un choix stratégique d’internationalisation
La croissance dépend de la capacité à attirer les talents et les entreprises extérieures en leur offrant le meilleur environnement possible et un tremplin sur le monde, la langue anglaise et la common law faisant le reste. Le « syndrome de Wimbledon » est plus que jamais à l’œuvre : peu importe d’avoir des champions britanniques, puisque les meilleurs joueurs du monde se pressent pour participer au plus prestigieux des tournois. Innovation, qualification, vitalité, jeunesse, créativité, entreprises : l’extérieur peut tout « fournir » et finalement le développement des ressources « locales » n’est pas un objectif de premier rang : 45 % des emplois qualifiés sont occupés par des Britanniques non-londoniens, 30 % par des étrangers et seulement 25 % par des Londoniens.
À rebours de bien des situations, mondialisation rime donc ici avec localisation ; la crainte est celle d’un éventuel retour des entreprises étrangères à leur base domestique [14]. Le nouveau maire Boris Johnson, qui s’était fait élire sur un programme « de repli localiste », a dû se résoudre, pressions des milieux d’affaires et crise aidant, à reprendre l’antienne internationaliste de son prédécesseur : campagne pour l’amnistie des immigrants en situation irrégulière, promotion du tourisme, maintien des bureaux londoniens à l’étranger, offre d’une année de loyers gratuits pour des petites entreprises étrangères souhaitant s’implanter à Londres (le programme « Touchdown London ») [15], etc.
La stratégie de long terme passe par l’Asie et l’extension des activités de services « exportables », la crise accélérant le « recentrement » du monde vers l’Inde et la Chine. De nouvelles métropoles apparaissent, qui à terme seront des concurrentes, notamment dans la finance [16], mais dans l’immédiat elles offrent des opportunités : de nouvelles entreprises et de nouveaux talents à ancrer dans Londres, des capitaux à attirer. Les acteurs londoniens veulent installer la Chine et l’Inde à Londres et Londres dans ces géants émergents : la City multiplie ses bureaux à Pékin, Shanghai, Bombay, des universités indiennes et chinoises envisagent d’ouvrir des campus dans la capitale britannique, un traitement privilégié est accordé aux entreprises de ces pays en phase d’implantation, des « chapitres » indien et bientôt chinois sont ouverts au sein de la Chambre de commerce de Londres et de la City.
Dans le domaine des activités à promouvoir en relais partiel de la finance et des industries créatives – les deux secteurs chers à Ken Livingstone [17] –, plusieurs secteurs de services à haute valeur ajoutée, destinés là encore à l’exportation, sont mis en avant, comme l’enseignement supérieur et la santé. La LSE, par exemple, accueille 70 % d’étudiants étrangers qui lui rapportent annuellement 100 millions de livres de revenus [18]. Dans le domaine de la santé – et a contrario de la réputation négative du service national de santé britannique – certaines parties de l’Ouest londonien (Harley street par exemple) se spécialisent dans les soins aux malades étrangers fortunés, aujourd’hui oligarques et ressortissants moyen-orientaux, demain indiens ou chinois. Enfin, l’accent est mis sur le tourisme où Londres prétend à la première place en termes de nombre de visiteurs étrangers, loin devant Paris et New York.
Défis et opportunités partagés
L’immigration a été l’un des moteurs du succès londonien : 30 % des Londoniens sont nés à l’étranger et Londres est « the world in one city » (« le monde dans une seule ville ») comme l’expose la devise d’un site officiel, Global London, dédié aux événements multiculturels au sein de la capitale et co-financé par Think London, l’agence chargée de promouvoir l’attractivité londonienne. Les documents de l’administration londonienne sont disponibles en dix langues « ethniques » dont cinq du sous-continent indien. L’immigration est largement perçue comme un élément constitutif positif de l’identité londonienne [19]. Elle est globalement plus qualifiée que la population « native » et comprend à la fois une immigration venant des pays pauvres, poussée par la misère, et une immigration de pays riches tirée par les opportunités londoniennes. Si l’on ajoute à cette dernière l’immigration provenant des nouveaux membres de l’Union européenne, le poids numérique de ces deux immigrations est équivalent sur la dernière décennie. L’apport démographique de l’immigration en Île-de-France n’est que la moitié de celui de la région londonienne pendant la même période [20] …
Les industries créatives emploient quant à elles un Londonien sur huit et constituent un élément fort et non duplicable de l’attractivité londonienne – pour la jeunesse, pour les talents mais aussi pour les entreprises. Comme le souligne Ken Livingstone, la créativité appartient au « génie du lieu ». Elle renvoie à un capital accumulé au cours de l’histoire qu’il est difficile de créer ex nihilo. La crainte à l’égard de Francfort lorsqu’a été prise la décision d’y établir le siège de la Banque centrale européenne a vite cédé la place à la condescendance : est-il vraiment possible de s’amuser à Francfort ? Qui peut avoir envoie d’y habiter ? La nouvelle administration est cependant plus en retrait que la précédente : elle insiste sur la dimension « attractivité » là où Ken Livingstone et ses conseillers voyaient surtout les liens entre la finance et la création [21].
La problématique environnementale et de l’économie à basse intensité en carbone arrive rarement parmi les premières préoccupations des acteurs publics du développement économique qui doivent se forcer un peu pour la mettre en évidence dans leurs objectifs ou en faire un élément d’attractivité. Le secteur privé y est beaucoup plus sensible. Boris Johnson, outre le lancement prochain d’une version londonienne du Vélib et la tonalité assez tournée vers l’efficacité énergétique de son plan d’action de lutte contre la crise, a décidé d’en faire un élément fort de la révision du London Plan dont l’élaboration va commencer cette année et qui portera jusqu’à la période 2030 [22]. L’écologie paraît en effet un thème plutôt « conservateur » : le plan de relance de Gordon Brown a été classé comme le moins « vert » des plans annoncés après le déclenchement de la crise, tandis que l’un des principaux conseillers du leader de l’opposition, Zach Goldsmith, est un héraut de l’écologie [23].
Retour sur la question de l’attractivité
Le débat français sur l’avenir du capitalisme est assez étranger aux Londoniens qui attendent un retour à la normale sous une forme à définir de « financiarisation tempérée ». Ils se sentent peu coupables d’une crise née d’après eux aux États-Unis. Les hedge funds, les bonus des traders et les paradis fiscaux sont « des cibles faciles mais mauvaises » [24]. D’où la poursuite de la stratégie d’insertion dans la mondialisation dont on reconnaît juste qu’elle sera un peu moins « financière ». En ce sens, les Britanniques sont beaucoup moins « refondateurs » que ne l’est l’administration Obama. Les responsables britanniques parlent certes d’un « activisme industriel » (Peter Mandelson) mais peu d’entre eux sont en mesure de lui donner un contenu positif.
Le nouvel état du monde remet en perspective la relation entre Londres et l’Île-de-France. Il distingue un modèle économique tourné vers l’importation de facteurs de production (Londres), d’un autre (celui de l’Île-de-France) qui fonde son attractivité sur sa capacité à développer en son sein les conditions de sa réussite (par la recherche, la qualification « endogène ») pour ensuite y agréger des ressources extérieures [25]. Fort logiquement, Londres mène peu de politiques volontaristes tournées vers la recherche et l’innovation [26]. À la limite, Londres « capitale du capital » et l’Île-de-France « capitale européenne de la recherche et de l’innovation » [27] pourraient être complémentaires et en harmonie, la créativité étant partagée et la « pole position » pour « l’attractivité durable » encore à conquérir.
La construction d’un système de métropolisation européen susceptible de s’affirmer dans une mondialisation recomposée pourrait alors se dessiner sur la base de complémentarités et de partenariats concrets. L’Île-de-France pourrait y apporter sa relation privilégiée avec l’« autre Sud », celui des rives africaines de la Méditerranée, sans pour autant souscrire à une division du travail déséquilibrée et abandonner à Londres les projets à vocation régionale ou mondiale. En décalage avec une attractivité guidée par la seule compétition qui résumait hier à elle seule la mondialisation, elle valoriserait les mises en réseau, les démarches coopératives, la prise en compte indispensable des interdépendances et des biens publics globaux. Les villes–monde qui ont porté la mondialisation post-fordiste – en s’exonérant pour partie des conséquences de ses déséquilibres – ont la responsabilité de proposer de nouveaux modèles. C’est un des enjeux majeurs d’une nouvelle attractivité.
Photo (cc) : colinjcampbell